Les Fantômes Peuvent Mourir
Par : BaliBalo
Genre : Polar , Réaliste
Status : C'est compliqué
Note :
Chapitre 12
Un cheveu dans la soupe
Publié le 08/03/13 à 15:31:34 par BaliBalo
Suite à l’interrogatoire de Line, qui s’était transformé en arrangement, le lieutenant avait pris la précaution de vérifier les éléments qui innocentaient la jeune femme, à savoir le fait qu’elle ne portait pas de bijoux au travail et qu’elle avait perdu le collier plusieurs mois auparavant. Cette deuxième affirmation était impossible à vérifier, contrairement à la première qu’il corrobora en appelant rapidement les trois Bertau et même la secrétaire de Line. Chacun confirma les dires de la jeune PDG et assura qu’elle ne faisait aucune exception, obsédée par le respect de ses habitudes. Ce qui amenait le lieutenant à la question suivante : comment le collier s’était-il retrouvé sur les lieux du crime ? De toute évidence, on l’avait placé là pour diriger les soupçons vers Line, c’était la seule certitude que le lieutenant pouvait en extraire. Les scénarios qu’il échafaudait ensuite et qui expliquaient la présence du bijou étaient encore trop complexes et nombreux pour être plausibles. C’est pourquoi il décida de se concentrer sur l’entretient qui l’attendait : le barman et un des serveurs du restaurant de la victime étaient arrivés à Paris le matin même et devaient actuellement être accueillis au sein de la Brigade. Planchet avait chargé le jeune lieutenant de leur interrogatoire, se réservant l’étude des informations fournies par Line. De toute évidence, la collaboration du commissaire et du lieutenant était repartie sur le bon pied ce qui rassurait Barrais. Cette affaire lui tenait à cœur, il pressentait qu’elle mettrait fin à la souffrance de Line. Le lieutenant constatait, au fil des jours, que malgré les années passées, sa volonté de protéger et de soigner la jeune femme persistait. Il ne savait pas s’il devait s’en inquiéter ou s’en réjouir, s’il s’agissait d’une faiblesse ou d’une force. Sans doute un peu des deux. Alors que le lieutenant réfléchissait, le visage soutenu par ses poings fermés, un agent vint le prévenir que les deux employés du restaurant venaient d’arriver, le ramenant à la réalité. Cette fois-ci, Barrais ne les laisserait pas gamberger dans la salle d’attente grise, il adressa un bref signe de tête au policier et le suivit jusqu’à l’entrée du bâtiment.
Les deux hommes étaient là, deux noirs très élégants dans leurs costards, ils attendaient en discutant poliment avec un policier. La première chose que remarqua Barrais fut leur jeunesse : ils devaient tous les deux à peine être en âge de travailler. Le lieutenant leur serra tour à tour la main puis invita le serveur à le suivre tandis que l’autre, le barman, était mené dans la salle d’attente. Arrivés dans son bureau, Barrais invita le jeune homme à s’asseoir et à décliner son identité. Le serveur s’exécuta, la voix légèrement tremblante, le lieutenant enchaîna :
« Quel âge avez-vous ?
— Dix-huit ans, Monsieur.
— Pour de vrai ? insista le lieutenant, remarquant, au passage, une grimace qui vint déformer la bouche de son interlocuteur, signe qu’il avait touché juste, il poursuivit : j’ai dans l’idée que les affaires du restaurant de Mme Bertau-Jeannet n’étaient pas tout à fait légales et je pense que vous seriez bien dans la merde toi et ton collègue si je le prouvais.
La crainte vint prendre possession des traits du jeune serveur, d’autant que le lieutenant s’était penché en avant pour balancer ses menaces, dominant le suspect qui s’était tassé dans sa chaise, paniqué, ce qui appuyait son ascendant sur lui. S’avançant encore un peu plus, Barrais reprit sur le ton de la confidence :
— Voilà ce qu’on va faire : si tu me dis toute la vérité et que tu réponds sincèrement à mes questions, je vous laisse tranquilles toi et ton pote. Alors répond : quel âge as-tu ?
