Entropy
Par : Cuse
Genre : Action , Science-Fiction
Status : C'est compliqué
Note :
Chapitre 9
Temporiser.
Publié le 06/11/13 à 19:49:14 par Cuse
Eleanor avait trépigné pendant toute la descente en ascenseur, et courait maintenant dans les rues de Rockhill, en direction du bar que nous avions quitté à peine une quinzaine de minutes plus tôt.
A aucun moment Winthorpe n’avaient mentionné avoir réussi à attraper les deux autres activistes. Des rumeurs circulaient à New Haven depuis des années, clamant que les intrus et les Connectés trop instables avaient tendance à disparaitre mystérieusement, mais cela ressemblait beaucoup trop à une légende urbaine pour m’inquiéter.
Je n’avais également pas la moindre idée de la taille que pouvait bien faire Entropy. Etait-ce l’affaire de vingt personnes ? Cent ? Mille ? Dans ce dernier cas, j’entendrais probablement déjà le tumulte, alors que nous n’étions plus qu’à un pâté de maisons de l’établissement.
Pourtant, c’était le néant. Pas une âme en vue, pas le moindre chahut, aucune odeur de révolte. Eleanor poussa la porte du bar, et, là non plus, ce n’était pas la foule des grands jours. Seul le groupe de quatre jeunes était toujours assis, complètement déconnectés de la réalité. Le barman, lui, semblait encore plus patraque qu’un peu plus tôt, comme s’il avait vu un fantôme de ses propres yeux.
« Ils sont dans l’arrière-salle. » soupira-t-il simplement, faisant un vague geste vers une porte située de l’autre côté de la pièce.
Il tendit la main sous son comptoir, et la porte en question s’ouvrit devant nous. Cette fois, enfin, j’entendais un murmure, étouffé mais largement distinguable. Le volume sonore grandissait à chaque pas supplémentaire que nous faisions dans ce couloir fraichement dévoilé, et atteint son paroxysme quand nous débouchâmes dans une large pièce, où un débat virulent faisait rage.
Une trentaine de personnes se trouvaient là, réunies dans un cercle mal organisé, et je devinais deux silhouettes en son centre. Le vacarme cessa rapidement à notre entrée, et l’attention se focalisa d’abord sur Eleanor, dont les yeux laissaient transparaitre de plus en plus d’émotion. Elle se précipita à travers l’assemblée, qui s’écarta sur son passage. J’en profitai pour lui emboiter le pas, soucieux de rester avec mon seul contact, dans cette salle qui empestait la rage et la vengeance. J’entendais des murmures derrière moi, des « c’est lui, l’ingénieur ? », des « je le croyais plus vieux », quelques « qu’est-ce qu’il fout là, lui ? ». Une pointe d’hostilité, mais surtout beaucoup de curiosité. Et puis, tout le monde sembla se désintéresser de moi lorsqu’Eleanor parvint au centre du cercle et s’agenouilla promptement à côté des silhouettes.
Assis sur leurs chaises comme des pantins désarticulés, les deux personnes fixaient le sol d’un œil absent. La première était un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux poivre-et-sel. Il avait sensiblement l’air en bonne santé, si l’on excluait le fait que son esprit semblait se balader quelque part aux confins du système solaire. La seconde, qui captait un peu plus l’attention d’Eleanor, était une jeune femme, environ de son âge. Elle avait le visage tuméfié et un poignet dans le plâtre, et ne réagit pas le moins du monde à notre arrivée soudaine.
« Charlotte ! Charlotte, tu m’entends ? » sanglota Eleanor en secouant son bras valide.
Devant son manque absolu de réponse, elle se releva, et demanda à l’assemblée, les larmes aux yeux :
« Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Qu’est-ce qu’ils leur ont fait ? »
« On ne sait pas. » répondit un homme qui faisait une demi-tête de plus que les autres. « On les a trouvés comme ça à l’arrêt de la navette. »
« Winthorpe les ont torturés ! » cracha une femme de l’autre côté du cercle. « Ils les ont torturés pour connaitre nos plans ! »
« On ne peut plus rester sans rien faire, on n’a plus le droit d’être pacifiques alors que ces enfoirés lobotomisent nos habitants ! » surenchérit la personne derrière elle.
