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Entropy


Par : Cuse
Genre : Action, Science-Fiction
Statut : C'est compliqué



Chapitre 12 : Et puis renaitre.


Publié le 16/01/2016 à 22:49:18 par Cuse

Intérieurement, je bénissais Eleanor. Malgré son impatience et son excitation évidentes, elle me laissait tout le temps du monde. Plantée au milieu de la pièce, elle me regardait tenter de déchiffrer les innombrables hologrammes qui tapissaient les murs. Après de longues secondes de contemplation, je finis par comprendre l’idée générale. Toutes ces données servaient à traquer les nanomachines dans les moindres recoins de mon organisme, en pistant leur signature électronique, propre à chaque individu. C’était précisément pour cette raison qu’il était si important de calibrer la machine avec un échantillon de sang. Un maillage trop large, et vous conserviez une partie de vos nanos, insuffisantes en nombre pour occuper tout votre corps, ce qui pouvait causer toutes sortes de problèmes. Un maillage trop fin, et votre sang se transformait pratiquement en soupe, ce qui avait un petit côté Jesus Christ en beaucoup moins glamour.

Quand enfin je me décidai à m’avancer vers le centre de la pièce, Eleanor fit un pas en arrière, me laissant le champ libre. Sa main imperceptiblement tendue vers moi, sa robe prenait des reflets insoupçonnés sous la lumière froide des lampe à LED, le tout presque au ralenti, comme si le temps n’avait plus cours entre ces murs. Je m’allongeai sur le plastique imitation cuir noir du fauteuil, et fermai brièvement les yeux, prenant une profonde respiration. Je bloquai celle-ci dans un infime sursaut lorsque les doigts fins de la jeune femme caressèrent mes cheveux avant de se poser sur mon épaule. J’ouvris mes paupières à nouveau, et croisai son regard tendre planté dans le mien. Ils restèrent accrochés une poignée de secondes avant que son attention ne se désintéresse de ma personne et se focalise sur la porte d’entrée, sans que son expression ne perde en affection, bien au contraire. Je réalisai qu’un homme se trouvait dans l’encadrement, nous observant avec bienveillance. Si ses intenses yeux verts-jaunes laissaient déjà très peu de place au doute, Eleanor se chargea de dissiper complètement celui-ci en faisant les présentations :

« Daniel, je te présente mon père, Charlie. Papa, …
-Ah, voilà donc la fameuse recrue dont tu n’as pas cessé de parler ces derniers jours, la coupa-t-il d’une voix douce, alors que je le saluais poliment d’un hochement de tête. Honoré de faire ta connaissance, Daniel. Ellie, tout est prêt ?
-Il ne me reste plus qu’à le brancher et on pourra commencer », répondit-elle fièrement.

Elle contourna le fauteuil, se dressa sur la pointe des pieds et attrapa la poignée d’un large appareil, accroché au plafond par un bras pivotant. Elle le déplaça légèrement de sorte à bien l’aligner avec mon corps. Fonctionnant vaguement comme une machine à rayons X, il allait envoyer un signal électromagnétique à travers tout mon organisme, calibré de sorte à faire entrer les nanomachines en vibration. Celles-ci, complètement inoffensives, étaient mesurées par la multitude de capteurs, permettant ainsi de déterminer s’il restait des nanomachines dans le sang de l’hôte, et le cas échéant, où elles se planquaient.

Toujours avec cette même douceur, comme si chacun de ses mouvements était un pas de danse, Eleanor entreprit ensuite d’attacher mes poignets aux accoudoirs du fauteuil. J’en connaissais pertinemment la raison et, bien que légèrement nerveux, je ne me débattis pas le moins du monde.

« Les liens sont nécessaires pour être certains que les cathéters ne se décrocheront pas d’un faux mouvement de ta part », tint-elle néanmoins à expliquer.

A la fin de cette phrase, elle ouvrit de nouveau la bouche pour rajouter quelque chose, mais se ravisa dans un petit sourire en coin. Tournée vers moi, elle désigna furtivement son père d’un regard amusé, et je compris qu’elle venait probablement de filtrer une blague indécente au dernier moment. Mon discret rire se transforma en un grognement surpris quand la jeune femme enfonça l’aiguille dans une veine de mon avant-bras gauche. A son tour, mon reproche sarcastique fut interrompu lorsqu’elle profita de mon inattention pour m’embrocher le bras droit. Frustré de m’être fait surprendre deux fois en une poignée de secondes, je restai silencieux pendant qu’elle connectait des tubes aux cathéters et vérifiait qu’ils couraient bien jusqu’à la purgeuse.