Le jeune homme eut un temps d’hésitation, tiraillé entre la peur d’être découvert et la suspicion à l’égard de l’aide que lui proposait le policier. Finalement, il soupira :
— J’ai seize ans, Monsieur.
— Et depuis combien de temps travailles-tu dans ce restaurant ?
— Quatre ans, Monsieur, mais je ne travaille en salle que depuis cette année, avant la patronne disait que je faisais trop jeune et elle me cachait en cuisine.
— Et cette patronne, aurais-tu une raison de lui en vouloir ?
— Oh non, Monsieur ! Sans son aide je ne sais pas ce que je serais aujourd’hui, c’était une mère pour moi et pour les autres aussi d’ailleurs. Elle m’a tant donné et tant appris, c’est une femme fantastique !
Le lieutenant retint un haussement de sourcil : il avait toujours eut des descriptions peu élogieuse de la victime, encore moins de comparaison à la figure maternelle idéale. L’adolescent, en face de lui, parlait franchement et sans détour, Barrais voyait clairement qu’il adulait sa patronne et cela étonnait le lieutenant, qui n’avait jamais vu Mme Bertau-Jeannet que comme une mère et une épouse cruelle.
— Je vois, ponctua-t-il puis il continua : mais il y a autre chose qui m’intrigue : pourquoi toi et tes collègues avez-vous fui ?
Encore une fois, le jeune homme n’émit aucune hésitation avant de déclarer :
— C’est ce qu’elle nous avait dit à tous de faire si jamais il lui arrivait malheur. Tous les soirs, elle venait elle-même fermer le restaurant, si elle ne venait pas c’est qu’il y avait un problème et dans ce cas nous devions tous partir le plus loin possible. Ce jour-là, elle n’est pas descendue pour la fermeture, alors avec les collègues on a pris les enveloppes d’urgence et on est partis à la gare Montparnasse. Les enveloppes d’urgence contenaient cent euros chacune, c’était pour payer le train, on avait notre argent à nous pour le reste. C’était la procédure pour protéger la patronne et nous protéger nous, pour pas qu’on aille en prison.
— Bien, je tiendrais ma promesse, je te laisserais une chance pour refaire ta vie autre part. Maintenant je vais te poser des questions sur cette journée. As-tu remarqué des faits inhabituels ?
— Dans la matinée c’est toujours plus calme, il y avait vraiment peu de monde et je ne me souviens de rien de spécial. Par contre, en début d’après-midi, quatre personnes très chics ont demandé à voir la patronne, je m’en souviens bien parce que c’est moi qui les ai emmenés à l’appartement. L’un d’entre eux a été vulgaire mais je n’ai pas relevé parce que ça ne me regardait pas. Ils ne sont pas restés très longtemps, peut-être vingt minutes, grand maximum. Ils sont ressortis tous ensembles en passant par le restaurant, ils avaient l’air énervés et tristes. Ensuite, nous avons terminé le service du midi puis nous avons pris une heure de pause avant de revenir pour préparer le service du soir. Et puis, aux alentours de sept heures du soir, l’une des quatre personnes est revenue. C’était une des deux filles, mais moi je ne l’ai pas bien vue, elle est seulement allée au bar puis elle a disparu.
— Pourquoi ne l’as-tu pas bien vue ?
— Le soir au restaurant, il y a toujours un chanteur ou une chanteuse, du coup il n’y a pas de lumière à part celle des projecteurs. Et puis j’étais en service. Mais mon collègue saura la décrire je pense vu que c’est lui qui l’a servie.
— Bien, je te remercie pour ton aide. Tu vas rester encore un peu ici, le temps que ton collègue nous raconte ce qu’il sait.
Le lieutenant se releva et, mal à l’aise, l’adolescent l’imita. Il était plus sûr de le garder sous la main, on n’était pas encore sûr de son innocence, le lieutenant préférait entendre la version des faits du barman avant de se prononcer quant au sort du serveur. Cependant, il pressentait que le jeune homme avait dit la vérité, il semblait tellement effrayé à la perspective d’être découvert et d’aller en prison qu’il ne risquait pas de prendre le risque de mentir, mais il valait mieux en être sûr. Alors que Barrais se dirigeait vers la porte du bureau, il entendit le jeune homme prendre une inspiration avant de lancer timidement :
— Excusez-moi, Monsieur, il marqua une pause et inspira à nouveau lorsque le lieutenant se tourna vers lui, je voudrais savoir… Qu’est-il arrivé à la patronne ?