Et la clameur reprit de plus belle, pire encore que lorsque nous étions rentrés. C’était donc cela, le grand sujet des débats. Fallait-il ou non se venger du Grand Méchant Winthorpe ? Peut-être avaient-ils bien fait de m’envoyer, finalement. Malgré tout ce que prônait Eleanor, une partie d’Entropy semblait devenir passablement agressive, toute proche de passer à l’action. Une partie seulement, pas l’intégralité. Un groupe, deux camps. Une véritable poudrière.
Si une vision manichéenne des choses était déjà peu évidente hier, elle l’était encore moins à présent. Winthorpe avaient-ils vraiment torturés ces personnes ? Elles semblaient vidées de leur essence vitale, l’âme déambulant dans le néant. Et pourquoi les renvoyer à Rockhill, prenant le risque évident d’attiser considérablement la colère d’Entropy ? A titre de menace, ou par pure provocation ? Quant au timing, il semblait tout sauf anodin, comme s’il y avait également un message à ma destination derrière tout cela. Beaucoup, beaucoup trop de questions, et pas la moindre réponse.
« Alors, tu vas nous aider, hein ? » lança un blond qui arborait une impressionnante cicatrice sur la joue, me tirant de ma réflexion.
« Vous aider à quoi ? » rétorquai-je, méfiant, alors qu’Eleanor s’était retournée et me fixait de ses yeux embués.
« T’es bien la nouvelle recrue, c’est ça ? Regarde les méthodes de Winthorpe. On a deux personnes lobotomisées pour une action pacifique qui n’a même pas réussi. Sans toi, il y en aurait même eu trois ! Il faut qu’on réagisse. Contre Winthorpe, contre le Système, contre les Connectés qui cautionnent tout ça pour préserver leur soi-disant bien-être ! » s’emporta-t-il, faisant de grands gestes avec ses mains.
Et merde. C’était le pire qu’il puisse arriver. Que l’on me demande de choisir pour l’un de ces clans, le pacifiste ou l’extrémiste, avant même que j’aie eu le temps de demander conseil à Somerset. En vérité, je savais déjà ce qu’il dirait, même si je ne voulais pas l’admettre. Il m’enverrait dans les rangs des ultras, afin de déterminer leurs plans et de les arrêter. Mais si je faisais cela, j’étais certain de perdre la confiance d’Eleanor et de tous ceux qui semblaient avoir encore un sens de la mesure. La jeune femme était mon unique contact. Elle m’avait recruté, elle avait mon échantillon de sang, et c’était son père qui allait m’héberger gratuitement. Sans elle, je n’étais même pas sûr de pouvoir effectivement rejoindre Entropy. Ce timing était vraiment foireux au possible.
« Je ne suis même pas encore Déconnecté. » temporisai-je, levant machinalement les mains en l’air. « Il y a deux jours, je n’avais jamais entendu parler de vous. Est-ce que vous pourriez au moins me laisser un moment pour encaisser tout ça avant de me demander de choisir pour un clan ou pour l’autre ? »
Probablement pas la manœuvre la plus habile, mais en tout cas la meilleure que j’aie en stock à cet instant précis. La situation ne sembla pas se désamorcer, au contraire, pacifistes comme extrémistes semblèrent se tendre encore un peu plus. Tout le monde était incroyablement à cran.
