Entropy
Par : Cuse
Genre : Action , Science-Fiction
Status : C'est compliqué
Note :
Chapitre 4
Suivre son instinct.
Publié le 26/10/13 à 23:06:23 par Cuse
Il n'y eut de ma part pas de « oh ! » surpris, pas de souffle coupé, et cela sembla la décevoir. Je n'avais jamais entendu ce nom-là de ma vie. Elle me fixa quelques instants, comme si elle cherchait encore une fois à m'évaluer, à déterminer si j'étais apte à en savoir plus sur son grand secret. Et puis, poussant un profond soupir et jetant un rapide coup d'œil à l'appareil posé au pied de l'émetteur, elle prit sa décision :
« Tu ne le réalises peut-être pas, commença-t-elle, mais de plus en plus d'habitants de New Haven se font purger des nanomachines et quittent la ville. Parce qu'ils ne supportent plus la routine, ou parce qu'ils ont peur de l'évolution du Système. Parmi ceux-là, certains décident d'agir, et rejoignent notre groupe. Pour ne pas seulement se sauver eux-mêmes, mais aussi sauver les autres, ceux qui n'ont pas encore réalisé le danger. Alors, ensemble, nous menons des actions clandestines, souvent symboliques, toujours pacifiques. Nous ramenons un peu d'entropie dans la vie des Connectés, un peu d'inattendu et d'imprévu, tout en essayant de vous faire comprendre que si nous pouvons détraquer le Système et que celui-ci dirige votre vie, alors nous avons le pouvoir de pirater votre existence. Et si nous pouvons le faire, n'importe qui le peut, en particulier quelqu'un avec de moins bonnes intentions que les nôtres ! »
Là, ballotté par les bourrasques de vent, frissonnant de la tête aux pieds, j'écoutais le discours passionné de cette jeune femme plantée devant moi. Chaque mot qu'elle prononçait était imprégné d'une telle conviction, d'une telle détermination, que je reculai machinalement d'un pas, ayant peur que l'intensité ne monte encore et que, pour une raison ou pour une autre, elle ne finisse par me tirer dessus, son arme toujours bien serrée dans sa main gantée. En le remarquant, un léger sourire se dessina sur son visage, et elle rangea le pistolet électrique dans son étui, accroché à sa ceinture. Satisfaite de son petit effet, elle retourna auprès de l'émetteur météo, alors que ses paroles résonnaient encore dans ma tête. Je n'étais pas un fan absolu du Système, certes, mais je n'avais jamais envisagé m'en passer pour autant. Ce n'était pas là la grande révélation que ma vie attendait, le tournant de mon existence, non, j'étais juste ivre et cela me rendait facilement impressionnable. Malgré tout, ma curiosité était aiguisée comme jamais.
« Et là, qu'est-ce que tu es en train de faire ? demandai-je en m'approchant de l'antenne.
- Je télécharge un virus dans l'émetteur. D'autres membres du groupe font la même chose sur les deux autres antennes de la ville. Un conseil, demain vers dix heures du matin, ne sors pas. Tu risquerais d'être mouillé. Et pas qu'un peu, répondit la jeune femme, la voix pleine de fierté et d'excitation.
- Vous avez réussi à coder un programme pour dérégler la météo ? soufflai-je, impressionné.
- Oui, mais ça a demandé des semaines de travail et on n'est même pas certains que ça fonctionnera. Nous avons quelques membres assez doués pour ce genre de manipulations, mais il est certain que compter un ingénieur diplômé de la Grande Ecole parmi nos rangs serait certainement très utile, glissa-t-elle dans un clin d'œil. C'est pour ça que l'on peine à se faire entendre. Des semaines entières pour une seule action, et le lendemain le Système est corrigé pour empêcher notre virus de fonctionner une deuxième fois. En plus, même si le coup de la météo est parfait pour créer un peu d'entropie, il ne nous permet pas de signer. Personne ne saura que c'est notre œuvre. Personne ne saura pourquoi c'est arrivé. »
Je ne relevai pas sa proposition à peine dissimulée. En un sens, j'étais amusé, voire rassuré, d'apprendre qu'il existait des opposants au pouvoir incontesté du Système. Même si elle était faible, il fallait une force de l'autre côté de la balance. Cependant, c'était un combat qu'il me plaisait de suivre de l'extérieur, sans m'impliquer. Le divertissement sans les ecchymoses. Ce n'était pas ma guerre. Je n'avais pas étudié les nanomachines pendant cinq ans par simple soif de connaissance, ou juste par ambition. Je cherchais une réponse. Un coupable.
