Incarnation
Par : Sheyne
Genre : Science-Fiction , Fantastique
Status : C'est compliqué
Note :
Chapitre 7
Publié le 26/11/15 à 15:36:18 par Sheyne
Tôt le matin, les rues du cinquième palier étaient désertes. À cet étage, l'architecture était plus épurée, les murs plus lisses et globalement... la ville plus propre.
Tout aussi serrées qu'aux niveaux inférieurs, les habitations de pierre blanche avaient fière allure. Et bien qu'elles soient désordonnées et repoussantes, rapport au palais impérial, le roi s'y sentait à l'aise. Du moins en comparaison de son séjour au troisième palier.
En l'absence de curieux, il put tranquillement s'arrêter boire à une fontaine. L'Ours à ses côtés surveilla les alentours.
De son côté, le seigneur était songeur. Le souvenir de l'assassinat le hantait. En y repensant, il n'était plus certain que le double meurtre soit une bonne chose... Mais tout à l'heure, le choix ne lui appartenait pas... Il avait bien fallu récupérer le collier. Et pourtant... Pourtant, quelque chose dans sa tête lui remémorait la gentillesse du rouquin. Son geste noble, celui qu'il avait eu lors de son arrivée ici : on parlait d'un vol et il ne l'avait pas torturé... Encore moins tué. Il lui avait même rendu sa bourse. Partant de ce constat, était-ce vraiment juste de l'avoir si froidement abattu, dans sa propre chambre ? D'un autre côté, ce type l'avait tout de même attaqué lui, un seigneur de sang royal, dieux parmi les Hommes. Alors il ne comprenait pas pourquoi son esprit l'accablait de remords.
Au bout d'un moment, il mit simplement ces questions sur son apparence féminine, jugée trop émotive et bipolaire. Ces gens n'étaient que des objets, incapables de tenir un royaume... ça, c'était une vérité ! Quant à lui, il n'avait rien à se reprocher.
Tout en méditant, la jeune femme se débarbouillait sur la place. S'aspergeant le visage, elle frissonnait à chaque fois que l'eau froide caressait son minois. C'était agréable, car la chaleur omniprésente ne descendait que très rarement et, malgré le passage de la nuit, la tiédeur était toujours de mise. En dessous d'eux, Hélios nappait le monde d'un feu terrible, cuisinant l'arbre sacré.
L'Ours secoua la tête en balançant de sa voix grave :
«Putain. Je sais pas comment tu t'es démerdée avec ce type, mais t'en as pas qu'au visage, y'en a aussi plein tes fringues.
— Bah... il pissait bien, puis ça m'a giclé dessus, j'y suis allé trop fort, j'imagine.
— Mhhh...»
Le colosse ne fit aucun commentaire, mais la jeune femme comprit qu'un nettoyage était nécessaire. Bien sûr, l'autre pourrait en profiter pour la doubler. (Même s'il n'avait rien tenté dans le souterrain, le risque était toujours présent.) Sur le coup, elle s'en moqua bien. Retirant son haut sans mot dire, elle le plongea aussitôt dans la masse glaciale. Courbée sur le bassin, aspirée par la tache, ce fut seulement au milieu du lavage qu'elle remarqua le regard mi lubrique mi-satisfait du géant. Alors ses yeux s'écarquillèrent. Elle lâcha brusquement le vêtement pour lui tourner le dos, honteuse. À nouveau, un réflexe pudique l'avait happée. Lorsqu'elle le réalisa, des larmes lui vinrent et elle perdit pied. Flanchant, elle dut s'accroupir pour ne pas tomber. Sa tête la fit souffrir et cet interminable flot d'émotions illogiques ne la quitta pas. Immuablement, ils envahissaient son esprit. Son apparence lui semblait abominable. Elle pleura. Ses mains plaquées sur les tempes de son crâne douloureux, elle eut soudain l'impression que son âme était aspirée ailleurs... comme si cette trop forte opposition entre ses pensées et les sentiments de son hôte provoquaient un clivage. En cet instant, sa conscience purement masculine ne supportait ce corps qu'à grande peine et crut perdre le contrôle. Au loin, les engrenages cosmiques semblaient l'attirer. Chaque seconde, un lourd claquement métallique retentissait dans le vide astral.
«Bah... Tsé... Pour la poitrine que t'as, pas besoin de te cacher !»