Virevoltant gracieusement, Eleanor se tourna vers son géniteur et leva son pouce en l’air. Celui-ci délaissa enfin l’encadrement de la porte auquel il était resté adossé, et s’approcha lentement de la console centrale.

« Pas de regrets, Daniel ? » demanda-t-il, la main lévitant au-dessus de ce que je supposais être le bouton de lancement du programme.
« Un seul. Si ça tourne mal, j’aurais voulu être enterré avec un autre caleçon. »

J’avais moins lancé cela pour faire de l’humour que pour faire diversion, par crainte que ma réponse négative ne sonne pas assez convaincante. Cela sembla lui suffire, car il pressa l’hologramme avec un sourire amusé. Aussitôt, je vis mon sang se mettre à remplir le cathéter de gauche et migrer lentement vers la purgeuse. Il disparut dans la machine pendant quelques secondes avant d’en ressortir par le second tube, absolument identique à l’œil nu. J’observai sa progression minutieuse vers mon poignet droit, appréhendant un peu la réaction de mon corps à ce sang neuf. Quand, enfin, la coulée d’hémoglobine plongea dans mes veines, le résultat fut particulièrement décevant. Ni douleur ni plaisir, ni somnolence ni éveil, je me sentais profondément inchangé. Pourtant, les hologrammes s’illuminaient devant mes yeux comme autant de sapins de Noel. Eleanor croisa mon regard inquisiteur et sembla y lire ce qui me tracassait :

« Tout le monde ne réagit pas de la même façon à la purge. Certains font le trip de leur vie, d’autres s’endorment presque. Parfois, le corps réagit dès la première goutte de sang pur, parfois cela met deux ou trois litres. On est habitués à faire ça. Si quelque chose va de travers, on te préviendra. »

Frustré, je me renfrognai sur le fauteuil et attendis. Quelques minutes ou quelques heures, impossible à déterminer dans cette salle hors du temps. J’échangeais quelques banalités avec Charlie ou avec Eleanor pour tromper l’ennui, ayant abandonné l’idée de décrypter les hologrammes depuis bien longtemps. Le cinquantenaire finit soudain par sortir de sa torpeur, focalisant son attention sur une partie du mur :

« Ellie, tu vois ça ? »
La jeune femme s’approcha de lui, plissa les yeux, et sembla perdre de son assurance pour la première fois de la journée.
« On dirait que ses nanos sont programmées pour se concentrer sur son cerveau coute que coute. La purge en est à 80% dans le reste du corps, mais à peine 2% dans sa tête… qu’est-ce que ça signifie ?
-J’en sais rien, je n’ai jamais vu ça auparavant, répondit son géniteur. Cela dit, ça explique pourquoi il ne ressent encore aucun effet… Même s’il commençait à avoir des crampes en l’absence de nanos dans ses membres, celles de son cerveau bloqueraient toujours la douleur. »

Ils se retournèrent vers moi, me demandèrent si j’avais reçu un programme particulier, une injection spéciale, une version personnelle du Système, quoi que ce soit d’anormal. Tant bien que mal, je m’efforçai de raconter toutes les modifications que je m’étais inoculées au sein de la stupide petite compétition que j’avais menée avec mes camarades de promo, espérant ne pas m’être planté dans l’un ou l’autre de mes programmes pirates et avoir irrémédiablement corrompu mes nanomachines. Cependant, une autre possibilité trainait au fond de ma tête, que je ne pouvais bien entendu pas évoquer. Cette ultime manipulation de Somerset, était-ce vraiment une sauvegarde ? Ou m’avait-il implanté quelque chose d’autre, à mon insu ?

Ces considérations nous occupèrent quelques temps, sans pour autant que nous ne nous soyons rapprochés d’une réponse cohérente. Elles furent interrompues par une nouvelle sensation qui me traversa le corps de part en part. Chacun de mes membres s’engourdit, l’un après l’autre, comme si j’en perdais lentement le contrôle. Et puis, mes sens revinrent à la vie, décuplés, métamorphosés. C’était comme si je venais de soudain prendre conscience de chaque veine de mon corps, comme si chaque muscle manifestait son humeur du moment, comme si chaque nerf sortait d’un long sommeil. Cela ne dura qu’une poignée d’étranges secondes, et quand l’effet s’atténua j’eus l’audace de croire que le plus dur était derrière moi. En réalité, ce n’étaient que les premières fusées du feu d’artifice, celles que l’on tirait pour capter l’attention des spectateurs avant de sortir le grand jeu.