Le vent se calma l'espace d'un court instant, et son sifflement ininterrompu s'estompa suffisamment pour que je décèle un autre bruit venant de ma gauche. A quelques mètres de moi, une machine survolait le toit, stationnaire. Une hélice circulaire montée à l'horizontale, propulsant un petit boitier.
« Hey ! C'est quoi ce truc ? » interpellai-je mon interlocutrice tout en désignant l'engin du doigt.
Elle se retourna, et son expression changea du tout au tout quand elle l'aperçut.
« Merde, c'est un Cypher, ne lui fais pas face ! Bordel, je croyais que c'était une fausse rumeur ! cria-t-elle en détournant le regard.
- Qu'est-ce que c'est ?! paniquai-je, contaminé par sa réaction.
- Un drone-caméra ! Winthorpe commence enfin à nous traquer, on dirait ! Depuis combien de temps est-ce qu'il est là ?
- Je n'en sais rien, je viens seulement de le remarquer !
- Ils seront là d'une minute à l'autre. Il faut que je me tire d'ici ! » haleta-t-elle en rangeant frénétiquement son équipement dans un petit sac en bandoulière.
Essayant toujours de tourner le dos à l'appareil volant, j'allumai mon ICP et affichai le programme de gestion des ascenseurs réservé aux résidents de l'immeuble.
« Tous les ascenseurs descendent en même temps ! C'est pas bon signe ? demandai-je bêtement, alors que la jeune femme courait vers moi.
- Pas bon du tout, répondit-elle, observant l'hologramme. Ils sont en bas. Merde !
- Prends les escaliers ! suggérai-je.
- S'ils ne sont pas complètement stupides, certains attendront au rez-de-chaussée et couvriront les sorties pendant que les autres monteront ici me cueillir !
- Alors viens avec moi ! » criai-je enfin, commençant à courir vers la lourde porte menant à l'intérieur.
Elle eut un moment d'hésitation, mais ne bougea pas. Déjà la poignée dans la main, je me retournai et lui hurlai, tentant de couvrir le lourd sifflement du vent :
« Je vais te planquer chez moi, allez !
- Pourquoi est-ce que tu ferais ça ? Pourquoi est-ce que tu m'aiderais ?
- Je n'en sais rien, peut-être parce que je suis saoul, peut-être parce que je crois que c'est la bonne chose à faire ! T'as ni le temps de tergiverser ni d'autre solution, viens ou fais-toi attraper ! »
Cet argument tout-à-fait valable sembla la convaincre, et elle m'emboita le pas dans la cage d'escalier. Jetant un autre coup d'œil à mon ICP, je vis que l'un des ascenseurs venait d'entamer sa montée. Le timing promettait d'être serré. Nous descendions les marches en en sautant la moitié, agrippés tant bien que mal à la rambarde centrale pour ne pas tomber. Les nanomachines devaient normalement permettre de me garantir un équilibre à toute épreuve, mais je doutai sincèrement que ma petite modification injectée plus tôt dans la soirée ne soit très compatible avec cette fonction. La jeune femme, derrière, semblait nettement en meilleure forme physique, et dévalait les volées de marches avec une grâce et une vitesse impressionnantes. Arrivé à la porte du vingt-troisième étage, je l'ouvris en grand pour la laisser passer avant de m'y engouffrer à mon tour. Puis, sans ralentir l'allure, je me précipitai vers mon appartement, en déverrouillai l'entrée d'un geste expert devant le capteur, et la scène se répéta. Aucun risque d'alerter mes voisins de palier, avec l'insonorisation des murs, un troupeau d'éléphants aurait pu passer dans le couloir sans réveiller personne. Haletant, je fermai la porte et m'adossai à celle-ci tout en rallumant mon ICP, alors que la fugitive reprenait son souffle, les mains posées sur ses genoux. L'ascenseur venait d'arriver au dernier étage. Pile à l'heure.
Je trottai jusque dans le salon, devant la grande baie vitrée. Là, j'attendis quelques secondes, alors que mon invitée imprévue me rejoignait. Je crus apercevoir une lumière dans le reflet de l'immeuble d'en face, furtivement une première fois. Puis, avec certitude, une deuxième. Il y avait bel et bien quelqu'un là-haut, à ses trousses.
« Il ne peut pas nous voir ? demanda-t-elle, restée légèrement en retrait.
- Non. Le vitrage est à cent pourcents. » répondis-je simplement.