« Ce n’est pas une histoire de clan, » répondit sèchement le type à la cicatrice, « c’est seulement une question d’à quel point tu comptes t’impliquer. Pas besoin d’un ingénieur pour faire pleuvoir ou pour trafiquer des panneaux d’affichage. Par contre, si tu veux montrer à New Haven ce qu’ « entropie » veut vraiment dire, alors on pourrait mettre tes talents à l’épreuve. »
« Arrête, Frank, il a raison ! » intervint Eleanor en se relevant. « On a d’autres préoccupations pour le moment ! Bordel, mais regarde Ben ! Regarde Charlotte ! Avant de chercher à se venger, on pourrait peut-être s’occuper d’eux, non ? Et pour ce qui est de Daniel, c’est la première fois qu’il vient à Rockhill, j’étais supposée le motiver, pour qu’il nous rejoigne ! Nous, Entropy ! Mais avec tes conneries, il ne faudra pas qu’on s’étonne si on laisse filer le premier type depuis un bout de temps qui sait vraiment ce qu’il fait avec le Système ! »
« Ha, bien sûr. Toi, tu cherches juste à gagner du temps, comme ça tu vas encore pouvoir te le taper et t’assurer qu’il restera bien sagement à tes p… »
Une gifle monumentale retentit dans l’assemblée et résonna sur chacun des murs de la pièce. Le dénommé Frank ne l’avait pas vu venir. Ni lui, ni personne, d’ailleurs.
« Ne m’insulte pas. » siffla-t-elle, avec une voix plus menaçante que jamais.
Elle marqua une courte pause, fixant son adversaire du moment droit dans les yeux. Celui-ci se contenta de lui rendre un regard de défi, mais personne n’était dupe. Il s’agissait avant tout de garder la face.
« Viens, Daniel. Je dois te parler. » commanda la jeune femme, alors que la joue de Frank commençait déjà à rougir.
Un instant, je crus qu’elle allait me trainer par la main, comme un petit enfant que l’on emmène à l’écart pour le gronder. Même si ma fierté m’empêchait quelque peu de l’admettre, il était certain qu’elle venait de me sauver la mise. Temporairement, du moins. Mais dans ma situation, le temps était d’une grande importance.
Elle brisa de nouveau le cercle, et je lui emboitai le pas, jusqu’à ce que nous nous retrouvions dans le couloir exigu qui menait au bar. Brusquement, elle se retourna vers moi, et chuchota, la voix toujours déformée par l’émotion :
« Mais qu’est-ce que tu fous ? Tu ne lui as pas dit oui, mais tu n’as pas non plus dit non ! Ne me dis pas que tu envisages de bosser avec ces psychopathes ? C’est l’histoire qui se répète, c’est exactement pour ça qu’Entropy s’est dissoute il y a six ans ! Parce qu’on s’est divisés, que certains ont cherché à mener des actions plus extrêmes, et qu’il y a eu des victimes innocentes ! Six ans à faire profil bas, six ans à regarder mon père se morfondre parce qu’il culpabilise toujours autant d’avoir été au centre de tout ça ! Frank et les autres ont peut-être oublié, mais pas moi, Daniel. »
Elle avait fourni un effort considérable pour garder sa voix basse, mais je sentais qu’elle voulait hurler, me prendre par les épaules, et me secouer dans tous les sens. Elle était à des années-lumière de se douter que le choix ne m’appartenait pas, que si cela ne tenait qu’à moi, je n’aurais jamais mis les pieds dans sa ville. Il ne me restait plus qu’à faire ce que je soupçonnais devenir mon crédo pour les jours à venir. Sauver les meubles. Survivre, tout simplement.
« Désolé, » m’excusai-je, chuchotant à mon tour, « j’ai cru pouvoir désamorcer la tension en ne répondant pas à sa question, mais j’ai fait pire que bien. Combien est-ce qu’ils sont, à vouloir durcir vos actions ? C’était l’intégralité d’Entropy, ce que je viens de voir ? »
La logique aurait voulu que je conclues cette conversation et que je retourne à New Haven la queue entre les jambes, mais c’était plus fort que moi. Il me fallait grappiller quelques réponses, il me fallait en savoir un peu plus sur tout ce bordel qui m’entourait soudain.