La suite des évènements fut relativement indescriptible. Naufragé submergé par les flots, tabassé par les lames, soldat roulé en boule derrière un obstacle de fortune, assourdi par le sifflement des balles, j’étais un lapin sur un champ de mines, j’étais un hérisson traversant l’autoroute, j’étais un fétu de paille au cœur de la tornade. J’avais mal, peur, froid, faim, j’avais envie de sauter, baiser, crier, dormir, j’étais heureux, triste, courageux, téméraire, l’absolu et le néant, le tout et le rien. Je ne voyais plus Eleanor, Charlie ou la purgeuse, je baissais les yeux à la recherche de mon ventre ou de mes pieds et ne les trouvais pas. Mon cerveau était devenu fou, autodestructeur, il inventait des stimuli puis leur envoyait des réponses complètement disproportionnées, traitait ces dernières comme de nouveaux signaux et y répliquait, encore et encore.

Lorsqu’enfin, la réalité sembla reprendre le pas que mon délirium, la première chose dont je repris conscience fut ma respiration, forte et haletante. Mes fesses ne touchaient même plus le fauteuil, tant je m’étais cambré comme un possédé en plein exorcisme. Je sentis une main posée sur mon épaule, et les petits doigts fins qui se dévoilèrent à ma vue quand je tournai péniblement la tête ne laissaient planer aucun doute sur sa propriétaire. Ils glissèrent sur ma nuque et vinrent se perdre dans mes cheveux, avec une délicieuse douceur qui parvint progressivement à m’apaiser.

« C’est fini… » chuchota Eleanor au creux de mon oreille, sans cesser de caresser mon scalp.
« Et ce n’était vraiment pas une mince affaire, continua son père, la voix légèrement haletante elle aussi. Je n’ai jamais vu quelqu’un se débattre comme ça. Plusieurs fois on a cru en avoir terminé, avant de réaliser que des nanomachines s’étaient planquées dans un recoin de ton corps. Incroyable. On a mis plus de trois heures à tout extraire… »
Eleanor redressa le dossier du fauteuil tout en défaisant les liens qui me meurtrissaient les poignets et les chevilles, alors que Charlie approchait doucement, un petit objet à la main. Il le pinça entre deux doigts et l’amena devant mes yeux. Une petite éprouvette, fermée hermétiquement, remplie d’une poudre noire d’une extrême finesse.
« Est-ce que c’est… » articulai-je péniblement tant ma bouche était sèche.
« Tes nanomachines. Mortes, évidemment. On s’est toujours dit que ça faisait un joli souvenir. C’est pour toi. »

A ces mots, il glissa le tube dans la poche de ma chemise, tapota amicalement mon épaule comme j’imaginais le ferait un chirurgien rendant visite à son patient après l’opération, tourna les talons et sortit de la pièce, sans rien ajouter. S’ensuivit un court instant de silence, rompu par un léger soupir. D’un pas félin, Eleanor contourna le siège, entrant dans mon champ de vision pour la première fois depuis ma purge. Mon cœur sauta une mesure. Peut-être même deux. C’était pourtant la même jeune femme qui m’avait amenée ici, mon Alice aux Pays des Merveilles, parée des mêmes yeux verts aux reflets dorés, des mêmes cheveux bruns légèrement décoiffés. Mais sans les nanomachines pour tamiser mes pensées, elle m’apparaissait désormais sous un nouveau jour. Je n’avais jamais vu le soleil qu’à travers les nuages.