A l’instant où il prononça ces quelques mots, tremblant d’avance de connaître la réponse, le lieutenant su qu’il était innocent. De toute évidence, Mme Bertau-Jeannet n’était pas si monstrueuse que le présentait ses enfants, sans doute avait-elle offert un toit, un travail et une certaine éducation à ce jeune homme. Comme il l’avait dit plus tôt, il semblait lui être éternellement redevable, par conséquent, il n’aurait jamais pu assassiner cette femme généreuse qui lui avait tout donné. Constatant cette affection que l’adolescent portait à la victime, le lieutenant hésitait à lui avouer les faits, car la mort de cette mère de substitution changerait à coup sûr la vie de ce garçon, détruisant ses espoirs, son quotidien et le plongeant dans une détresse certaine, perdu dans un monde qu’il ne connaissait que trop peu. Cependant, il ne pouvait laisser le jeune homme dans l’ignorance : maintenant que Mme Bertau-Jeannet avait disparu, il lui fallait changer d’univers, oublier celui-ci et recommencer quelque part. Il ne pouvait laisser ce garçon en proie à la solitude, avec pour seule compagnie l’espoir vain de retrouver un jour cette femme qui l’avait recueilli, ce serait cruel de le condamner à errer de cette façon. Tandis que s’il connaissait la vérité, il serait forcé d’affronter sa douleur, de la dépasser afin de tourner la page et de finir l’histoire par lui-même. Alors, c’était la voix lourde de compassion que Barrais déclara :
— Elle est morte, assassinée chez elle. »
Il vit les épaules du jeune homme s’affaisser et ses yeux se mettre à briller de larmes alors qu’il se mordait la lèvre pour se retenir d’éclater. Barrais était, malgré lui, ému par ce spectacle déchirant qui découlait de ses propres paroles. Il détestait cette impression de culpabilité. Il avait fait le meilleur choix. Tandis qu’il accompagnait l’adolescent larmoyant à la salle d’attente, il ne lui souhaita qu’une chose : de ne pas finir comme Line Bertau dans ses heures sombres.
Le barman, qui lui avait dix-huit ans, confirma la version du jeune serveur et ajouta que la femme s’était rendue dans l’immeuble après avoir bu un grand verre de rhum. Elle ne lui avait pas semblée hostile, seulement déterminée, et lui avait confié qu’elle avait besoin de courage, ce à quoi il avait répondu qu’un verre de bon rhum lui réchaufferait le cœur et lui donnerait la flamme du courage des braves. Elle avait ri et avait donc commandé un verre de rhum. Après ces déclarations, le lieutenant lui montra des portraits des deux sœurs Bertau et son interlocuteur établi sans la moindre hésitation que la femme qu’il avait vue était Caroline. Intérieurement, Barrais ne put s’empêcher d’être soulagé : ce n’était pas Line. Barrais n’apprit rien d’autre de la bouche du barman si ce n’était que la victime l’avait recueilli il y a trois ans et pris sous son aile. Il expliqua que sa patronne les faisait travailler au noir, il avait conscience d’être moins bien payé que les gens qui travaillait légalement mais cela lui suffisait, c’était déjà beaucoup. En plus de les employer, elle les avait tous aidé à trouver un logement correct et, de temps en temps, elle les emmenait au musée pour leur montrer la culture française. Le barman ajouta qu’il savait qu’elle ne les aimait pas plus que ça, qu’elle se servait d’eux et les élevait plus qu’elle ne les éduquait, mais lui et ses collègues ne pouvaient s’empêcher de l’adorer, comme une mère véritable. Il conclut en avouant qu’il trouvait que ce que sa patronne faisait n’était pas bien méchant et qu’il ne comprenait pas pourquoi c’était puni par la loi. Le lieutenant ne put lui répondre, trop perturbé par le tableau angélique de la victime qu’avaient peint ces deux témoins, proches d’elle au jour le jour jusqu’à sa mort. Même dans l’illégalité elle avait su rester honnête, à l’opposé de ce qu’on lui avait décrit auparavant. Alors qu’il raccompagnait le jeune homme à l’accueil et lui souhaitait bonne chance pour la suite, Barrais comprit à quel point la vision qu’avaient les Quatre de leur mère était obtuse. Il alla chercher le serveur et le mena à la sortie tout en continuant de réfléchir et se dirigea ensuite vers le bureau de Planchet pour lui faire part des avancées de l’enquête. Il réalisait maintenant à quel point les Bertau auraient été capables de tuer cette femme, aveuglés par leur haine.