Ces fenêtres étaient, un peu comme tout le reste, configurables. A cent pourcents de réflexion, elles se comportaient vues de l'extérieur comme un miroir, ce qui offrait une intimité totale. A l'inverse, à zéro pourcents, pas le moindre reflet, c'était comme si elles n'étaient même pas là.
Je reportai mon attention vers la jeune femme, et vis qu'elle me regardait, méfiante, la main posée sur son arme. Elle semblait prête à courir vers la porte à tout moment.
« De quoi est-ce que tu as peur ? lançai-je d'une voix calme, tentant de montrer ma bonne foi. Je ne peux pas te faire de mal. Tu ne fais peut-être pas confiance au Système, mais il devrait au moins te permettre d'avoir confiance en moi. Tu sais bien que mon agressivité est inhibée.
- Tu dis avoir piraté le contrôle de l'ivresse, tu aurais pu en faire de même avec l'anti-criminalité. De toute façon, ce n'est pas ça qui me rend méfiante.
- Ah, ricanai-je, levant les yeux au ciel. Il y a autant de différence de sécurité entre ces deux fonctions qu'entre la superette du coin et le serveur central de Winthorpe. Si ce n'est pas ça, alors c'est quoi, ton problème ? »
Elle hésita l'espace d'un instant, puis exprima tout de même le fond de sa pensée :
« Tu ne vas pas me balancer ?
- Si j'avais voulu que tu te fasses attraper, je t'aurais laissé en plan là-haut. Je n'ai pas vraiment intérêt à ce que des types de Winthorpe mettent les pieds ici. » expliquai-je en faisant un signe de la tête vers mon bureau.
La jeune femme suivit mon regard, et fit quelques pas en direction de la petite pièce. D'une pression sur mon ICP, j'allumai la lumière dans le couloir, lui permettant ainsi de mieux voir ce qu'elle contenait. Elle resta sur le pas de la porte, alors que je marchais lentement vers elle, mesurant volontairement mes mouvements pour ne pas être perçu comme une menace. Lorsque je l'eus rejointe, elle se tourna vers moi et chuchota simplement :
« Tu disais la vérité, alors...
- Je fais ça assez souvent, ironisai-je, je ne comprends pas pourquoi tout le monde semble aussi surpris à chaque fois.
- Désolée. J'ai un peu de mal à faire confiance à un Connecté.
- Combien de temps tu penses qu'ils vont rester dans l'immeuble ?
- Quelques heures, pronostiqua-t-elle. Je pense qu'ils vont tourner dans chaque étage pour vérifier que je ne me planque pas dans un couloir.
- Ils ne risquent pas de vérifier dans les appartements ? m'inquiétai-je, fixant la porte d'entrée.
- Et avouer qu'ils cherchent une fugitive ? Haha, jamais. Trop d'entropie. »
Son regard accrocha la fiole de scotch, toujours posée sur la table du salon. Elle eut un léger sourire avant de soupirer :
« Je suppose que si je veux vraiment savoir pourquoi tu fais ça pour moi, j'ai intérêt à attendre quelques heures. Là, tu ne m'as pas l'air de penser très clairement.
- Sans doute. Et j'en profiterai pour te demander de me raconter ton histoire, parce que j'ai déjà oublié la moitié de ce que tu m'as raconté sur ton groupe.
- Entropy, corrigea-t-elle.
- Voilà. Ça m'a crevé, toute cette épopée. Je vais me pieuter. Prends mon lit, je vais sur le canapé. Avec les nanomachines, je sentirai à peine la différence de toute façon. »
Elle tourna sur elle-même, fronçant les sourcils, puis me regarda de nouveau avec un sourire gêné.
« La chambre est la deuxième porte à droite, la salle de bain la deuxième à gauche, compris-je après quelques secondes.
- Merci...
- Daniel, conclus-je.
- Moi c'est Eleanor, sourit-elle à nouveau.
- Enchanté. Maintenant que les présentations sont faites, j'espère que tu ne me pilleras ou tueras pas dans mon sommeil », plaisantai-je.
Je prenais cela à la légère, sans doute à cause de l'ébriété, mais le risque était pourtant bien réel. Le Système empêchait deux Connectés de se nuire physiquement l'un à l'autre, mais il ne pouvait rien contre les actes d'un Déconnecté. La jeune femme rit brièvement à ma remarque, secoua la tête de gauche à droite comme pour me dire de ne pas m'en faire, et s'en alla dans la salle de bain après avoir de nouveau murmuré un merci.