Le roi revint à lui et siffla, sans comprendre pourquoi il se sentit vexé. Après tout, cette apparence n'était pas la sienne...
Mais l'intonation dédaigneuse de l'Ours engendra une nouvelle pulsion qui le poussa à changer d'attitude. Si cette forme n'était pas la sienne, elle l'était aujourd'hui, et pour une durée indéterminée... Blessé, il se campa fasse au géant : S'il devait rester coincé toute sa vie dans ce corps, autant être certain de sa valeur. Les seins à l'air, la jeune femme appréhendait, mais s'indigna en revêtant une mine attristée :
«Tu trouves vraiment mon apparence repoussante ?»
L'autre eut un mouvement de recul, ne comprenant pas. Finalement, après s'être longuement rincé l'oeil, il détourna le regard en reniflant. On voyait qu'il était déconcerté par les transformations brutals de sa compagne de route. Mais il ne se montra pas si méchant. Il avoua :
«Non, ça va.»
Les émotions de l'âme perdue se calmèrent. Sa conscience, quant à elle, se sentit d'autant plus mal. Qu'est-ce qui lui avait pris ? Bordel, pourquoi faire toute une scène alors qu'il suffisait de nettoyer ce foutu haut ? Et puis d'abord, pour quoi s'abaisser à laver sois même ce bout de torchon ?! Juste par ce que ce monstre le demandait ? Bah tiens ! Elle était souveraine de ces terres, pas une simple bouseuse...
Hautaine, elle ramassa l'habit trempé et se força à le revêtir. En dépit d'un essorage, il restait abominablement froid. Elle poussa un petit cri crispé en l'enfilant, puis s'enfuit à grandes enjambées vers la sortie de la place, snobant totalement son chien de partenaire. Ce dernier, qui la rejoint aussitôt, tint sans mal son allure pressante.
Se découvrant diplomate, il n'engagea la parole que de longues minutes plus tard. Il parla seulement lorsque, dans le dédale de ruelles, les stands marchands s'ouvraient enfin. Son ton était gentillet, et malgré sa voix énorme on sentait toute la bonne volonté du monde :
«Sinon, moi c'est Max.
— ...»
Le Roi ne sut quoi répondre... Il lui fallait bien dire quelque chose. Seulement, le seigneur d'Yggdrasil était toujours appelé dieu. Depuis sa naissance, il n'avait porté aucun nom. Que des titres. Dans le cas présent cela pouvait se montrer handicapant. Tisser des liens avec son compagnon permettrait de limiter les risques de trahisons. Et puis finalement, partager un bout de route avec lui l'avait poussé à s'ouvrir. Songeant à un vieux mythe, il s'exclama subitement :
«Oh, tu n'as qu'à m'appeler Hel.»
L'autre arbora une mimique désespérée, presque sarcastique. On voyait qu'il était déçu par ce pseudonyme. L'on pouvait même penser qu'il se retenait de pouffer. Seulement, ce nom avait toute une histoire et pas des moindres. L'inculte ne la connaissait évidemment pas. Alors, le seigneur la lui conta :
«D'après une vieille légende, les racines d'Yggdrasil habitaient un royaume que le soleil ne pouvait atteindre. Une déesse du nom d'Hel régnait sur le royaume nocturne d'Helheim. Les humains morts de vieillesse, ou bien de maladie, y seraient enfermés pour cacher leur laideur aux yeux des dieux. C'est aussi un lieu de misère et de souffrance...»
Bien entendu, rien n'attestait de la réalité de cet endroit. Mais il ne put s'empêcher de frémir en s'imaginant sous terre. Au coeur de l'arbre, il revoyait les longs tunnels ténébreux se perdre dans néant. Les bruits de pas résonnaient interminablement. Parfois, on entendait des sons étranges, comme un raclement, ou ce qui aurait pu être un cri... s'il ne provenait pas d'aussi loin et n'apparaissait si déformés par ses pensées craintives. Le temps s'écoulait lentement... Alors au sein des cavernes et à la lumière froide de la lampe, le colosse poursuivait sa tirade :
«Y'a des gens qui disent que les humains s'étaient enfermés là, peu avant la grande ruine. Ils se seraient endormis dans des gigantesques cages d'acier. Certains pensent que c'est ce qui les a sauvés lorsqu'Hélios s'est réveillé et a détruit le monde... - Il serra les dents, le regard dur -. D'autres affirment que des cages seraient bloquées à cause des explosions et des racines, ou que certaines s'ouvrent encore en ce moment. Ils disent que des créatures centenaires, rendues folles par l'enfermement, errent toujours dans ces souterrains.»