Le commissaire était encore plongé dans les témoignages fournis par Line, ils n’étaient, certes, pas très longs, mais divergeaient assez nettement de ce que les Bertau avaient bien voulu dire à leurs interrogatoires. Planchet tâchait depuis des heures de retenir toutes ces contradictions en vue d’une entrevue prochaine tout en étudiant les éventuels mensonges ou propos trahissant une certaine culpabilité. Malheureusement, il était arrivé à la conclusion que les trois témoignages, car celui de Line était écarté, avaient tous une dimension dévoilant un sentiment coupable. Selon le commissaire, trois des Quatre avaient quelque chose à se reprocher, restait maintenant à découvrir quoi. Alors, le vieux limier tentait vainement de lire à travers les lignes, mais les témoignages ne lui révélèrent rien de plus. Il était arrivé au point mort lorsque Barrais pénétra dans son bureau, un sourire aux lèvres qui augurait une certaine bonne nouvelle. Sans attendre, le lieutenant fit son rapport détaillé des deux interrogatoires du jour, précisant bien que les deux jeunes employés étaient considérés d’office innocent de par leur relation avec la victime. L’annonce du passage de Caroline au bar le soir du meurtre arracha un froncement de sourcil au commissaire : une femme potentiellement meurtrière ? Il n’aimait pas ça. A ses yeux, les femmes étaient bien moins instables que les hommes, plus réfléchies, plus faibles aussi, nul doute qu’elles ne pouvaient commettre un crime de cette envergure. Barrais avait de nombreuses fois tenté de le faire changer d’avis à ce sujet, en vain : le commissaire était attaché à ses préjugés. Cela dit, le lieutenant lui-même avait du mal à voir Caroline comme une tueuse, il la connaissait mal mais de ce qu’il avait pu apercevoir, elle semblait être emprunte de raison et profondément intelligente. De ce fait, il paraissait improbable qu’elle se soit montrée au grand jour dans un restaurant et qu’elle ait pris le temps de boire un verre avant de commettre un meurtre : en matière de discrétion ce n’était pas le meilleur plan. Cependant, elle s’était rendue sur les lieux du crime le soir du meurtre, et ça ni Barrais, ni Planchet ne pouvait le démentir : un interrogatoire approfondi s’imposait donc. Les deux hommes se mirent à en débattre, réfléchissant au meilleur moyen de piéger la rouquine, lorsqu’un agent fit irruption dans la pièce. Agacé d’être interrompu, Planchet ordonna au jeune policier de dégager et de rédiger un rapport écrit plutôt que de le déranger en pleine réunion. Ayant à peine émis une objection, l’agent s’en fut, penaud, et le commissaire reprit le cours de sa discussion avec Barrais.
Les deux hommes étaient là, deux noirs très élégants dans leurs costards, ils attendaient en discutant poliment avec un policier. La première chose que remarqua Barrais fut leur jeunesse : ils devaient tous les deux à peine être en âge de travailler. Le lieutenant leur serra tour à tour la main puis invita le serveur à le suivre tandis que l’autre, le barman, était mené dans la salle d’attente. Arrivés dans son bureau, Barrais invita le jeune homme à s’asseoir et à décliner son identité. Le serveur s’exécuta, la voix légèrement tremblante, le lieutenant enchaîna :
« Quel âge avez-vous ?
— Dix-huit ans, Monsieur.
— Pour de vrai ? insista le lieutenant, remarquant, au passage, une grimace qui vint déformer la bouche de son interlocuteur, signe qu’il avait touché juste, il poursuivit : j’ai dans l’idée que les affaires du restaurant de Mme Bertau-Jeannet n’étaient pas tout à fait légales et je pense que vous seriez bien dans la merde toi et ton collègue si je le prouvais.