Je m'allongeai sur le canapé, luttant contre le sommeil jusqu'à ce qu'Eleanor ne soit entrée dans ma chambre et que tout bruit ait cessé dans l'appartement. Enfin, je configurai mon ICP afin de m'octroyer sept heures de sommeil optimisé, et me laissai sombrer dans les bras de Morphée.
« Tu ne le réalises peut-être pas, commença-t-elle, mais de plus en plus d'habitants de New Haven se font purger des nanomachines et quittent la ville. Parce qu'ils ne supportent plus la routine, ou parce qu'ils ont peur de l'évolution du Système. Parmi ceux-là, certains décident d'agir, et rejoignent notre groupe. Pour ne pas seulement se sauver eux-mêmes, mais aussi sauver les autres, ceux qui n'ont pas encore réalisé le danger. Alors, ensemble, nous menons des actions clandestines, souvent symboliques, toujours pacifiques. Nous ramenons un peu d'entropie dans la vie des Connectés, un peu d'inattendu et d'imprévu, tout en essayant de vous faire comprendre que si nous pouvons détraquer le Système et que celui-ci dirige votre vie, alors nous avons le pouvoir de pirater votre existence. Et si nous pouvons le faire, n'importe qui le peut, en particulier quelqu'un avec de moins bonnes intentions que les nôtres ! »
Là, ballotté par les bourrasques de vent, frissonnant de la tête aux pieds, j'écoutais le discours passionné de cette jeune femme plantée devant moi. Chaque mot qu'elle prononçait était imprégné d'une telle conviction, d'une telle détermination, que je reculai machinalement d'un pas, ayant peur que l'intensité ne monte encore et que, pour une raison ou pour une autre, elle ne finisse par me tirer dessus, son arme toujours bien serrée dans sa main gantée. En le remarquant, un léger sourire se dessina sur son visage, et elle rangea le pistolet électrique dans son étui, accroché à sa ceinture. Satisfaite de son petit effet, elle retourna auprès de l'émetteur météo, alors que ses paroles résonnaient encore dans ma tête. Je n'étais pas un fan absolu du Système, certes, mais je n'avais jamais envisagé m'en passer pour autant. Ce n'était pas là la grande révélation que ma vie attendait, le tournant de mon existence, non, j'étais juste ivre et cela me rendait facilement impressionnable. Malgré tout, ma curiosité était aiguisée comme jamais.
« Et là, qu'est-ce que tu es en train de faire ? demandai-je en m'approchant de l'antenne.
- Je télécharge un virus dans l'émetteur. D'autres membres du groupe font la même chose sur les deux autres antennes de la ville. Un conseil, demain vers dix heures du matin, ne sors pas. Tu risquerais d'être mouillé. Et pas qu'un peu, répondit la jeune femme, la voix pleine de fierté et d'excitation.
- Vous avez réussi à coder un programme pour dérégler la météo ? soufflai-je, impressionné.
- Oui, mais ça a demandé des semaines de travail et on n'est même pas certains que ça fonctionnera. Nous avons quelques membres assez doués pour ce genre de manipulations, mais il est certain que compter un ingénieur diplômé de la Grande Ecole parmi nos rangs serait certainement très utile, glissa-t-elle dans un clin d'œil. C'est pour ça que l'on peine à se faire entendre. Des semaines entières pour une seule action, et le lendemain le Système est corrigé pour empêcher notre virus de fonctionner une deuxième fois. En plus, même si le coup de la météo est parfait pour créer un peu d'entropie, il ne nous permet pas de signer. Personne ne saura que c'est notre œuvre. Personne ne saura pourquoi c'est arrivé. »
Je ne relevai pas sa proposition à peine dissimulée. En un sens, j'étais amusé, voire rassuré, d'apprendre qu'il existait des opposants au pouvoir incontesté du Système. Même si elle était faible, il fallait une force de l'autre côté de la balance. Cependant, c'était un combat qu'il me plaisait de suivre de l'extérieur, sans m'impliquer. Le divertissement sans les ecchymoses. Ce n'était pas ma guerre. Je n'avais pas étudié les nanomachines pendant cinq ans par simple soif de connaissance, ou juste par ambition. Je cherchais une réponse. Un coupable.
Le vent se calma l'espace d'un court instant, et son sifflement ininterrompu s'estompa suffisamment pour que je décèle un autre bruit venant de ma gauche. A quelques mètres de moi, une machine survolait le toit, stationnaire. Une hélice circulaire montée à l'horizontale, propulsant un petit boitier.
