Trois coups. Stridents, familiers des élèves, signe de soulagement général.
-Estelle, je peux te parler deux minutes ?
Elle rangeait ses affaires quand monsieur Calandraeï, mal rasé, pas rasé du tout même, sa chemise froissée, les yeux rouges, l'interpella.
-Ouais ?
Tous les élèves étaient sortis, comme si la grille de Fort Boyard allait se refermer sur eux.
-Au sujet de l'autre soir, j'aimerais autant que notre petite escapade reste entre nous. Je suis déjà sur la sellette, j'ai pas envie qu'on apprenne que je suis allé à un concert avec deux de mes élèves, ça te dérange pas de garder ça pour toi ?
Estelle avait le regard dans le vague.
-Estelle ?
-Quoi ? Ah, ouais, pas de soucis monsieur.
-Ça va ? Au fait, Lucie va bien ? Elle a manqué deux de mes cours. Rappelle-lui le coefficient de ma matière à l'occasion.
-Ouais, elle est super malade, je lui rapporterai les cours, au revoir monsieur.
-A lundi.
Franck lisait en ses élèves comme dans un livre de Balzac ouvert. Le mensonge était quelque chose qu'ils faisaient instinctivement, sans jamais beaucoup de réussite. En général, il les perçait à jour, puis les piégeait. Il ne ferait rien pour celui d'Estelle, au contraire, il l'entretiendrait, car il tombait à pic.

Lucky Luke attendait sa monture. Personne à l'arrêt, une chance pour Cyril.
-T'as pas du feu ?
Il faillit dégainer. Mais il se contenta simplement de lever les yeux de son livre et de bouger la tête.
-J'étais sûr de t'avoir vu fumer devant Cisla l'autre jour...t'es bien à Cisla ?
-Ouais, mais je fume pas.
-Ah ouais merde j'ai confondu...toi tu sors avec Lucie c'est ça ?
-Qui ?
-Lucie Solleni, une grande blonde, sexy, elle a un cul d'enfer, t'es dans sa classe nan ?
-Nan pas du tout... tu dois être un super dragueur toi, rien qu'à t'entendre parler de cette fille...
Intéressant, il s'était tout de suite braqué. Ça pouvait coller, on sait déjà que notre admirateur préférait la pudeur, il parlait de Lucie en des termes très mesurés. Il aurait assurément pris sa défense.
-Qui a dit que c'était une fille ?
-Elle s'appelle Lucie.
-Je déconne. Tu lis quoi ?
-Tu sais pas lire ? Hamlet.
-Ah ouais, j'avais pas vu. Je l'ai étudié l'an dernier avec Calandraeï.
-C'est mon prof de Français aussi cette année.
Ouais bon, Calandraeï pouvait bien avoir plusieurs classes. Ce type là n'était pas forcément dans celle de Lucie. Il se pouvait bien qu'il soit à la cafèt' à l'horaire précis qu'avait fixé Cyril tout à fait par hasard. Ça faisait trop de coïncidences, Cyril n'aimait pas le hasard, c'était réciproque, et il était pressé. Il fit tomber une pièce de sa poche. Lucky Luke, fidèle à sa réputation, s'empressa de la ramasser.
-Décidément, t'as les mains trou...
Au moment où il se relevait, Cyril lui mit un coup de genou au menton, en guise d'uppercut. Le cow-boy s'écroula. Il le traîna dans une impasse, à une vingtaine de mètres, le Racoon City du nord de la ville.
Il se réveilla au bout de la troisième claque.
-Bien, dit-il. T'as de la chance, la 4ème n'aurait pas été une claque. Tu lis Hamlet, t'as Calandraeï comme prof, t'es à Edouard Cisla, tu t'es pointé à 17h à la cafet', bon peut-être pas dans cet ordre, mais j'ai pas le temps là. En tout cas, ça me donne le droit de te frapper, et de te poser quelques questions.
-Hein ? De quoi, putain t'es barge...
-C'est mon troisième prénom. Tu veux connaître mon second ?
-Laisse moi partir.
-Perdu. Mon deuxième prénom, c'est "persuasion". Cyril se gratta la barbe en regardant le ciel. Ou alors serait-ce "torture" ? Bref, tu vas me dire pourquoi tu étais à cette cafet' à cette heure précise.
-J'me détendais. Putain, mais on peut pas se détendre dans cette ville sans se faire agresser ?
-Si on peut, mais pas à Erua'. Tu connais toujours pas de Lucie ? Hop hop hop, attends avant de répondre. La question entière étant : ton amnésie persistera t-elle toujours après deux rotules pétées ?
Il tapota son genou gauche avec son index replié. Y a pas à dire, ce mec était né pour être psychopathe, chacun sa vocation me direz-vous.
-Je suis en première L OK ? Merde, y a pas de Lucie dans ma classe, je connais tous les prénoms, ça doit pas être dur de vérifier...Son ton était implorant.
Il trancha avec celui de Cyril, intransigeant.
-Lucie est en première L l'ami.
-Hein, de quoi ? Nan, elle est en ES...
Ce type devait se balader avec une antenne métallique sur la tête, car il avait été foudroyé par la connerie.
-Connais-tu au moins la définition du mot "ignorer" ? Car connaître sa classe, ce n'est déjà pas "ignorer" son identité, loin de là.
-OK mec, calme toi OK ? Cette fille est une bombe, tout le lycée fantasme sur elle, même les meufs OK ? Je la connais que de nom, elle a une réputation de fille facile, c'est une salope quoi.
-Et ton éthique alors ? Ça me désole de te voir retourner ta veste de la sorte.
Et du même coup, la théorie de Cyril s'effondrait. Ce mec bavait devant sa soeur, comme 99.9% des mecs du lycée. Le 0.1, c'était Cyril lui-même.
-Dégage, tant que t'as tes rotules. Si t'en parles, on aura un petit cours d'SVT toi et moi, et je te montrerai que l'homme a autant d'os dans le corps qu'il y a de jours dans l'année. C'était archi faux, mais le bandana ne se fit pas prier. Le message était passé.
-Case départ. T'es pas doué pour l'anticipation Cyril. Ton truc, c'est la persuasion, allons faire une petite démo à Marc-le-seul-ami.
Il n'y a pas à dire, Cyril avait le profil.

-A moins que ta Lucie ait changé de sexe, elle n'était pas à la cafeteria. Juste deux types.
-Merde...pff, fallait s'y attendre. Je lui enverrai un message pour avoir des explications, merci quand même d'y être allé Marc.
-Pas de quoi. Tu dors chez moi ce soir ?
-Nan, ma mère m'attend.
-OK.
En réalité, il avait peur que Marc ne le poignarde dans le dos, pendant une de ses crises, et ce n'était pas au sens figuré.