La crainte vint prendre possession des traits du jeune serveur, d’autant que le lieutenant s’était penché en avant pour balancer ses menaces, dominant le suspect qui s’était tassé dans sa chaise, paniqué, ce qui appuyait son ascendant sur lui. S’avançant encore un peu plus, Barrais reprit sur le ton de la confidence :
— Voilà ce qu’on va faire : si tu me dis toute la vérité et que tu réponds sincèrement à mes questions, je vous laisse tranquilles toi et ton pote. Alors répond : quel âge as-tu ?
Le jeune homme eut un temps d’hésitation, tiraillé entre la peur d’être découvert et la suspicion à l’égard de l’aide que lui proposait le policier. Finalement, il soupira :
— J’ai seize ans, Monsieur.
— Et depuis combien de temps travailles-tu dans ce restaurant ?
— Quatre ans, Monsieur, mais je ne travaille en salle que depuis cette année, avant la patronne disait que je faisais trop jeune et elle me cachait en cuisine.
— Et cette patronne, aurais-tu une raison de lui en vouloir ?
— Oh non, Monsieur ! Sans son aide je ne sais pas ce que je serais aujourd’hui, c’était une mère pour moi et pour les autres aussi d’ailleurs. Elle m’a tant donné et tant appris, c’est une femme fantastique !
Le lieutenant retint un haussement de sourcil : il avait toujours eut des descriptions peu élogieuse de la victime, encore moins de comparaison à la figure maternelle idéale. L’adolescent, en face de lui, parlait franchement et sans détour, Barrais voyait clairement qu’il adulait sa patronne et cela étonnait le lieutenant, qui n’avait jamais vu Mme Bertau-Jeannet que comme une mère et une épouse cruelle.
— Je vois, ponctua-t-il puis il continua : mais il y a autre chose qui m’intrigue : pourquoi toi et tes collègues avez-vous fui ?
Encore une fois, le jeune homme n’émit aucune hésitation avant de déclarer :
— C’est ce qu’elle nous avait dit à tous de faire si jamais il lui arrivait malheur. Tous les soirs, elle venait elle-même fermer le restaurant, si elle ne venait pas c’est qu’il y avait un problème et dans ce cas nous devions tous partir le plus loin possible. Ce jour-là, elle n’est pas descendue pour la fermeture, alors avec les collègues on a pris les enveloppes d’urgence et on est partis à la gare Montparnasse. Les enveloppes d’urgence contenaient cent euros chacune, c’était pour payer le train, on avait notre argent à nous pour le reste. C’était la procédure pour protéger la patronne et nous protéger nous, pour pas qu’on aille en prison.
— Bien, je tiendrais ma promesse, je te laisserais une chance pour refaire ta vie autre part. Maintenant je vais te poser des questions sur cette journée. As-tu remarqué des faits inhabituels ?
— Dans la matinée c’est toujours plus calme, il y avait vraiment peu de monde et je ne me souviens de rien de spécial. Par contre, en début d’après-midi, quatre personnes très chics ont demandé à voir la patronne, je m’en souviens bien parce que c’est moi qui les ai emmenés à l’appartement. L’un d’entre eux a été vulgaire mais je n’ai pas relevé parce que ça ne me regardait pas. Ils ne sont pas restés très longtemps, peut-être vingt minutes, grand maximum. Ils sont ressortis tous ensembles en passant par le restaurant, ils avaient l’air énervés et tristes. Ensuite, nous avons terminé le service du midi puis nous avons pris une heure de pause avant de revenir pour préparer le service du soir. Et puis, aux alentours de sept heures du soir, l’une des quatre personnes est revenue. C’était une des deux filles, mais moi je ne l’ai pas bien vue, elle est seulement allée au bar puis elle a disparu.
— Pourquoi ne l’as-tu pas bien vue ?
— Le soir au restaurant, il y a toujours un chanteur ou une chanteuse, du coup il n’y a pas de lumière à part celle des projecteurs. Et puis j’étais en service. Mais mon collègue saura la décrire je pense vu que c’est lui qui l’a servie.
