Note de la fic : :noel: :noel: :noel:

Comment tuer sa mère (en cinq façons) ?


Par : faces-of-truth
Genre : Nawak
Statut : Terminée



Chapitre 6


Publié le 20/07/2010 à 18:46:54 par faces-of-truth

Quelques jours passèrent. Pour une raison dont je n’étais pas encore certain (peur de me précipiter, crainte d’un nouvel échec, angoisse d’engendrer une méfiance), j’avais préféré laisser passer un peu de temps avant ma nouvelle tentative de meurtre.
Pour abattre ma mère, je devais être fin, méticuleux, précis et donc obligatoirement patient. Deux sentiments s’étaient opposés dans ma tête durant ces petites vacances : je me sentais à la fois soulagé et tranquille de vivre une existence sans avoir l’œil fixé sur le piège tendu et le cœur qui battait plus vite qu’une batterie de metalleux, et j’avais aussi l’impression de perdre mon temps, de regarder couler les grains dans le sablier alors que je pourrais me mettre au travail pour briser mes chaînes. Étrange sensation…
J’observais de plus en plus ma maternelle, notant le moindre de ses tics, relevant toutes ses manies et enregistrant chaque caractéristique de sa gestuelle. Elle était comme un sujet d’observation dans un vivarium et moi j’étais le savant fou à blouse blanche avec son calepin sous l’avant-bras.
J’avais remarqué qu’elle respirait par la bouche, et donc gardait celle-ci sans arrêt ouverte. En fait, à cause d’une déclinaison nasale, elle ne pouvait bien inspirer par les narines, ce qui lui avait donné l’habitude de rester le bec entrouvert. C’était très moche.
Aussi, elle finissait chacune de ses phrases par un « Hein ? » ou « Tu comprends ? », comme si ma sœur et moi étions débiles. Ce qui était d’ailleurs totalement faux. Seule ma frangine l’était.
Elle se tapotait toujours le bout du nez pour une raison que j’ignorais. Si je devais écrire un bouquin sur mes recherches, je pourrais publier une Bible (en parlant de Bible, je vous recommande le Nouveau Testament ; excellent bouquin de science-fiction, malgré quelques longueurs et beaucoup, BEAUCOUP d’incohérences).
Pendant plusieurs jours, j’étais un chasseur dissimulé dans les hautes herbes d’Afrique, mon habit de camouflage me rendant invisible et mon fusil à lunette braqué sur l’antilope mère… Et un beau matin, là où le ciel sera coloré par l’éveil du Soleil, je presserais la détente. Et les flamands roses s’envoleront au moment du tir, tel l’âme de ma cible ; ce sera le jour de la liberté.

