Kaileena, l'Impératrice des Papillons
Par : SyndroMantic
Genre : Fantastique , Horreur
Status : Terminée
Note :
Chapitre 39
Le Prix à Payer (dernière suite)
Publié le 01/11/10 à 15:53:20 par SyndroMantic
Je vérifiais sa déclaration, surprise. Le parchemin coloré était proprement posé sur le meuble. Je n'avais même plus envie de l'observer de plus prêt pour m'en convaincre. Un incohérence de plus ou de moins... J'avais dérapé. Quelque part. Quelque moment. Ce n'était pas ma responsabilité, mais je ne pouvais m'empêcher de songer à la douleur de Zohak, fût-il un autre, d'assister à ma torture sur le navire. Je n'avais pas une pareille imagination. Le prince, peut-être. Mais pas Ça. Ce que j'avais lu sur le visage de ce zervaniste était réel. Peut-être pas dans cette dimension, mais réel, autre part, en quelque endroit, en quelque époque. La souffrance l'avait vraiment touché.
- Je suis vraiment désolée, Zohak...
- Je t'ai dit que...
- Peu importe.
Un silence traversa la petite chambre. Je me taisais cérémonieusement. Je ne m'en étais jamais autant voulu, je ne savais même pas de quoi. L'instant était grave. Zohak avait effleuré sa phase critique. Un fait qui méritait d'être retenu. Je me recueillis silencieusement, jusqu'à ce que le prêtre ouvre la bouche.
- La vérité, Kaily, c'est que...
Il s'arrêta un instant. Ce qu'il avait à me dire demandait mûre réflexion. Tant que ça l'occupait à ne pas se laisser aller, j'étais réconfortée.
- Je t'écoute...
Sa respiration avait augmenté. Il avala sa salive. La phrase qu'il voulait exprimer demandait un immense effort, apparemment. Il me scruta avec sérieux, préparant mes oreilles à ce qu'elles devaient entendre. Puis il termina :
- La vérité, c'est que je t'ai toujours freinée.
Je ne voyais pas où il voulait en venir. Il devenait à nouveau énigmatique. J'avais beau ne pas m'attendre à quoi que ce fût de particulier, sa révélation m'était obscure.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Oui... Je ne voulais pas que tu t'en ailles. J'avais peur que... expliqua-t-il, la voix traînante.
- Jamais je m'en irai, Zohak.
- J'avais peur de ce que tu... de ce que nous allions devenir.
Je compatis à cette peur. C'était la première fois que Zohak s'exprimait ainsi de la manière dont il avait vécu notre exil. Jamais il ne m'avait fait part de ses craintes. J'étais heureuse que ce soir fût celui où il fit le pas. J'étais heureuse de voir qu'il en avait lui aussi souffert. Comme il disait, notre condition aurait pu nous inspirer milles démons... C'était une dure épreuve que celle dont nous avions accaparé nos modestes épaules. L'isolement avait déjà rendu fou plus d'un...
- On est pas trop mal, jusque là, non ? constatai-je avec allégresse.
- Tu l'as dit, m'accorda-t-il en souriant.
Un sourire. Quoi de plus tranquillisant ? L'atmosphère s'était bien plus détendue, maintenant. Je fus disposée à parler de tout :
- A part que j'ai piqué ma crise pour un fantôme...
Il est bon d'avoir de temps en temps l'occasion de libérer quelque fardeau de notre estime, quand le cadre oblige une réponse valorisante. Nous sommes si nombreuses, à confesser des défauts chimériques, dans le seul but de vous entendre les contredire. Cependant, il me semblait que la réponse de Jehak n'était pas exactement le fruit de ma manipulation :
- Des fantômes, on en a tous, dit-il. Le tien est ce qu'il y a de plus naturel. J'aurais tort d'être surpris. Tout ce temps, je t'ai gardée à mes cotés. Je ne voulais pas te perdre... Mais pourquoi voudrais-tu rester avec moi, un vieillard en fin de parcours. Une jeune fille comme toi a besoin d'autre chose...
- Arrête, Zohak. Ne parle pas de fin de parcours. Tu as encore .~° deux °~. belles années devant toi...