— Bien, je te remercie pour ton aide. Tu vas rester encore un peu ici, le temps que ton collègue nous raconte ce qu’il sait.
Le lieutenant se releva et, mal à l’aise, l’adolescent l’imita. Il était plus sûr de le garder sous la main, on n’était pas encore sûr de son innocence, le lieutenant préférait entendre la version des faits du barman avant de se prononcer quant au sort du serveur. Cependant, il pressentait que le jeune homme avait dit la vérité, il semblait tellement effrayé à la perspective d’être découvert et d’aller en prison qu’il ne risquait pas de prendre le risque de mentir, mais il valait mieux en être sûr. Alors que Barrais se dirigeait vers la porte du bureau, il entendit le jeune homme prendre une inspiration avant de lancer timidement :
— Excusez-moi, Monsieur, il marqua une pause et inspira à nouveau lorsque le lieutenant se tourna vers lui, je voudrais savoir… Qu’est-il arrivé à la patronne ?
A l’instant où il prononça ces quelques mots, tremblant d’avance de connaître la réponse, le lieutenant su qu’il était innocent. De toute évidence, Mme Bertau-Jeannet n’était pas si monstrueuse que le présentait ses enfants, sans doute avait-elle offert un toit, un travail et une certaine éducation à ce jeune homme. Comme il l’avait dit plus tôt, il semblait lui être éternellement redevable, par conséquent, il n’aurait jamais pu assassiner cette femme généreuse qui lui avait tout donné. Constatant cette affection que l’adolescent portait à la victime, le lieutenant hésitait à lui avouer les faits, car la mort de cette mère de substitution changerait à coup sûr la vie de ce garçon, détruisant ses espoirs, son quotidien et le plongeant dans une détresse certaine, perdu dans un monde qu’il ne connaissait que trop peu. Cependant, il ne pouvait laisser le jeune homme dans l’ignorance : maintenant que Mme Bertau-Jeannet avait disparu, il lui fallait changer d’univers, oublier celui-ci et recommencer quelque part. Il ne pouvait laisser ce garçon en proie à la solitude, avec pour seule compagnie l’espoir vain de retrouver un jour cette femme qui l’avait recueilli, ce serait cruel de le condamner à errer de cette façon. Tandis que s’il connaissait la vérité, il serait forcé d’affronter sa douleur, de la dépasser afin de tourner la page et de finir l’histoire par lui-même. Alors, c’était la voix lourde de compassion que Barrais déclara :
— Elle est morte, assassinée chez elle. »
Il vit les épaules du jeune homme s’affaisser et ses yeux se mettre à briller de larmes alors qu’il se mordait la lèvre pour se retenir d’éclater. Barrais était, malgré lui, ému par ce spectacle déchirant qui découlait de ses propres paroles. Il détestait cette impression de culpabilité. Il avait fait le meilleur choix. Tandis qu’il accompagnait l’adolescent larmoyant à la salle d’attente, il ne lui souhaita qu’une chose : de ne pas finir comme Line Bertau dans ses heures sombres.