« Ils ne sont encore qu’une minorité, et heureusement. » soupira la jeune femme, s’adossant contre le mur poussiéreux. « Quant à Entropy… nous sommes plus que ça, mais je n’ai aucune idée du nombre exact. Le double, peut-être. Nous ne sommes pas précisément organisés, il n’y a pas de leaders définis, pas de hiérarchie véritable. La parole des plus doués et des plus anciens a plus de valeur, mais c’est tout. Il est beaucoup plus facile de tuer un animal dont on distingue clairement la tête, non ? »
« Je suppose… » répondis-je simplement, essayant de compter dans mes souvenirs le nombre de personnes présentes dans la pièce afin de pouvoir donner un chiffre approximatif à Somerset.
« Tu devrais rentrer à New Haven. » reprit-elle, se décollant de nouveau du mur et posant sa main sur mon avant-bras. « La machine prendra un peu plus d’une journée pour se configurer sur tes nanomachines grâce au prélèvement que je t’ai fait. Reviens demain soir avec tes affaires, tu pourras t’installer directement à l’hôtel. Fais gaffe à toi, là-bas. Je n’ai pas envie qu’il t’arrive la même chose qu’à Charlotte. »
Elle se pencha vers moi, déposa un baiser sur ma joue, puis fit volte-face et se dirigea de nouveau vers la grande salle où le vacarme avait sensiblement repris. Je partis dans la direction opposée, avisant le petit interrupteur qui ouvrait la porte menant au bar. Je l’actionnai, et la trappe s’ouvrit dans un léger bruissement.
« Daniel ? » appela Eleanor derrière moi.
Je me retournai, et la vis à l’autre extrémité du couloir, me regardant de ses grands yeux verts, un petit sourire sur les lèvres.
« Merci de m’avoir sauvée, l’autre soir. Sans toi, je serais dans le même état qu’eux à l’heure qu’il est. » lança-t-elle simplement, la voix tremblotante mais remplie d’une sincère gratitude.
« Tout le plaisir est pour moi. » répliquai-je en lui rendant son sourire, un peu par réflexe, avant de tourner les talons et de retrouver la salle principale du bar, bien mieux éclairée.
Après tout ce qu’il venait de se passer aujourd’hui, les nanomachines étaient bel et bien la seule raison qui m’empêchait de m’asseoir au comptoir et de boire verre après verre jusqu’à ce que mort s’ensuive. Heureusement, cette ultime raison était sur le point de sauter, tout comme le reste.
A aucun moment Winthorpe n’avaient mentionné avoir réussi à attraper les deux autres activistes. Des rumeurs circulaient à New Haven depuis des années, clamant que les intrus et les Connectés trop instables avaient tendance à disparaitre mystérieusement, mais cela ressemblait beaucoup trop à une légende urbaine pour m’inquiéter.
Je n’avais également pas la moindre idée de la taille que pouvait bien faire Entropy. Etait-ce l’affaire de vingt personnes ? Cent ? Mille ? Dans ce dernier cas, j’entendrais probablement déjà le tumulte, alors que nous n’étions plus qu’à un pâté de maisons de l’établissement.
Pourtant, c’était le néant. Pas une âme en vue, pas le moindre chahut, aucune odeur de révolte. Eleanor poussa la porte du bar, et, là non plus, ce n’était pas la foule des grands jours. Seul le groupe de quatre jeunes était toujours assis, complètement déconnectés de la réalité. Le barman, lui, semblait encore plus patraque qu’un peu plus tôt, comme s’il avait vu un fantôme de ses propres yeux.
« Ils sont dans l’arrière-salle. » soupira-t-il simplement, faisant un vague geste vers une porte située de l’autre côté de la pièce.
Il tendit la main sous son comptoir, et la porte en question s’ouvrit devant nous. Cette fois, enfin, j’entendais un murmure, étouffé mais largement distinguable. Le volume sonore grandissait à chaque pas supplémentaire que nous faisions dans ce couloir fraichement dévoilé, et atteint son paroxysme quand nous débouchâmes dans une large pièce, où un débat virulent faisait rage.