« Comment tu te sens ? » demanda Eleanor, les mains sur les hanches.
« Vivant », répondis-je dans un souffle, « dans tous les sens du terme ».
« T’es chiant, tu sais ? D’habitude, à cet instant je propose à la nouvelle recrue de passer au bar prendre la première cuite de sa nouvelle vie…
-… mais ma dernière remonte à il y a deux jours, complétai-je, un sourire en coin. Allez, pour me faire pardonner, je t’invite. »

En guise de réponse, elle me tendit la main afin de m’aider à me relever. Ce fut plus pénible que je ne m’y attendais, mes muscles ayant eu le temps de s’engourdir pendant que mon cerveau, lui, avait joué l’hyperactif. Je réussis enfin à me hisser sur mes pieds, mais Eleanor ne me lâcha pas pour autant. Cela m’attendrit pendant une seconde, avant que je ne comprenne qu’elle m’empêchait pratiquement de tomber. Les nanomachines disparues, l’omniprésent contrôle de la stabilité avait été emporté avec elles. Il faisait partie de l’arsenal de fonctionnalités nécessaires à la prévention des accidents. Perdre l’équilibre était devenu une prouesse en soi, un Connecté aurait pu jouer aux funambules entre deux gratte-ciels de New Haven par un vent de tempête sans jamais craindre pour sa vie. Enfin, pour cela, il aurait déjà fallu que les nanos laissent une telle idée germer dans le cerveau de leur hôte. Ou même tout simplement qu’il y ait du vent à New Haven.

***

Trois heures plus tard, mon équilibre était à nouveau bancal, pour de toutes autres raisons. Le bar s’était révélé plein de membres d’Entropy curieux et enthousiastes venus me rencontrer, et la plupart avaient insisté à m’offrir une bière. Difficile de refuser, en particulier lorsque la proposition était faite en gage d’amitié et de pardon pour l’accueil qui m’avait été réservé dans l’arrière-salle de l’établissement, quelques jours plus tôt. Je devais bien l’avouer, cette seconde impression que me laissait le groupuscule était loin d’être négative. Ses membres semblaient équilibrés, sains d’esprit, l’ambiance bon enfant et détendue. A des années-lumière de l’instabilité et de la violence que m’avait dépeinte Somerset.

Malgré tout, je fus satisfait de constater que le bar se vidait progressivement, ma capacité à encaisser l’alcool, déjà faible à la base, roulant sur la réserve depuis plusieurs pintes déjà. Bientôt, le brouhaha se dissipa, si bien qu’Eleanor et moi pûmes enfin discuter calmement, assis à la même table que celle que nous avions occupée lors de ma première visite. Profitant d’une furtive éclaircie de mon jugement, balloté sur cet océan de malt et de houblon, je remarquai que cette soirée avait été marquée par une absence.

« Dis, Ellie, comment ça se fait que j’ai pas eu l’honneur de trinquer avec ton père ? » demandai-je, appelant la brunette par son surnom pour la première fois, plus pour m’épargner deux syllabes que véritablement par connivence.
« Il ne sort plus beaucoup… pour ainsi dire jamais », soupira-t-elle, de la gravité soudain empreinte sur son visage, contrastant avec l’euphorie qui l’avait habitée toute la soirée. « Ca fait des années et des années qu’il est comme ça. A l'époque il était un membre actif d’Entropy, et… il y a eu un grave accident. Sous le choc, le groupe s’est dissout pendant plusieurs mois, mais il a fini par renaitre de ses cendres. Sans mon père. Il est resté traumatisé, pétrifié par la peur de causer la mort de quelqu’un d’autre, effondré par la culpabilité et le regret. Chaque soir il se planque dans son bureau et picole, pleure, observe son flingue avec contemplation pendant des heures. J’ai peur de le perdre, Dan. J’ai peur de me retrouver toute seule. »

Elle prit une grande lampée de bière, essayant visiblement de retenir ses larmes. Je changeai de place et vins m’asseoir à côté d’elle, la prenant dans mes bras, avec les meilleures intentions du monde. Je me sentais terriblement idiot d’avoir pourri l’ambiance de notre soirée d’une simple question. Je m’engueulais mentalement, fixant les barmen d’un air absent, caressant l’épaule d’Ellie avec douceur. Un souffle chaud m’envahit la nuque, et je mis quelques secondes à réaliser que c’était sa respiration. Baissant la tête, mon regard accrocha le sien. Elle me fixait, les yeux humides mais paradoxalement brulant de cette même flamme qui m’avait réchauffé à maintes reprises ces derniers jours. Je desserrai imperceptiblement l’étreinte de mes bras, et elle approcha lentement son visage du mien, centimètre par centimètre. Elle m’embrassa avec une immense pudeur, à peine une caresse, laissant nos lèvres timidement s’effleurer. Et puis, lorsqu’elle sentit que je lui rendais son baiser, elle décupla l’intensité de celui-ci, soudain prise d’une fougue insoupçonnée, ses mains enserrant mon visage, sa langue embarquant la mienne dans un tango endiablé.


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