N'importe comment il prenait ça, le Seigneur déchu ne put réprimer l'horreur qui s'emparait de lui. Oui, ces couloirs effrayants ressemblaient terriblement au monde qu'on lui avait conté, enfant. Helheim... Au-delà de ça, ils traduisaient exactement ce qu'il vivait en ce moment, prisonnier de cette enveloppe charnelle affreuse et voyageant à travers les taudis; il était un dieu errant parmi le mal-être. C'est pourquoi le nom de Hel lui plaisait tant.
Heureusement, au coeur des rues ensoleillées du cinquième palier, l'Ours tapa dans son dos pour le réveiller, il annonça :
«On arrive bientôt aux escaliers royaux, ceux qui mènent au sixième niveau. À leurs pieds, il y aura un grand manoir. Le maître de la demeure est notre commanditaire.... Mais on ne pourra jamais rentrer comme ça, il faut acheter de vrais vêtements. Se déguiser en dinde, quoi. Je connais un magasin pas loin...
— Vraiment ?!»
Le visage jeune femme se fendit d'un sourire ravi. Pour la première fois depuis ce qui lui semblait une éternité, elle pourrait lâcher ces chiffons qui l'habillaient, et les troquer contre un beau plastron de parade, des bottes de cuir fin et, pourquoi pas, un ample pantalon de soie. Quelque chose de clinquant quoi, enfin un accoutrement digne de sa personne !
Ils quittèrent la foule clairsemée qui s'était formée dans les rues pour pénétrer dans un immense hall. Là, des modèles d'expositions promettaient monts et merveilles. Le costume haut de gamme, par exemple, n'était pas encore tout à fait à son gout, mais... on commençait à avoir quelque chose de potable !
Le textile paraissait doux et était ceinturé en nombre d'endroits par de larges bandes de peau délicate et résistante. La finition éblouissante incrustait la tenue de fil d'argent et des pièces de métal justement placées venaient décorer les épaules et le buste.
Dans son allure générale, on aurait pu rapprocher le vêtement à une armure de combat aristocratique du septième palier. Avec ça sur le dos, aucun doute que les bouseux seraient émerveillés ! Sentir à nouveau leurs regards impressionnés et suppliants lui ferait vraiment du bien. Ici dans le cinquième niveau avec un costume du septième il aurait enfin la considération qu'il méritait.
En face du vendeur, l'ours sortit une énorme bourse et l'éclata sur le comptoir. Grand seigneur il ordonna :
«Donnez-moi un de vos plus chers ensembles, voilà celui-là ! Taille XXL bien entendu.
— Il en sera fait selon vos souhaits.»
L'autre s'inclina. Avant qu'il ne parte chercher l'habit, la jeune femme s'accouda a la caisse, des étoiles pleins les yeux :
«Mettez en un deuxième ! Euh... Petite taille ! J'imagine...»
Là, le colosse la dévisagea. Après un moment qui parut ne jamais se finir, le Roi en eut marre et explosa :
«Quoi ?!
— Pourquoi t'achètes ça ? Et en plus avec quels sous tu comptes payer ? Je croyais que t'étais dans la merde.
— Pardon ?! Les sourcils se froncèrent en une attitude purement outrée. Tu m'as dit que tu me fournissais le costume ! Je te donne déjà ma part de la récompense, c'est la moindre des choses ! Le...
— J'ai dit que je te payais de vrais vêtements, pas que j'allais t'habiller en mec ! T'es vraiment une fille bizarre. Laisse-moi gérer.
— Je...
— T'inquiète, on va les impressionner ces artisto' ! - puis, se tournant vers le gérant il aboya – mettez votre plus belle robe, pour la naine...»
Frustré, le roi se vit revêtir une longue robe rouge qu'il considéra comme purement dégueulasse. Une vulgaire étoffe d'un tenant gonflait sa poitrine et le drapait jusqu'aux mollets. Affreusement cintré, ses courbes féminines étaient certes incroyablement mises en valeur, mais chaque mouvement en devenait une lutte acharnée. Pour le même prix, un sac à main lui fut offert et il fut contraint de se parer du bijou. Le saphir s'accordait à merveille avec le bleu de ses yeux. Mais le pire... fut de marcher avec les talons assortis. Si même les plus grands pouvaient trouver cette jeune femme tout bonnement sublime, pour le seigneur c'était le dernier de ses soucis :
«Tuez-moi...