Une trentaine de personnes se trouvaient là, réunies dans un cercle mal organisé, et je devinais deux silhouettes en son centre. Le vacarme cessa rapidement à notre entrée, et l’attention se focalisa d’abord sur Eleanor, dont les yeux laissaient transparaitre de plus en plus d’émotion. Elle se précipita à travers l’assemblée, qui s’écarta sur son passage. J’en profitai pour lui emboiter le pas, soucieux de rester avec mon seul contact, dans cette salle qui empestait la rage et la vengeance. J’entendais des murmures derrière moi, des « c’est lui, l’ingénieur ? », des « je le croyais plus vieux », quelques « qu’est-ce qu’il fout là, lui ? ». Une pointe d’hostilité, mais surtout beaucoup de curiosité. Et puis, tout le monde sembla se désintéresser de moi lorsqu’Eleanor parvint au centre du cercle et s’agenouilla promptement à côté des silhouettes.
Assis sur leurs chaises comme des pantins désarticulés, les deux personnes fixaient le sol d’un œil absent. La première était un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux poivre-et-sel. Il avait sensiblement l’air en bonne santé, si l’on excluait le fait que son esprit semblait se balader quelque part aux confins du système solaire. La seconde, qui captait un peu plus l’attention d’Eleanor, était une jeune femme, environ de son âge. Elle avait le visage tuméfié et un poignet dans le plâtre, et ne réagit pas le moins du monde à notre arrivée soudaine.
« Charlotte ! Charlotte, tu m’entends ? » sanglota Eleanor en secouant son bras valide.
Devant son manque absolu de réponse, elle se releva, et demanda à l’assemblée, les larmes aux yeux :
« Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Qu’est-ce qu’ils leur ont fait ? »
« On ne sait pas. » répondit un homme qui faisait une demi-tête de plus que les autres. « On les a trouvés comme ça à l’arrêt de la navette. »
« Winthorpe les ont torturés ! » cracha une femme de l’autre côté du cercle. « Ils les ont torturés pour connaitre nos plans ! »
« On ne peut plus rester sans rien faire, on n’a plus le droit d’être pacifiques alors que ces enfoirés lobotomisent nos habitants ! » surenchérit la personne derrière elle.
Et la clameur reprit de plus belle, pire encore que lorsque nous étions rentrés. C’était donc cela, le grand sujet des débats. Fallait-il ou non se venger du Grand Méchant Winthorpe ? Peut-être avaient-ils bien fait de m’envoyer, finalement. Malgré tout ce que prônait Eleanor, une partie d’Entropy semblait devenir passablement agressive, toute proche de passer à l’action. Une partie seulement, pas l’intégralité. Un groupe, deux camps. Une véritable poudrière.
Si une vision manichéenne des choses était déjà peu évidente hier, elle l’était encore moins à présent. Winthorpe avaient-ils vraiment torturés ces personnes ? Elles semblaient vidées de leur essence vitale, l’âme déambulant dans le néant. Et pourquoi les renvoyer à Rockhill, prenant le risque évident d’attiser considérablement la colère d’Entropy ? A titre de menace, ou par pure provocation ? Quant au timing, il semblait tout sauf anodin, comme s’il y avait également un message à ma destination derrière tout cela. Beaucoup, beaucoup trop de questions, et pas la moindre réponse.
« Alors, tu vas nous aider, hein ? » lança un blond qui arborait une impressionnante cicatrice sur la joue, me tirant de ma réflexion.
« Vous aider à quoi ? » rétorquai-je, méfiant, alors qu’Eleanor s’était retournée et me fixait de ses yeux embués.
« T’es bien la nouvelle recrue, c’est ça ? Regarde les méthodes de Winthorpe. On a deux personnes lobotomisées pour une action pacifique qui n’a même pas réussi. Sans toi, il y en aurait même eu trois ! Il faut qu’on réagisse. Contre Winthorpe, contre le Système, contre les Connectés qui cautionnent tout ça pour préserver leur soi-disant bien-être ! » s’emporta-t-il, faisant de grands gestes avec ses mains.