Le barman, qui lui avait dix-huit ans, confirma la version du jeune serveur et ajouta que la femme s’était rendue dans l’immeuble après avoir bu un grand verre de rhum. Elle ne lui avait pas semblée hostile, seulement déterminée, et lui avait confié qu’elle avait besoin de courage, ce à quoi il avait répondu qu’un verre de bon rhum lui réchaufferait le cœur et lui donnerait la flamme du courage des braves. Elle avait ri et avait donc commandé un verre de rhum. Après ces déclarations, le lieutenant lui montra des portraits des deux sœurs Bertau et son interlocuteur établi sans la moindre hésitation que la femme qu’il avait vue était Caroline. Intérieurement, Barrais ne put s’empêcher d’être soulagé : ce n’était pas Line. Barrais n’apprit rien d’autre de la bouche du barman si ce n’était que la victime l’avait recueilli il y a trois ans et pris sous son aile. Il expliqua que sa patronne les faisait travailler au noir, il avait conscience d’être moins bien payé que les gens qui travaillait légalement mais cela lui suffisait, c’était déjà beaucoup. En plus de les employer, elle les avait tous aidé à trouver un logement correct et, de temps en temps, elle les emmenait au musée pour leur montrer la culture française. Le barman ajouta qu’il savait qu’elle ne les aimait pas plus que ça, qu’elle se servait d’eux et les élevait plus qu’elle ne les éduquait, mais lui et ses collègues ne pouvaient s’empêcher de l’adorer, comme une mère véritable. Il conclut en avouant qu’il trouvait que ce que sa patronne faisait n’était pas bien méchant et qu’il ne comprenait pas pourquoi c’était puni par la loi. Le lieutenant ne put lui répondre, trop perturbé par le tableau angélique de la victime qu’avaient peint ces deux témoins, proches d’elle au jour le jour jusqu’à sa mort. Même dans l’illégalité elle avait su rester honnête, à l’opposé de ce qu’on lui avait décrit auparavant. Alors qu’il raccompagnait le jeune homme à l’accueil et lui souhaitait bonne chance pour la suite, Barrais comprit à quel point la vision qu’avaient les Quatre de leur mère était obtuse. Il alla chercher le serveur et le mena à la sortie tout en continuant de réfléchir et se dirigea ensuite vers le bureau de Planchet pour lui faire part des avancées de l’enquête. Il réalisait maintenant à quel point les Bertau auraient été capables de tuer cette femme, aveuglés par leur haine.
Le commissaire était encore plongé dans les témoignages fournis par Line, ils n’étaient, certes, pas très longs, mais divergeaient assez nettement de ce que les Bertau avaient bien voulu dire à leurs interrogatoires. Planchet tâchait depuis des heures de retenir toutes ces contradictions en vue d’une entrevue prochaine tout en étudiant les éventuels mensonges ou propos trahissant une certaine culpabilité. Malheureusement, il était arrivé à la conclusion que les trois témoignages, car celui de Line était écarté, avaient tous une dimension dévoilant un sentiment coupable. Selon le commissaire, trois des Quatre avaient quelque chose à se reprocher, restait maintenant à découvrir quoi. Alors, le vieux limier tentait vainement de lire à travers les lignes, mais les témoignages ne lui révélèrent rien de plus. Il était arrivé au point mort lorsque Barrais pénétra dans son bureau, un sourire aux lèvres qui augurait une certaine bonne nouvelle. Sans attendre, le lieutenant fit son rapport détaillé des deux interrogatoires du jour, précisant bien que les deux jeunes employés étaient considérés d’office innocent de par leur relation avec la victime. L’annonce du passage de Caroline au bar le soir du meurtre arracha un froncement de sourcil au commissaire : une femme potentiellement meurtrière ? Il n’aimait pas ça. A ses yeux, les femmes étaient bien moins instables que les hommes, plus réfléchies, plus faibles aussi, nul doute qu’elles ne pouvaient commettre un crime de cette envergure. Barrais avait de nombreuses fois tenté de le faire changer d’avis à ce sujet, en vain : le commissaire était attaché à ses préjugés. Cela dit, le lieutenant lui-même avait du mal à voir Caroline comme une tueuse, il la connaissait mal mais de ce qu’il avait pu apercevoir, elle semblait être emprunte de raison et profondément intelligente. De ce fait, il paraissait improbable qu’elle se soit montrée au grand jour dans un restaurant et qu’elle ait pris le temps de boire un verre avant de commettre un meurtre : en matière de discrétion ce n’était pas le meilleur plan. Cependant, elle s’était rendue sur les lieux du crime le soir du meurtre, et ça ni Barrais, ni Planchet ne pouvait le démentir : un interrogatoire approfondi s’imposait donc. Les deux hommes se mirent à en débattre, réfléchissant au meilleur moyen de piéger la rouquine, lorsqu’un agent fit irruption dans la pièce. Agacé d’être interrompu, Planchet ordonna au jeune policier de dégager et de rédiger un rapport écrit plutôt que de le déranger en pleine réunion. Ayant à peine émis une objection, l’agent s’en fut, penaud, et le commissaire reprit le cours de sa discussion avec Barrais.
01/04/13 à 20:34:33
Vilaine faute dans le titre !
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