— Bordel, n'importe quelle femme aurait vendu sa propre famille pour l'ensemble que je viens de t'acheter... Profites-en ! Tu ne seras peut-être plus jamais aussi belle qu'aujourd'hui... Et putain, marche droit ! Merde... tu fais chier, balances pas tes pompes... Sale paysanne... J'te jure si on nous laisse pas rentrer à cause de ça j'te démembre !»
Les chaussures furent jetées à même les pavés, où des enfants se précipitèrent pour les ramasser. Le sac à main aurait bien suivi un chemin identique... seulement, il cachait le pistolet et s'en débarrasser était hors de question. Pareillement, même si la robe était de trop, pour rien au monde il ne l'aurait enlevée. Les yeux des curieux, portés sur ses pieds nus, étaient déjà assez agaçants pour qu'il se balade en plus la poitrine en l'air.
À son soulagement, le mastodonte à ses côtés faisait aussi effet. Les passants admiratifs ne remarquaient parfois que lui : impressionnant au naturel, son costume ne faisait qu'accroitre son aura. Cependant, il souffrait tout autant des regards. Ce n'était pas dans sa nature de s'accoutrer de cette manière et ses gestes en devenaient gauches.
Heureusement, la grande rue menant aux escaliers royaux était d'excellente qualité. Le duo put donc se presser sans avoir besoin de surveiller les flaques ou autre résidu visqueux qui embûchaient constamment le chemin des taudis. Le quartier noble leur évita ainsi de se salir plus que de mesure. Et trente minutes plus tard, lorsque neuf heures sonna aux hauts clochers, ils parvinrent enfin devant l'immense jardin du commanditaire, prêts à négocier.
Quand l'un ne désirait que de l'argent, le roi, dans sa robe rouge, était bien décidée à faire valoir sa prétention au trône. Dans le sac, sa main enserra l'arme à feu. Tout se jouait maintenant.
Tout aussi serrées qu'aux niveaux inférieurs, les habitations de pierre blanche avaient fière allure. Et bien qu'elles soient désordonnées et repoussantes, rapport au palais impérial, le roi s'y sentait à l'aise. Du moins en comparaison de son séjour au troisième palier.
En l'absence de curieux, il put tranquillement s'arrêter boire à une fontaine. L'Ours à ses côtés surveilla les alentours.
De son côté, le seigneur était songeur. Le souvenir de l'assassinat le hantait. En y repensant, il n'était plus certain que le double meurtre soit une bonne chose... Mais tout à l'heure, le choix ne lui appartenait pas... Il avait bien fallu récupérer le collier. Et pourtant... Pourtant, quelque chose dans sa tête lui remémorait la gentillesse du rouquin. Son geste noble, celui qu'il avait eu lors de son arrivée ici : on parlait d'un vol et il ne l'avait pas torturé... Encore moins tué. Il lui avait même rendu sa bourse. Partant de ce constat, était-ce vraiment juste de l'avoir si froidement abattu, dans sa propre chambre ? D'un autre côté, ce type l'avait tout de même attaqué lui, un seigneur de sang royal, dieux parmi les Hommes. Alors il ne comprenait pas pourquoi son esprit l'accablait de remords.
Au bout d'un moment, il mit simplement ces questions sur son apparence féminine, jugée trop émotive et bipolaire. Ces gens n'étaient que des objets, incapables de tenir un royaume... ça, c'était une vérité ! Quant à lui, il n'avait rien à se reprocher.
Tout en méditant, la jeune femme se débarbouillait sur la place. S'aspergeant le visage, elle frissonnait à chaque fois que l'eau froide caressait son minois. C'était agréable, car la chaleur omniprésente ne descendait que très rarement et, malgré le passage de la nuit, la tiédeur était toujours de mise. En dessous d'eux, Hélios nappait le monde d'un feu terrible, cuisinant l'arbre sacré.
L'Ours secoua la tête en balançant de sa voix grave :
«Putain. Je sais pas comment tu t'es démerdée avec ce type, mais t'en as pas qu'au visage, y'en a aussi plein tes fringues.