Et merde. C’était le pire qu’il puisse arriver. Que l’on me demande de choisir pour l’un de ces clans, le pacifiste ou l’extrémiste, avant même que j’aie eu le temps de demander conseil à Somerset. En vérité, je savais déjà ce qu’il dirait, même si je ne voulais pas l’admettre. Il m’enverrait dans les rangs des ultras, afin de déterminer leurs plans et de les arrêter. Mais si je faisais cela, j’étais certain de perdre la confiance d’Eleanor et de tous ceux qui semblaient avoir encore un sens de la mesure. La jeune femme était mon unique contact. Elle m’avait recruté, elle avait mon échantillon de sang, et c’était son père qui allait m’héberger gratuitement. Sans elle, je n’étais même pas sûr de pouvoir effectivement rejoindre Entropy. Ce timing était vraiment foireux au possible.
« Je ne suis même pas encore Déconnecté. » temporisai-je, levant machinalement les mains en l’air. « Il y a deux jours, je n’avais jamais entendu parler de vous. Est-ce que vous pourriez au moins me laisser un moment pour encaisser tout ça avant de me demander de choisir pour un clan ou pour l’autre ? »
Probablement pas la manœuvre la plus habile, mais en tout cas la meilleure que j’aie en stock à cet instant précis. La situation ne sembla pas se désamorcer, au contraire, pacifistes comme extrémistes semblèrent se tendre encore un peu plus. Tout le monde était incroyablement à cran.
« Ce n’est pas une histoire de clan, » répondit sèchement le type à la cicatrice, « c’est seulement une question d’à quel point tu comptes t’impliquer. Pas besoin d’un ingénieur pour faire pleuvoir ou pour trafiquer des panneaux d’affichage. Par contre, si tu veux montrer à New Haven ce qu’ « entropie » veut vraiment dire, alors on pourrait mettre tes talents à l’épreuve. »
« Arrête, Frank, il a raison ! » intervint Eleanor en se relevant. « On a d’autres préoccupations pour le moment ! Bordel, mais regarde Ben ! Regarde Charlotte ! Avant de chercher à se venger, on pourrait peut-être s’occuper d’eux, non ? Et pour ce qui est de Daniel, c’est la première fois qu’il vient à Rockhill, j’étais supposée le motiver, pour qu’il nous rejoigne ! Nous, Entropy ! Mais avec tes conneries, il ne faudra pas qu’on s’étonne si on laisse filer le premier type depuis un bout de temps qui sait vraiment ce qu’il fait avec le Système ! »
« Ha, bien sûr. Toi, tu cherches juste à gagner du temps, comme ça tu vas encore pouvoir te le taper et t’assurer qu’il restera bien sagement à tes p… »
Une gifle monumentale retentit dans l’assemblée et résonna sur chacun des murs de la pièce. Le dénommé Frank ne l’avait pas vu venir. Ni lui, ni personne, d’ailleurs.
« Ne m’insulte pas. » siffla-t-elle, avec une voix plus menaçante que jamais.
Elle marqua une courte pause, fixant son adversaire du moment droit dans les yeux. Celui-ci se contenta de lui rendre un regard de défi, mais personne n’était dupe. Il s’agissait avant tout de garder la face.
« Viens, Daniel. Je dois te parler. » commanda la jeune femme, alors que la joue de Frank commençait déjà à rougir.
Un instant, je crus qu’elle allait me trainer par la main, comme un petit enfant que l’on emmène à l’écart pour le gronder. Même si ma fierté m’empêchait quelque peu de l’admettre, il était certain qu’elle venait de me sauver la mise. Temporairement, du moins. Mais dans ma situation, le temps était d’une grande importance.