Ce soir-là, j’étais allongé sur mon lit, occupé à relire un comics que je connaissais par cœur. C’était un épisode dans lequel Spider-man (vos gueules, c’est génial Spider-man) devait empêcher Daredevil d’assassiner la femme de son ennemi juré, le Caïd, qui lui avait pourri la vie (je sais, c’est compliqué, mais c’est quand même génial).
Dans son réquisitoire contre la violence, Peter Parker explique que pour être vraiment heureux, on se doit d’accomplir une tâche qui est confiée à chacun de nous. Murdock répond que sa mission pour être libre est la vengeance, ce à quoi réplique son partenaire rampant un truc du genre « La vengeance ne rend pas le bonheur, pour être heureux, il faut se connaître soi-même ; nos choix nous définissent. On peut être heureux, mais pas comme ça ».
Je tournais avidement les pages, cherchant une explication plus précise à cette problématique qui me passionna par surprise : Que faire pour être heureux ?
Mais je fus déçu lorsque je vis que la réflexion cédait rapidement la place à l’intrigue. L’auteur du scénario ne m’offrait pas de réponse alors que je restais sur ma faim face à la bande-dessinée.
Je m’allongeais de tout mon long sur ma couverture et fixai le plafond. « Qu’est-ce qu’être heureux ? Tout le monde peut-il être heureux ? Vivre heureux est-il seulement possible ? » Je baignais dans mes interrogations, lorsqu’une idée me vint à l’esprit. Soudainement, sans prévenir, aussi sournoise qu’une gitane.
Je me levai en hâte et sortis de ma chambre. Je descendis les escaliers et pénétrai dans la cuisine. Ma mère était occupée à nettoyer le carrelage mural au dessus de l’évier avec une éponge. Elle regardait une émission dans laquelle des célébrités que je n’avais jamais vues de ma vie montraient l’intérieur de leur demeure près de l’océan.
Je pris une chaise et m’installai.
-C’est vraiment de la merde ces programmes, dis-je, comment peux-tu supporter ça ?
-Y a rien d’autre. C’est ça, une série sur des cadavres ou un jeu télévisé avec des abrutis.
Je fixai ma mère qui s’attaquait avec zèle aux tâches sur le robinet.
-En parlant de jeu, je suis en train d’en jouer un, en ce moment, il est vraiment dur, fis-je.
-Un jeu vidéo ?
-Disons un jeu de rôle à taille réelle.
-Je vois pas ce que c’est, répondit-elle en continuant de travailler.
-C’est pas grave. Je dois accomplir une mission, mais elle s’avère plus ardue que prévue.
-Ah…
-Je sais pas comment m’y prendre, j’ai une cible, et à chaque fois que j’essaie de l’avoir, elle m’échappe…
-Peut-être n’adoptes-tu pas la bonne technique ?
Je gardai le silence.
-C’est-à-dire ? demandai-je, intrigué.
-Tu comptes en faire quoi de ta cible ?
-La tuer.
-Charmant.
-C’est vraiment indispensable pour que je puisse avancer.
-Eh bien, commence par analyser ses points faibles, enregistre-les et sers-t-en contre elle.
-Oui… Un point faible… mais comment le détecter ?
-Tout le monde a un point faible, Matthieu, mais on a beau tout faire pour le cacher, il est toujours décelable. Et cette incapacité à le dissimuler constitue un deuxième point faible…
-Donc, si je comprends bien, personne n’est parfait, tout le monde a des défauts…
Elle se posa contre le plan de travail et me regarda.
-Défaut et point faible sont deux choses différentes. Un point faible est un défaut, mais un défaut n’est pas un point faible.
-Comment ça ?
-Nous avons tous des défauts ; et je pense que c’est ça qui nous donne une humanité. L’homme ne saurait vivre sans son imperfection, il a besoin de bâtir sur ce qui est déjà construit… Le point faible est une erreur qu’il doit surmonter…
-Mais si, par exemple, un soldat au combat a un bras invalide, c’est un défaut, et en même temps un point faible, non ?
-Non.
-Non ?
-Non.
-Pourquoi ?
-Parce que tout ce qui est du domaine physique n’est pas, à mon sens, susceptible d’être répertorié comme un travers…
-Donc Elephant Man n’a pas de défauts sur le plan physique ?
-Ce n’est pas un défaut, c’est de la malchance.
-Pour moi, ça revient au même : un mec peut être complètement débile, ce n’est pas sa faute mais c’est un défaut.
-Non, Matthieu, écoute… Pourquoi devrions-nous obligatoirement être beaux dans notre société ? Je te ferai remarqué que la beauté est quelque chose de très superficiel : c’est avant tout une question de mode. Le siècle dernier, une femme considérée comme superbe ferait office de gros thon aujourd’hui, et vice-versa. Brad Pitt n’est pas Clark Gable.
Elle s’humecta les lèvres.
-Partout dans la rue, on nous assomme avec des affiches de filles magnifiques qui présentent leurs formes pour des pubs de parfums, de voitures, etc. On ne nous montre que le plus beau. Comme s’il n’y avait que lui qui peut s’en sortir. La société a engendré un culte de la beauté et de l’esthétique, et ceux qui ne peuvent atteindre ce palier… Sont-ils des ingrats pour autant ? Valent-ils moins que ces stars plus maquillées que des voitures volées ? Non, assurément non. Et pourtant, c’est ce qu’ils croient. Alors, ils admirent ces icônes et tentent de les imiter. Et là est leur défaut : le manque de foi en soi-même.
Je regardai Croquette qui mangeait dans sa gamelle.
-Nous sommes obligés de vivre en société n’est-ce pas ? demandai-je.
-Oui, malheureusement. Même caché dans les bois, elle te retrouve…
-Et nous devons suivre ses règles ?
-Sinon, c’est la prison.
