Kaileena, l'Impératrice des Papillons
Par : SyndroMantic
Genre : Fantastique , Horreur
Status : Terminée
Note :
Chapitre 40
Les Sources
Publié le 04/11/10 à 16:22:25 par SyndroMantic
Les feuilles bougeaient. Un vent chaud soufflait. Les oiseaux chantaient. Les bris de roche dérivaient le long des chemins. Les buissons se mêlaient aux branches. Les branches se mêlaient à la brume. Les filets de ruisseaux clapotaient. Les moustiques vrombissaient, en décollant d'une fougère que l'impulsion faisait légèrement balancer. Les racines s'accrochaient aux jambes. Les fleurs dégageaient leurs spores. Et un félin aux crocs acérés avait de grandes chances de rôder, dans cette même forêt...
Généralement, les explorateurs décrivent toujours la jungle comme un royaume hostile, dont la magnificence s'élève à la grandeur de ses périls. Ces ruines naturelles exaltent le mystère d'un monde sauvage et primitif que le genre humain a depuis longtemps fui par sa civilisation. Cette séparation consacra jadis une lutte sempiternelle entre l'Homme et la Nature. Les deux camps ont toujours respecté leurs positions. Mais s'il arrivait qu'un jour, par malheur, une fraction de l'un d'eux s'aventurât en terrain adverse, sa seule chance de survivre ne serait alors autre que d'imprégner l'essence de ce nouveau milieu dans la sienne. Les chevaux que les perses ne parvenaient pas à domestiquer étaient d'un goût succulent, cuisinés avec des épices. Les tigres avaient un sens de la gastronomie tout aussi caractéristique. Et, à mon regret certes, je dus me faire apprivoiser par la machette que j'avais trouvée parmi les outils de Zohak, et que je n'avais plus lâchée depuis.
Le soleil n'avait pas encore atteint son zénith, mais la chaleur faisait déjà suinter ma transpiration sur ma tunique légère. Tout comme la température, la flore environnante m'étouffait par son abondance. Une fois sortie de la zone marécageuse des eaux stagnantes, la rivière offrait aux palmiers les ressources de leur infatigable croissance. Je fus rapidement essoufflé par les mouvements de mon bras pour déblayer le chemin. Progressivement, cependant, mes gestes se faisaient de plus en plus appliqués. Je sentais la maîtrise de mon outil s'améliorer. Au point de presque en devenir un art. Toutes les occasions de rendre la malveillance créative sont bonnes à prendre. Le monde serait bien trop dur à regarder, sinon...
L'hostilité me faisait peur. Quoique la destinée soit pour moi le pire des fardeaux aujourd'hui, j'étais lors pétrifiée par la menace omniprésente des créatures qu'abritait la végétation. En pleine jungle, on pourrait supposer que l'attitude à adopter consiste dans sa méfiance, envers le moindre risque. Il s'agit malheureusement là d'une faculté de l'analyse, que les animaux ont doublé par leur Intuition. En percevant tous les paramètres dangereux qu'un tel cadre comporte, la raison ne pourrait que sombrer dans une paranoïa frénétique. Dans un lieu que tant de vie anime, où la pierre-même semble respirer, comment prévoir sa sécurité, quand les ramures des arbres se transforment en serpents ? Une boule de nerfs ne requiert aucune difficulté à dévorer. Pour braver cette épreuve, il me fallait retrouver la part bestiale de ma personnalité.
L'être humain est fascinant par la diversité de ses émotions, de ses personnalités, tout comme des raisons qui les font naître. Les souvenirs... La révolte que j'éprouvai envers Jehak... La terreur que je ressentis des années plus tôt, quand Zohak assassina un tigre... Le charme qu'exerçait sur moi cette créature... On ne peut imaginer la quantité de ressources que nous possédons, dans nos racines. La veille encore, je n'étais qu'une jeune fille en fleurs inoffensive. Mais j'avais dans mon expérience la possibilité d'armer, de m'adapter à cette situation risquée. Tête baissée, regard ferme, appuis intuitifs, je m'étais mise en condition sans y penser. Je m'abreuvais de l'espace, prête à le dominer...
L'on raconte que la couleur verte est symbole de hasard. Il n'y avait alors rien que je dusse craindre du destin, assiégée par cette couleur. Or, c'était bien vers le hasard que j'évoluais, le long du petit canal d'eau douce. Le vert représente aussi l'éternité, et les cycles de renaissances. C'était ironique : cette nature serait le siège même de mon immortalité, dont le réveil impliquait de ma part sa traversée. Il m'arrive de réitérer ce parcours, c'est une sorte de pèlerinage. Cette célébration m'est d'ailleurs souvent plus agréable que celle qu'en font les sables. Je n'ai pas besoin d'eux pour me souvenir des pas, des émotions, des visions surtout,... de cette pauvre adolescente à la poursuite de son destin. Je me revois, craintive, les cheveux attachés en arrière et mon arme penchée vers l'avant. Je revois les arbres, leur infinie diversité. Leur âge... L'expérience ultime de mon apprentissage. L'envol du nid. Le moment de vérité. Les racines végétales s'entremêlaient, comme autant de chemins croisés. Et je me retrouvais là, égarée, à devoir décider de celui à prendre.