Elle brisa de nouveau le cercle, et je lui emboitai le pas, jusqu’à ce que nous nous retrouvions dans le couloir exigu qui menait au bar. Brusquement, elle se retourna vers moi, et chuchota, la voix toujours déformée par l’émotion :
« Mais qu’est-ce que tu fous ? Tu ne lui as pas dit oui, mais tu n’as pas non plus dit non ! Ne me dis pas que tu envisages de bosser avec ces psychopathes ? C’est l’histoire qui se répète, c’est exactement pour ça qu’Entropy s’est dissoute il y a six ans ! Parce qu’on s’est divisés, que certains ont cherché à mener des actions plus extrêmes, et qu’il y a eu des victimes innocentes ! Six ans à faire profil bas, six ans à regarder mon père se morfondre parce qu’il culpabilise toujours autant d’avoir été au centre de tout ça ! Frank et les autres ont peut-être oublié, mais pas moi, Daniel. »
Elle avait fourni un effort considérable pour garder sa voix basse, mais je sentais qu’elle voulait hurler, me prendre par les épaules, et me secouer dans tous les sens. Elle était à des années-lumière de se douter que le choix ne m’appartenait pas, que si cela ne tenait qu’à moi, je n’aurais jamais mis les pieds dans sa ville. Il ne me restait plus qu’à faire ce que je soupçonnais devenir mon crédo pour les jours à venir. Sauver les meubles. Survivre, tout simplement.
« Désolé, » m’excusai-je, chuchotant à mon tour, « j’ai cru pouvoir désamorcer la tension en ne répondant pas à sa question, mais j’ai fait pire que bien. Combien est-ce qu’ils sont, à vouloir durcir vos actions ? C’était l’intégralité d’Entropy, ce que je viens de voir ? »
La logique aurait voulu que je conclues cette conversation et que je retourne à New Haven la queue entre les jambes, mais c’était plus fort que moi. Il me fallait grappiller quelques réponses, il me fallait en savoir un peu plus sur tout ce bordel qui m’entourait soudain.
« Ils ne sont encore qu’une minorité, et heureusement. » soupira la jeune femme, s’adossant contre le mur poussiéreux. « Quant à Entropy… nous sommes plus que ça, mais je n’ai aucune idée du nombre exact. Le double, peut-être. Nous ne sommes pas précisément organisés, il n’y a pas de leaders définis, pas de hiérarchie véritable. La parole des plus doués et des plus anciens a plus de valeur, mais c’est tout. Il est beaucoup plus facile de tuer un animal dont on distingue clairement la tête, non ? »
« Je suppose… » répondis-je simplement, essayant de compter dans mes souvenirs le nombre de personnes présentes dans la pièce afin de pouvoir donner un chiffre approximatif à Somerset.
« Tu devrais rentrer à New Haven. » reprit-elle, se décollant de nouveau du mur et posant sa main sur mon avant-bras. « La machine prendra un peu plus d’une journée pour se configurer sur tes nanomachines grâce au prélèvement que je t’ai fait. Reviens demain soir avec tes affaires, tu pourras t’installer directement à l’hôtel. Fais gaffe à toi, là-bas. Je n’ai pas envie qu’il t’arrive la même chose qu’à Charlotte. »
Elle se pencha vers moi, déposa un baiser sur ma joue, puis fit volte-face et se dirigea de nouveau vers la grande salle où le vacarme avait sensiblement repris. Je partis dans la direction opposée, avisant le petit interrupteur qui ouvrait la porte menant au bar. Je l’actionnai, et la trappe s’ouvrit dans un léger bruissement.
« Daniel ? » appela Eleanor derrière moi.
Je me retournai, et la vis à l’autre extrémité du couloir, me regardant de ses grands yeux verts, un petit sourire sur les lèvres.
« Merci de m’avoir sauvée, l’autre soir. Sans toi, je serais dans le même état qu’eux à l’heure qu’il est. » lança-t-elle simplement, la voix tremblotante mais remplie d’une sincère gratitude.
« Tout le plaisir est pour moi. » répliquai-je en lui rendant son sourire, un peu par réflexe, avant de tourner les talons et de retrouver la salle principale du bar, bien mieux éclairée.
Après tout ce qu’il venait de se passer aujourd’hui, les nanomachines étaient bel et bien la seule raison qui m’empêchait de m’asseoir au comptoir et de boire verre après verre jusqu’à ce que mort s’ensuive. Heureusement, cette ultime raison était sur le point de sauter, tout comme le reste.
07/11/13 à 08:25:26
La bonne odeur de révolte
Je sens que ça va devenir épique.
Sous Ite !
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