C'était comme ça que ça fonctionnait, depuis des années. Ahmed convoquait, il fixait l'heure et la date, ils accouraient. Le stade, principalement, le hall, quelques rares fois. Le stade était calme, tard le soir. 90% des gros coups d'Ahmed et sa bande avaient vu le jour sur le synthétique. Tricher au BAC de Français, rayer la bagnole de Courgeon, tabasser l'ailier droit du club rival, quand ils étaient en 5ème (ce bâtard avait dit « aux chiottes l'OM »). Si un des potes d'Ahmed avait un problème, ils se réunissaient, puis le concerné s'avançait et disait « un tel a postulé pour le casting », c'était le mot de passe. Ahmed évaluait les risques puis s'ils étaient moindre (comprenez : la victime n'a pas trop de potes et n'est pas baraquée), il répondait « OK, on va lui parler du rôle » sur un ton très solennel. La conclusion évidente à toutes ces simagrées était qu'ils s'y croyaient à mort. Fort heureusement, le ridicule ne tue pas encore.
-Yo.
Nelson était toujours le plus prompt sur place, forcément, il habitait en face du stade. On comprenait d'ailleurs pourquoi Madjid enviait le terrain de foot de la citée de Cyril. Ce qui avait dû être - à une époque très lointaine à présent - du gazon, était aujourd'hui une masse verte, sombre et défraîchie, les barrières étaient désossées, très "art contemporain", sauf que le centre Georges Pompidou était sûrement moins dangereux. Absence totale de filets, pour quoi faire ? Tout le monde les malmenait, les arrachait, et Ahmed en soupçonnait même quelques uns de les manger. Il manquait plusieurs pieds aux bancs usés et peu confortables.
Nelson se rapprocha, on ne distinguait que ses dents, quand il parlait. Alors quand il n'ouvrait pas la bouche, il fallait deviner sa position. Naruto aurait été jaloux de ses capacités de camouflage. Il était 23h passé.
-T'as téma le match ? L'agressa Nelson. Putain de fils de pute l'arbitre. Où il a vu hors-jeu là Gilbert Montagné ?
-Ouais c'est dar, j'avais l'seum un peu. Mais nique la coupe, tant qu'on est champions.
-J'avoue.
Au loin, on apercevait ce qui devait être la lumière du portable de Madjid, il était accompagné du jeune ténor à la voix de crécelle, Ibrahim.
Ahmed n'y alla pas par quatre chemins, d'ailleurs il ignorait totalement ce que pouvait bien signifier cette expression.
-Bon les gens, introduit-il. La thune se fait rare là.
-Tu viens de capter ? C'est la merde, on sait mec...
-Je sais aussi, tu crois quoi ? Mais j'ai réalisé quand j'me suis fait recaler par le gars de Game, j'avais pas assez.
-Des barres, souligna Madjid.
-Ta gueule.
-OK.
-OK OK recadra Nelson, c'est quoi le truc alors ? On gratte des "astro" jusqu'à ce qu'on gagne ? On vole les vieux ? Développe frère.
Ahmed souleva son t-shirt « le savoir est une arme » (Ahmed était donc sans défense semble t-il) et les trois autres purent admirer son corps fraichement tatoué.
Ils restèrent sans voix un bon moment, puis Nelson éclata de rire.
-Wesh Ahmed Scofield, c'est quoi ça cousin ?
-Ça, dit Ahmed en désignant son torse du menton, c'est le plan d'Erua'.
Ils en restèrent coi.

Depuis deux jours, Franck épluchait les sites internet à la recherche d'une éventuelle découverte du corps de Lucie. Ce soir là, il mit enfin la souris dessus. C'était un site de musique en ligne, "Musick", il relatait tous les événements musicaux de l'année, les dernières sorties d'album, les groupes à ne pas manquer, les concerts privés. La bible de l'ado branché.
« Divers ». C'était cet onglet qui avait attiré son attention. Comme « HS », en gros. Pas tant que ça finalement...

Triste fin de soirée.

Alors que Chris Brown donnait sa dernière représentation hier, la fin de soirée s'est vue gâchée par une macabre découverte. Le corps sans vie d'une adolescente encore non identifiée a été retrouvé hier, enseveli sous les déchets. Un jeune homme qui cherchait sa montre, tombée dans une benne à ordures, aurait aperçu le bras de la jeune fille. Encore sous le choc, il n'a pas souhaité faire de déclaration. Le chanteur Chris Brown s'est dit profondément atterré par cette nouvelle. Les circonstances de la mort tendent vers le meurtre. La police a ouvert une enquête.

Franck resta de marbre. Il n'avait laissé aucun trace, il en était sûr, aucune raison de paniquer. Le concert s'était déroulé à plus de deux heures de route. Ils étaient des milliers sur les lieux. Pourquoi soupçonnerait-on l'honnête professeur de littérature qui ignorait jusqu'au nom du chanteur, alors que des milliers de jeunes ados, éméchés et déchainés, feraient de parfaits coupables. Ce serait long et fastidieux, ça n'aboutirait pas, et d'ici là, il aura prit des vacances, de très longues vacances.


-Tu veux qué-bra Erua' ? Mais t'es seeeeerieux là ?
-Demain, à l'ouverture. ScoreGame en fait.
Nelson se tordait de rire.
-Et ça sert à quoi ça ? Interrogea Madjid, désignant le tatouage.
-Ça, c'est parce-que Nel' est trop black, on verrait pas le tatoo, toi t'as trop d'abdos, ça fait des vagues après t'as vu, et Ibra' y'a pas assez de surface.
Madjid rit à son tour.
-Nan frère, j'veux dire, tu sais pas c'est où ScoreGame ? Pourquoi t'as besoin d'un GPS sur tes pecs ?
-Nan, mais ça c'est crari l'immersion t'as vu, genre pour les sorties de secours aussi, c'est plus clair.
-Tu veux faire ça à quelle heure ?
-10h00, à l'ouverture. J'ai tout préparé, Ibra' fait le guet, Nelson et toi vous neutralisez le vigile t'as vu, moi je fais le braco. Devant leurs regards médusés et dubitatifs, il jeta par terre différentes armes, un marteau, une batte cloutée, un couteau de boucher.
-On met ça dans un sac, j'ai des cagoules aussi. Téma, si on se fait pécho, tout le monde est mineur ici.
-Pas toi, fit remarquer Nelson.
-Ouais mais moi je suis le cerveau, je me ferai pas pécho.
Intéressant. Des millions de qualificatifs venaient à l'esprit quand il s'agissait de décrire Ahmed, et « cerveau » ne faisait pas partie de la liste.
-Si c'est blindé on fait quoi ?
-Y aura personne, ils seront tous en cours, c'est toujours vide à c't'heure-ci. Le vigile c'est au cas où, c'est pas sûr qu'il est là, à l'ouverture des fois il est pas encore là.
-Moi j'suis partant, lâcha Ibrahim, qui n'avait toujours pas mué.
Ahmed regarda Madjid.
-Tu sais que je suis toujours au taquet moi cousin.
-Sisi.
Il regarda Nelson. Celui-ci jeta un œil à son portable.
-Vas-y j'dois rentrer moi, 9h30 devant Erua' demain.