Certaines tiges poilues accrochaient mes tibias et mes chevilles. D'autres épineuses me piquaient. Mais ce pincement ne valait pas celui que m'infligeait le bruit des flots. Les bords de l'eau étaient de plus en plus minéraux et aisés de passage, en amont de la rivière. Cependant, même les quelques zones végétales particulièrement denses ne pouvaient me pousser à tremper ne serait-ce que quelques secondes les chevilles dans les eaux ténébreuses de la rivière. Mon franchissement aurait certes été plus abordable, peut-être - physiquement du moins. Pourtant, la vacuité de sa surface ne présentait rien d'autre pour moi que le message larmoyant de sa triste désolation. Son chant monocorde bruissait, comme le vent qui emporte la pierre...
Quelle ironie aussi, que l'Eau fût seule garante de mon salut. Avant de partir, j'avais ramassé sur la plage une nouvelle réserve de sable, que j'accrochai à ma ceinture dans ma petite poche de cuir. Mais ma jeunesse ne put mesurer ses forces à celles de l'évolution si aléatoire de la forêt. Le seul moyen que j'avais, donc, de connaître ma direction future, était de suivre l'écoulement inquiétant de la petite rivière dont m'avait parlée Zohak. J'avais la chair de poule. Même si les sables étaient impuissants, leur contact sur ma poitrine me donnait au moins la force d'accorder ma confiance au liquide démoniaque. Je les tenais en mon sein, comme on s'accrocherait à un oxygène. Ils faisaient totalement partie de moi, maintenant. Mon épée, elle, incarnait mon coeur, assoiffé de sang. Sa lame était trop claire, à mon goût.
La faim, en effet, me rendait nerveuse. Je n'avais guère mangé, ce matin-là, à cause du chagrin laissé par mon compagnon, dans sa mort. J'avais à peine pu avaler une tomate et quelques noix de muscade, au déjeuner. Le sommeil m'avait aussi affaiblie. Le cauchemar que j'avais fait la veille, ajouté au décès de mon ami, m'avait empêché de dormir longtemps, et l'obscurité de la nuit ne m'avait pas non plus permise d'engager une expédition. Cela m'aurait changé les idées... Parallèlement, l'excitation du lendemain avait avancé l'heure de mon matin. J'étais restée tout ce temps à l'extérieur, incommodée par la présence d'un cadavre dans la maison. Dès que l'aube avait paru, je m'étais préparée, impatiente d'apprendre enfin ce que m'avaient caché les zervanistes. Je n'avais plus que cela en tête. Les nuages célestes coloraient mes espoirs...
C'était la première fois que j'arpentais la jungle par si beau temps. Le soleil n'était pas le plus prisé, sur mon île. Beaucoup moins, en tout cas, que sur le bateau. Néanmoins, c'était cette fois un vrai soleil et non un simple reflet de la lune, comme celui que j'avais pu voir lors de ma dernière excursion sauvage. Jamais je ne m'étais enfoncée si profondément dans la forêt, hantée par de lointains souvenirs d'orage et de tempête meurtrière. Tout autant que le vert dans sa symbolique, la jungle était devenue pour moi synonyme de désastre. Mais elle m'offrait ce jour-là un visage bien plus radieux que celui auquel je m'étais attendue. Ses décors étaient beaucoup plus somptueux que dans mes cauchemars.
Je me rappelais alors avoir déjà eu un bref avant-goût de cette impression, à la suite de mon premier voyage temporel, après être sortie du gouffre. Les paysages étaient aussi beaux. Mais mon compagnon réclama de l'aide et je n'eus guère le temps de m'en émerveiller. Cette horrible réflexion me surprit, tandis que je m'extasiais à présent de l'harmonie des couleurs : grâce à sa mort, je pouvais enfin profiter de la vie à mon souhait. C'était une libération, lui-même l'avait dit. Mais on ne dit jamais les choses que pour en faire entendre d'autres. Cette révélation me faisait juste réaliser la prétendue abnégation de mon protecteur...
Car oui, de ce fait, je le regrettais bien plus qu'après sa critique vestimentaire. Ce sacrifice n'avait fait que grossir mon estime à son égard. J'avais presque l'impression d'effectuer ce voyage pour lui-même. Comme si c'était sa dernière volonté, alors qu'en fait, c'était la mienne première. Déjà je marchais sur ses traces, empruntant le chemin qu'il avait emprunté si souvent. La mémoire de Zohak n'avait cessé d'envahir mes pensées. Je voyais son nom partout. Sur sa machette, sur cette rivière, sur ces rochers, sur ces troncs... Jamais je n'aurais cru qu'il puisse autant me faire songer à lui, sans avoir à ne serait-ce qu'être de ce monde. C'était d'autant plus étrange que ce sentiment de reconnaissance funèbre soit dirigé vers celui qui, de son vivant, abhorrait les attentions illusoires. Mais était-ce vraiment de ma faute, si, à peine mon Prince renié, j'obéissais à un nouveau fantôme ?