— Bah... il pissait bien, puis ça m'a giclé dessus, j'y suis allé trop fort, j'imagine.
— Mhhh...»
Le colosse ne fit aucun commentaire, mais la jeune femme comprit qu'un nettoyage était nécessaire. Bien sûr, l'autre pourrait en profiter pour la doubler. (Même s'il n'avait rien tenté dans le souterrain, le risque était toujours présent.) Sur le coup, elle s'en moqua bien. Retirant son haut sans mot dire, elle le plongea aussitôt dans la masse glaciale. Courbée sur le bassin, aspirée par la tache, ce fut seulement au milieu du lavage qu'elle remarqua le regard mi lubrique mi-satisfait du géant. Alors ses yeux s'écarquillèrent. Elle lâcha brusquement le vêtement pour lui tourner le dos, honteuse. À nouveau, un réflexe pudique l'avait happée. Lorsqu'elle le réalisa, des larmes lui vinrent et elle perdit pied. Flanchant, elle dut s'accroupir pour ne pas tomber. Sa tête la fit souffrir et cet interminable flot d'émotions illogiques ne la quitta pas. Immuablement, ils envahissaient son esprit. Son apparence lui semblait abominable. Elle pleura. Ses mains plaquées sur les tempes de son crâne douloureux, elle eut soudain l'impression que son âme était aspirée ailleurs... comme si cette trop forte opposition entre ses pensées et les sentiments de son hôte provoquaient un clivage. En cet instant, sa conscience purement masculine ne supportait ce corps qu'à grande peine et crut perdre le contrôle. Au loin, les engrenages cosmiques semblaient l'attirer. Chaque seconde, un lourd claquement métallique retentissait dans le vide astral.
«Bah... Tsé... Pour la poitrine que t'as, pas besoin de te cacher !»
Le roi revint à lui et siffla, sans comprendre pourquoi il se sentit vexé. Après tout, cette apparence n'était pas la sienne...
Mais l'intonation dédaigneuse de l'Ours engendra une nouvelle pulsion qui le poussa à changer d'attitude. Si cette forme n'était pas la sienne, elle l'était aujourd'hui, et pour une durée indéterminée... Blessé, il se campa fasse au géant : S'il devait rester coincé toute sa vie dans ce corps, autant être certain de sa valeur. Les seins à l'air, la jeune femme appréhendait, mais s'indigna en revêtant une mine attristée :
«Tu trouves vraiment mon apparence repoussante ?»
L'autre eut un mouvement de recul, ne comprenant pas. Finalement, après s'être longuement rincé l'oeil, il détourna le regard en reniflant. On voyait qu'il était déconcerté par les transformations brutals de sa compagne de route. Mais il ne se montra pas si méchant. Il avoua :
«Non, ça va.»
Les émotions de l'âme perdue se calmèrent. Sa conscience, quant à elle, se sentit d'autant plus mal. Qu'est-ce qui lui avait pris ? Bordel, pourquoi faire toute une scène alors qu'il suffisait de nettoyer ce foutu haut ? Et puis d'abord, pour quoi s'abaisser à laver sois même ce bout de torchon ?! Juste par ce que ce monstre le demandait ? Bah tiens ! Elle était souveraine de ces terres, pas une simple bouseuse...
Hautaine, elle ramassa l'habit trempé et se força à le revêtir. En dépit d'un essorage, il restait abominablement froid. Elle poussa un petit cri crispé en l'enfilant, puis s'enfuit à grandes enjambées vers la sortie de la place, snobant totalement son chien de partenaire. Ce dernier, qui la rejoint aussitôt, tint sans mal son allure pressante.
Se découvrant diplomate, il n'engagea la parole que de longues minutes plus tard. Il parla seulement lorsque, dans le dédale de ruelles, les stands marchands s'ouvraient enfin. Son ton était gentillet, et malgré sa voix énorme on sentait toute la bonne volonté du monde :
«Sinon, moi c'est Max.
— ...»
Le Roi ne sut quoi répondre... Il lui fallait bien dire quelque chose. Seulement, le seigneur d'Yggdrasil était toujours appelé dieu. Depuis sa naissance, il n'avait porté aucun nom. Que des titres. Dans le cas présent cela pouvait se montrer handicapant. Tisser des liens avec son compagnon permettrait de limiter les risques de trahisons. Et puis finalement, partager un bout de route avec lui l'avait poussé à s'ouvrir. Songeant à un vieux mythe, il s'exclama subitement :
«Oh, tu n'as qu'à m'appeler Hel.»