-Alors, si je comprends bien, nous sommes forcés d’apparaître sous notre plus bel angle, avec les plus belles intentions et les plus grands projets pour réussir dans la vie ?
-Exactement.
-Donc pour vivre heureux, on se doit d’être hypocrite.
-« Je prends ce monde pour ce qu’il est : un théâtre où chacun doit jouer son rôle ».
-C’est dingue…
-Tu te rendras vite compte que tu dois sans cesse porter un masque ; tu cacheras plein de choses aux gens de ton entourage, même à ceux que tu aimes.
-Oui…
-Mais si je devais rebondir sur ce que tu as dit, je répondrais que… Comment dire ? Pour vivre en paix, il faut mentir… Mais mentir ne conduit pas forcément au bonheur.
J’eus alors une poussée d’adrénaline.
-Maman ?
-Oui ?
-C’est quoi être heureux ?
Ma mère leva les yeux au plafond et sembla réfléchir.
-C’est… C’est vivre au mieux pour nous-même.
-Comment ça ?
-Disons que ça implique une réussite ; je pense qu’on peut se dire heureux quand on a tout ce dont on a besoin, que les personnes que l’on aime ressentent la même chose pour nous et que nous sommes persuadés que rien ne pourra bouleverser ce cadre idyllique…
-Mais… Ce dernier point est impossible, non ?
-Il est éphémère ; quand on est à une fête ou à un banquet avec sa famille et que tout roule pour nous, on ne pense pas à ce qui pourrait nous arracher à cette vie « « parfaite », on oublie les crises, la concurrence, la guerre, etc. C’est le même sentiment qui nous prend lors d’un succès : là, on ne pense qu’à sa réussite et on oublie les autres tracas.
-Donc, on n’est heureux que lorsqu’on est bourré ou dans un instant d’euphorie ?
-Ce n’est pas… Enfin…
-Donc le bonheur comme on l’imagine n’est qu’une illusion, il n’existe pas ?
-Je ne sais pas si on peut avancer une telle chose.
-Un homme qui vit depuis des années avec la femme qu’il aime, des enfants qu’il adore, dans une superbe maison et qui gagne plein d’argent n’est pas heureux… tout le temps ?
-Il est surtout confronté à de nombreuses questions existentielles : suis-je vraiment heureux ? Est-ce que j’aime vraiment ma vie ou est-ce que je me contente de celle-ci en me faisant croire que c’est la meilleure ? Si je pouvais la changer, le ferai-je ? Ai-je tout fait pour être heureux ?
Ma mère tira une chaise vers elle et s’assit.
-Qu’est-ce que je veux ? dit-elle. Au final, la voilà, la vraie interrogation. Qu’est-ce que je souhaite ? Et il est beaucoup plus dur de répondre à cette simple question qu’à n’importe quelle colle, aussi complexe soit-elle, crois-moi…
-Ah oui ?
-Oui…
-Tu te la poses toi ?
-En ce moment, plus que jamais, oui…
-Et alors ?
-Et alors je ne sais pas…
Elle se passa la main dans les cheveux et inspira profondément.
-Je ne sais pas encore…
Je regardai ma madre, la tête penchée, le regard perdu, aussi perdu que son esprit. Elle était dans l’impasse de sa vie ; soit elle faisait demi-tour, soit elle fonçait dans le mur et tentait de le percer…
-Est-ce que tu es heureuse, Maman ?
C’est alors que je vis qu’elle pleurait. En silence, sans sanglots. Seule une larme perlant le long de sa joue droite trahissait sa profonde tristesse. Elle ne répondit pas. Elle restait immobile, les yeux fixant un point invisible sur la table. Puis Croquette sauta sur ses genoux et elle se redressa pour le caresser.
-Je ne sais pas, dit-elle enfin. Je suis heureuse de vous avoir, ta sœur et toi, mais je ne sais pas si je peux en dire de même en général…
Je l’observai longuement ; elle ne levait pas les yeux du chat, elle passait le bout de ses doigts le long de sa colonne vertébrale au rythme de ses ronronnements.
-Changerais-tu de vie si tu le pouvais ? demandai-je.
Elle me jeta alors un regard étrange. Je ne savais si c’était de la colère, du chagrin ou du doute.
-Maintenant que je vous ai, non.
-Et est-ce que tu as tout fait pour être heureuse ?
Ses yeux me transperçaient, comme s’ils cherchaient à déceler la raison de mes questions.
-J’ai… j’ignore si j’ai donné tout ce que j’avais dans ce but, mais je sais que j’ai fait des erreurs…
-Avec Papa ?
Elle se leva et Croquette bondit de ses genoux pour partir dans le salon.
-Il est tard, va te coucher, Matthieu.
Comprenant que je n’aurais pas de réponse, je me mis debout, la saluai, et quittai la cuisine.

Une fois dans mon lit, sous la couverture, dans le noir, je me remémorais la discussion que j’avais eu avec ma mère. Elle n’était pas heureuse, ça se voyait. Elle regrettait sa situation. Elle avait commis des erreurs, des erreurs graves, et elle était à présent dans un sale pétrin. Mais c’était uniquement de sa faute. Ma maternelle essayait de nous le cacher, à nous ses enfants, mais je le savais. Elle était au bout du rouleau.
Être heureux était donc utopique, mais on pouvait aspirer à une meilleure vie. On peut toujours avoir mieux, ou du moins l’espérer. Je savais à présent pourquoi j’appréciais tant les jours où je ne voulais pas tuer ma mère : c’était parce que j’avais besoin de dialoguer avec elle, comme ce soir.
Je n’avais pas eu toutes les réponses que j’attendais ; mais existaient-elle ? Nous marchons tous dans l’obscurité de la grotte de l’ignorance, nous avons tous à disposition la torche de la philosophie pour nous aider à lire les messages de la vérité écrits sur les parois froides et humides. Mais la nature ne nous a pas donné le feu pour nous éclairer…
Daredevil épargne la femme du Caïd.
Je n’en ferais pas de même.


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