Il l'avait voulu ainsi. Un mort a toujours quelque chose à raconter. Que serais-je en votre temps, si vous ne lisiez pas mes chroniques posthumes ? Zohak aurait préféré que ce chemin rendît hommage à son immortelle mémoire. La seule et dernière chance qu'il avait de me garder pour lui. Voilà ce qu'il m'avait acheté, sans mon accord, de cet aveu - que je n'aurais pourtant su refuser. A moi aussi, c'était ma seule et dernière chance. De moi-même, jamais je n'aurais pris cet itinéraire le long de la rivière. Le sources d'eau douce étaient la dernière destination que j'aurais eu l'idée de fixer. Tous les décors par lesquels je passais me confirmaient dans cet avis. Plus je remontais le courant, moins je sentais vivre la terre. Le sol n'était plus que roche stérile et figée. Seuls de timides touffes d'herbes dépassaient de quelque fissure opportune. En leur creux, la rivière s'échappait avec vélocité du ventre des hauteurs. Ses cris se faisaient davantage violents. Des blocs entiers de calcaire pesaient contre la force du courant, plantés sur son axe. L'activité de cette lutte des éléments me prenait de vertiges, par une hantise d'en deviner le vainqueur. L'air était doux, le ciel dégagé. Cependant, j'avais encore le traumatisme d'un roc emporté par les flots, sous leur surface trompeuse... Même les Sables ne peuvent rien, contre l'Eau...
Les derniers niveaux furent les plus éprouvants. Un torrent grondait d'une voix intimidante, depuis l'écho lointain des pierres. Un ton plus grave que celui d'une averse. J'aurais aimé pouvoir relayer cette impression avec mon passé, mes repères, fussent-ils ceux d'une terrible tempête... mais c'était différent. Ce son paraissait plus matériel. Plus autoritaire et insistant. Plus masculin. Tandis que je progressais, une main accrochée aux branches avoisinant la rivière, ces paroles me faisaient tour à tour invitation puis interdiction. J'amenais moi-même les accords contraires de ces deux injonctions. Moi seule, je me serais enfuie dans la seconde. Mais habitée par le besoin de révéler ce secret des zervanistes, je ne pouvais que me plonger vers ce rendez-vous ancestral. Mes jambes commençaient à trembler, cependant que la puissance liquide réveillait les vibrations de la pierre. Hors du temps, ce fleuve donnait l'air d'un séisme à courte répétition. Une séquence imperceptible, sans fin, ni commencement, ni raison...
Cette absurdité n'avait pas moins un coeur. Conscient ou non, il battait au rythme de l'éternité. Comme la mort. L'enfer des humains. Beaucoup voient son entrée comme un terrier anonyme, aux boyaux évidés par la chaleur magmatique. Le silence qu'il tient inonde ses spéléologues de leur pire imagination : le rêve tragique d'un Tout et d'un Rien qu'il leurs est impossible de comprendre... Autre temps, autre moeurs ! Entre celui que la mortalité finit, et celui que le Destin universalise. Vous et Moi sommes des antipodes. Moi, mon antre diabolique est au sommet de la pente. Elle parle et ne cesse pas. Sa froide hémoglobine sort de son colon baptisé. Pour vous, c'est une fontaine de vie. Pour Moi c'est une vie indiscrète. Je me sentais écrasée, alors, par sa présence irrémédiable. Comment avais-je pu ignorer ce qu'elle était ? Ses bras bougeaient tellement, tellement réguliers... qu'Elles arrivaient à passer pour inanimées.
Ainsi, au détour d'une lisière, je trouvais dans un sursaut le lieu où se furent incrustées les sources de la rivière...
Le bruit de leur colère masquait maintenant tous les autres de la forêt, si fort que je croyais en devenir sourde. Il semblait s'être matérialisé par d'épaisses vapeurs glaciales, dont la zone était emplie. J'avais pénétré un empire étranger. Son trône se trouvait à l'issu d'un abrupte escalier de pierre, dans une cavité obscure de la paroi. Cette brèche déversait plusieurs cascades dans un lac, d'où la rivière se propageait. Ses méandres se faufilaient au travers d'une série de rocailles mouillées, avant de s'enfuir dans les sentiers de l'île. Près d'une côte, un amas de cailloux trempaient, les uns amassés sur les autres, comme solidaires. Le bassin ne semblait guère profond, je pensais même y avoir pied. Mais je ne cédais aucune confiance aux apparences du liquide. L'intensité de sa couleur turquoise me donnait l'impression d'une alchimie artificielle, destinée à la dissimulation d'un traquenard invisible. Le son me bourdonnait dans les oreilles, sans manquer de tendre mes nerfs, gonfler mes artères... Au bord de l'épilepsie !
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