« Hey ! C'est quoi ce truc ? » interpellai-je mon interlocutrice tout en désignant l'engin du doigt.
Elle se retourna, et son expression changea du tout au tout quand elle l'aperçut.
« Merde, c'est un Cypher, ne lui fais pas face ! Bordel, je croyais que c'était une fausse rumeur ! cria-t-elle en détournant le regard.
- Qu'est-ce que c'est ?! paniquai-je, contaminé par sa réaction.
- Un drone-caméra ! Winthorpe commence enfin à nous traquer, on dirait ! Depuis combien de temps est-ce qu'il est là ?
- Je n'en sais rien, je viens seulement de le remarquer !
- Ils seront là d'une minute à l'autre. Il faut que je me tire d'ici ! » haleta-t-elle en rangeant frénétiquement son équipement dans un petit sac en bandoulière.
Essayant toujours de tourner le dos à l'appareil volant, j'allumai mon ICP et affichai le programme de gestion des ascenseurs réservé aux résidents de l'immeuble.
« Tous les ascenseurs descendent en même temps ! C'est pas bon signe ? demandai-je bêtement, alors que la jeune femme courait vers moi.
- Pas bon du tout, répondit-elle, observant l'hologramme. Ils sont en bas. Merde !
- Prends les escaliers ! suggérai-je.
- S'ils ne sont pas complètement stupides, certains attendront au rez-de-chaussée et couvriront les sorties pendant que les autres monteront ici me cueillir !
- Alors viens avec moi ! » criai-je enfin, commençant à courir vers la lourde porte menant à l'intérieur.
Elle eut un moment d'hésitation, mais ne bougea pas. Déjà la poignée dans la main, je me retournai et lui hurlai, tentant de couvrir le lourd sifflement du vent :
« Je vais te planquer chez moi, allez !
- Pourquoi est-ce que tu ferais ça ? Pourquoi est-ce que tu m'aiderais ?
- Je n'en sais rien, peut-être parce que je suis saoul, peut-être parce que je crois que c'est la bonne chose à faire ! T'as ni le temps de tergiverser ni d'autre solution, viens ou fais-toi attraper ! »
Cet argument tout-à-fait valable sembla la convaincre, et elle m'emboita le pas dans la cage d'escalier. Jetant un autre coup d'œil à mon ICP, je vis que l'un des ascenseurs venait d'entamer sa montée. Le timing promettait d'être serré. Nous descendions les marches en en sautant la moitié, agrippés tant bien que mal à la rambarde centrale pour ne pas tomber. Les nanomachines devaient normalement permettre de me garantir un équilibre à toute épreuve, mais je doutai sincèrement que ma petite modification injectée plus tôt dans la soirée ne soit très compatible avec cette fonction. La jeune femme, derrière, semblait nettement en meilleure forme physique, et dévalait les volées de marches avec une grâce et une vitesse impressionnantes. Arrivé à la porte du vingt-troisième étage, je l'ouvris en grand pour la laisser passer avant de m'y engouffrer à mon tour. Puis, sans ralentir l'allure, je me précipitai vers mon appartement, en déverrouillai l'entrée d'un geste expert devant le capteur, et la scène se répéta. Aucun risque d'alerter mes voisins de palier, avec l'insonorisation des murs, un troupeau d'éléphants aurait pu passer dans le couloir sans réveiller personne. Haletant, je fermai la porte et m'adossai à celle-ci tout en rallumant mon ICP, alors que la fugitive reprenait son souffle, les mains posées sur ses genoux. L'ascenseur venait d'arriver au dernier étage. Pile à l'heure.
Je trottai jusque dans le salon, devant la grande baie vitrée. Là, j'attendis quelques secondes, alors que mon invitée imprévue me rejoignait. Je crus apercevoir une lumière dans le reflet de l'immeuble d'en face, furtivement une première fois. Puis, avec certitude, une deuxième. Il y avait bel et bien quelqu'un là-haut, à ses trousses.
« Il ne peut pas nous voir ? demanda-t-elle, restée légèrement en retrait.
- Non. Le vitrage est à cent pourcents. » répondis-je simplement.
Ces fenêtres étaient, un peu comme tout le reste, configurables. A cent pourcents de réflexion, elles se comportaient vues de l'extérieur comme un miroir, ce qui offrait une intimité totale. A l'inverse, à zéro pourcents, pas le moindre reflet, c'était comme si elles n'étaient même pas là.