L'autre arbora une mimique désespérée, presque sarcastique. On voyait qu'il était déçu par ce pseudonyme. L'on pouvait même penser qu'il se retenait de pouffer. Seulement, ce nom avait toute une histoire et pas des moindres. L'inculte ne la connaissait évidemment pas. Alors, le seigneur la lui conta :
«D'après une vieille légende, les racines d'Yggdrasil habitaient un royaume que le soleil ne pouvait atteindre. Une déesse du nom d'Hel régnait sur le royaume nocturne d'Helheim. Les humains morts de vieillesse, ou bien de maladie, y seraient enfermés pour cacher leur laideur aux yeux des dieux. C'est aussi un lieu de misère et de souffrance...»
Bien entendu, rien n'attestait de la réalité de cet endroit. Mais il ne put s'empêcher de frémir en s'imaginant sous terre. Au coeur de l'arbre, il revoyait les longs tunnels ténébreux se perdre dans néant. Les bruits de pas résonnaient interminablement. Parfois, on entendait des sons étranges, comme un raclement, ou ce qui aurait pu être un cri... s'il ne provenait pas d'aussi loin et n'apparaissait si déformés par ses pensées craintives. Le temps s'écoulait lentement... Alors au sein des cavernes et à la lumière froide de la lampe, le colosse poursuivait sa tirade :
«Y'a des gens qui disent que les humains s'étaient enfermés là, peu avant la grande ruine. Ils se seraient endormis dans des gigantesques cages d'acier. Certains pensent que c'est ce qui les a sauvés lorsqu'Hélios s'est réveillé et a détruit le monde... - Il serra les dents, le regard dur -. D'autres affirment que des cages seraient bloquées à cause des explosions et des racines, ou que certaines s'ouvrent encore en ce moment. Ils disent que des créatures centenaires, rendues folles par l'enfermement, errent toujours dans ces souterrains.»
N'importe comment il prenait ça, le Seigneur déchu ne put réprimer l'horreur qui s'emparait de lui. Oui, ces couloirs effrayants ressemblaient terriblement au monde qu'on lui avait conté, enfant. Helheim... Au-delà de ça, ils traduisaient exactement ce qu'il vivait en ce moment, prisonnier de cette enveloppe charnelle affreuse et voyageant à travers les taudis; il était un dieu errant parmi le mal-être. C'est pourquoi le nom de Hel lui plaisait tant.
Heureusement, au coeur des rues ensoleillées du cinquième palier, l'Ours tapa dans son dos pour le réveiller, il annonça :
«On arrive bientôt aux escaliers royaux, ceux qui mènent au sixième niveau. À leurs pieds, il y aura un grand manoir. Le maître de la demeure est notre commanditaire.... Mais on ne pourra jamais rentrer comme ça, il faut acheter de vrais vêtements. Se déguiser en dinde, quoi. Je connais un magasin pas loin...
— Vraiment ?!»
Le visage jeune femme se fendit d'un sourire ravi. Pour la première fois depuis ce qui lui semblait une éternité, elle pourrait lâcher ces chiffons qui l'habillaient, et les troquer contre un beau plastron de parade, des bottes de cuir fin et, pourquoi pas, un ample pantalon de soie. Quelque chose de clinquant quoi, enfin un accoutrement digne de sa personne !
Ils quittèrent la foule clairsemée qui s'était formée dans les rues pour pénétrer dans un immense hall. Là, des modèles d'expositions promettaient monts et merveilles. Le costume haut de gamme, par exemple, n'était pas encore tout à fait à son gout, mais... on commençait à avoir quelque chose de potable !
Le textile paraissait doux et était ceinturé en nombre d'endroits par de larges bandes de peau délicate et résistante. La finition éblouissante incrustait la tenue de fil d'argent et des pièces de métal justement placées venaient décorer les épaules et le buste.
Dans son allure générale, on aurait pu rapprocher le vêtement à une armure de combat aristocratique du septième palier. Avec ça sur le dos, aucun doute que les bouseux seraient émerveillés ! Sentir à nouveau leurs regards impressionnés et suppliants lui ferait vraiment du bien. Ici dans le cinquième niveau avec un costume du septième il aurait enfin la considération qu'il méritait.