Je reportai mon attention vers la jeune femme, et vis qu'elle me regardait, méfiante, la main posée sur son arme. Elle semblait prête à courir vers la porte à tout moment.
« De quoi est-ce que tu as peur ? lançai-je d'une voix calme, tentant de montrer ma bonne foi. Je ne peux pas te faire de mal. Tu ne fais peut-être pas confiance au Système, mais il devrait au moins te permettre d'avoir confiance en moi. Tu sais bien que mon agressivité est inhibée.
- Tu dis avoir piraté le contrôle de l'ivresse, tu aurais pu en faire de même avec l'anti-criminalité. De toute façon, ce n'est pas ça qui me rend méfiante.
- Ah, ricanai-je, levant les yeux au ciel. Il y a autant de différence de sécurité entre ces deux fonctions qu'entre la superette du coin et le serveur central de Winthorpe. Si ce n'est pas ça, alors c'est quoi, ton problème ? »
Elle hésita l'espace d'un instant, puis exprima tout de même le fond de sa pensée :
« Tu ne vas pas me balancer ?
- Si j'avais voulu que tu te fasses attraper, je t'aurais laissé en plan là-haut. Je n'ai pas vraiment intérêt à ce que des types de Winthorpe mettent les pieds ici. » expliquai-je en faisant un signe de la tête vers mon bureau.
La jeune femme suivit mon regard, et fit quelques pas en direction de la petite pièce. D'une pression sur mon ICP, j'allumai la lumière dans le couloir, lui permettant ainsi de mieux voir ce qu'elle contenait. Elle resta sur le pas de la porte, alors que je marchais lentement vers elle, mesurant volontairement mes mouvements pour ne pas être perçu comme une menace. Lorsque je l'eus rejointe, elle se tourna vers moi et chuchota simplement :
« Tu disais la vérité, alors...
- Je fais ça assez souvent, ironisai-je, je ne comprends pas pourquoi tout le monde semble aussi surpris à chaque fois.
- Désolée. J'ai un peu de mal à faire confiance à un Connecté.
- Combien de temps tu penses qu'ils vont rester dans l'immeuble ?
- Quelques heures, pronostiqua-t-elle. Je pense qu'ils vont tourner dans chaque étage pour vérifier que je ne me planque pas dans un couloir.
- Ils ne risquent pas de vérifier dans les appartements ? m'inquiétai-je, fixant la porte d'entrée.
- Et avouer qu'ils cherchent une fugitive ? Haha, jamais. Trop d'entropie. »
Son regard accrocha la fiole de scotch, toujours posée sur la table du salon. Elle eut un léger sourire avant de soupirer :
« Je suppose que si je veux vraiment savoir pourquoi tu fais ça pour moi, j'ai intérêt à attendre quelques heures. Là, tu ne m'as pas l'air de penser très clairement.
- Sans doute. Et j'en profiterai pour te demander de me raconter ton histoire, parce que j'ai déjà oublié la moitié de ce que tu m'as raconté sur ton groupe.
- Entropy, corrigea-t-elle.
- Voilà. Ça m'a crevé, toute cette épopée. Je vais me pieuter. Prends mon lit, je vais sur le canapé. Avec les nanomachines, je sentirai à peine la différence de toute façon. »
Elle tourna sur elle-même, fronçant les sourcils, puis me regarda de nouveau avec un sourire gêné.
« La chambre est la deuxième porte à droite, la salle de bain la deuxième à gauche, compris-je après quelques secondes.
- Merci...
- Daniel, conclus-je.
- Moi c'est Eleanor, sourit-elle à nouveau.
- Enchanté. Maintenant que les présentations sont faites, j'espère que tu ne me pilleras ou tueras pas dans mon sommeil », plaisantai-je.
Je prenais cela à la légère, sans doute à cause de l'ébriété, mais le risque était pourtant bien réel. Le Système empêchait deux Connectés de se nuire physiquement l'un à l'autre, mais il ne pouvait rien contre les actes d'un Déconnecté. La jeune femme rit brièvement à ma remarque, secoua la tête de gauche à droite comme pour me dire de ne pas m'en faire, et s'en alla dans la salle de bain après avoir de nouveau murmuré un merci.
Je m'allongeai sur le canapé, luttant contre le sommeil jusqu'à ce qu'Eleanor ne soit entrée dans ma chambre et que tout bruit ait cessé dans l'appartement. Enfin, je configurai mon ICP afin de m'octroyer sept heures de sommeil optimisé, et me laissai sombrer dans les bras de Morphée.
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