En face du vendeur, l'ours sortit une énorme bourse et l'éclata sur le comptoir. Grand seigneur il ordonna :
«Donnez-moi un de vos plus chers ensembles, voilà celui-là ! Taille XXL bien entendu.
— Il en sera fait selon vos souhaits.»
L'autre s'inclina. Avant qu'il ne parte chercher l'habit, la jeune femme s'accouda a la caisse, des étoiles pleins les yeux :
«Mettez en un deuxième ! Euh... Petite taille ! J'imagine...»
Là, le colosse la dévisagea. Après un moment qui parut ne jamais se finir, le Roi en eut marre et explosa :
«Quoi ?!
— Pourquoi t'achètes ça ? Et en plus avec quels sous tu comptes payer ? Je croyais que t'étais dans la merde.
— Pardon ?! Les sourcils se froncèrent en une attitude purement outrée. Tu m'as dit que tu me fournissais le costume ! Je te donne déjà ma part de la récompense, c'est la moindre des choses ! Le...
— J'ai dit que je te payais de vrais vêtements, pas que j'allais t'habiller en mec ! T'es vraiment une fille bizarre. Laisse-moi gérer.
— Je...
— T'inquiète, on va les impressionner ces artisto' ! - puis, se tournant vers le gérant il aboya – mettez votre plus belle robe, pour la naine...»
Frustré, le roi se vit revêtir une longue robe rouge qu'il considéra comme purement dégueulasse. Une vulgaire étoffe d'un tenant gonflait sa poitrine et le drapait jusqu'aux mollets. Affreusement cintré, ses courbes féminines étaient certes incroyablement mises en valeur, mais chaque mouvement en devenait une lutte acharnée. Pour le même prix, un sac à main lui fut offert et il fut contraint de se parer du bijou. Le saphir s'accordait à merveille avec le bleu de ses yeux. Mais le pire... fut de marcher avec les talons assortis. Si même les plus grands pouvaient trouver cette jeune femme tout bonnement sublime, pour le seigneur c'était le dernier de ses soucis :
«Tuez-moi...
— Bordel, n'importe quelle femme aurait vendu sa propre famille pour l'ensemble que je viens de t'acheter... Profites-en ! Tu ne seras peut-être plus jamais aussi belle qu'aujourd'hui... Et putain, marche droit ! Merde... tu fais chier, balances pas tes pompes... Sale paysanne... J'te jure si on nous laisse pas rentrer à cause de ça j'te démembre !»
Les chaussures furent jetées à même les pavés, où des enfants se précipitèrent pour les ramasser. Le sac à main aurait bien suivi un chemin identique... seulement, il cachait le pistolet et s'en débarrasser était hors de question. Pareillement, même si la robe était de trop, pour rien au monde il ne l'aurait enlevée. Les yeux des curieux, portés sur ses pieds nus, étaient déjà assez agaçants pour qu'il se balade en plus la poitrine en l'air.
À son soulagement, le mastodonte à ses côtés faisait aussi effet. Les passants admiratifs ne remarquaient parfois que lui : impressionnant au naturel, son costume ne faisait qu'accroitre son aura. Cependant, il souffrait tout autant des regards. Ce n'était pas dans sa nature de s'accoutrer de cette manière et ses gestes en devenaient gauches.
Heureusement, la grande rue menant aux escaliers royaux était d'excellente qualité. Le duo put donc se presser sans avoir besoin de surveiller les flaques ou autre résidu visqueux qui embûchaient constamment le chemin des taudis. Le quartier noble leur évita ainsi de se salir plus que de mesure. Et trente minutes plus tard, lorsque neuf heures sonna aux hauts clochers, ils parvinrent enfin devant l'immense jardin du commanditaire, prêts à négocier.
Quand l'un ne désirait que de l'argent, le roi, dans sa robe rouge, était bien décidée à faire valoir sa prétention au trône. Dans le sac, sa main enserra l'arme à feu. Tout se jouait maintenant.
27/11/15 à 11:48:22
Toujours aussi intéressant
26/11/15 à 18:44:47
Chapitre très intéressant, comme tu le disais. On en apprend un peu plus sur l'univers du récit. Vivement la suite. Et j'attends de voir vers quoi va évoluer la mentalité et personnalité du roi..Cela semble complexe à développer. :sweet:
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