- A mon âge, cela n'a plus d'importance. Tout ce que je veux, c'est que tu sois heureuse dans ta vie.
- Je serai heureuse si tu es là.
- Tu es si gentille...
- C'est normal...
- Je sais bien. Mais au fond, tu ne pourras jamais te libérer si je suis là.
Il parlait de façon très bizarre, décidément. Il lui était parfois arriver de radoter, mais jamais de tenir des discours irrationnels. On aurait dit qu'il avait l'intention de m'abandonner volontairement. Condamné dans un lit tel un infirme, ce ne pouvait avoir beaucoup d'autres significations que le suicide. Je l'avais déjà connu à une époque où cette tentation avait pu l'inspirer. Était-il capable de le faire pour moi ? Pas dans cet état... Je trouvais l'atmosphère plutôt reposante. Ce n'était pas pour qu'il m'infecte de pessimisme.
- D'accord... mais tu ne vas pas te tuer pour ça !
- Pas besoin.
Sa réplique pourtant d'une grande douceur claqua à ma conscience. La réalité m'apparut subitement. Il était préparé au Grand Voyage. C'est là, je crois, une particularité des vieilles personnes. Je n'en ai jamais eu l'apparence. Pour autant j'ignore si j'y parviendrai un jour. J'en étais à peine capable, en ce qui le concernait. Le voir ainsi figé, le yeux plantés dans les miens, presque statufié, m'insuffla le plus terrible de tous les effrois.
- Zohak... Ce n'est que passager. Tu ne peux pas mourir ce soir ! C'est juste un petit accident. Tu vas t'en sortir, j?en suis sûre... !
- C'est déjà fait. J'ai survécu à tellement de morts...
Il avait repris ses paroles ténébreuses. Celle dont je ne tirais pas le moindre sens. J'élaborais l'hypothèse qu'il eût pu perdre la raison. Une détérioration de sa circulation sanguine, ou bien une mauvaise aération de son cerveau. Les facteurs psychopathologiques pouvaient être nombreux. Mais un fou avait-il la conscience de sa mort ? La suite fut encore plus étrange.
- L'on a de vie que son esprit. Souviens t'en. Le corps peut bien vieillir, l'esprit est immortel. Mais pour cela, il a besoin de naître. Je veux que tu naisses, Kaileena. Ce n'est pas avec moi que tu le feras.
- Zohak... me lamentai-je.
Il fit semblant de ne pas entendre. Le regard vers un ciel imaginaire, il mima une inspiration existentielle où mes pleurs n'avaient aucun impact. Mais je savais compter pour lui. L'agonie ne pouvait l'écarter de ma pensée. Son teint pâle n'aurait su mentir, cependant. Il était effectivement très mal en point.
- Le moment approche. Nous sommes sur le point de nous quitter.
Je n'étais pas préparée à l'accepter. Jamais je n'aurais cru le voir un jour disparaître. Il était tout pour moi. L'idée que cela pusse arriver m'emplit de chagrin.
- Zohak ! Reste avec moi...
Il ne pouvait refuser de considérer mes plaintes. Cela lui était impossible. Je devais bien avoir assez d'importance pour qu'il luttât. Pour qu'il se battît. Pour qu'il ne me laissât pas comme cela, pensai-je. Nous avions vécu tellement de choses. Ensemble : cela devait forcément dire quelque chose, pour lui.
- Je serai toujours avec toi. A travers ta mémoire, sembla-t-il pourtant se résigner. Ce que tu imagines de ma vie n'a aucune importance. Il est temps pour Toi d'avancer.
Avancer. Grandir. Combien aurais-je donné, pour ça. Beaucoup, cela va de soi. Mais un homme. Un proche. Un Parent. Je n'étais pas aussi malsaine. Je n'avais jamais pesé les deux dans la balance. Quoi que ce n'aurait été bien malin, il y aurait eu de grandes chances pour que Zohak passe avant. A contre coeur, je me tenais donc attentive à ce qui était peut-être ses derniers mots.
- Écoute moi... ordonna-t-il avec mollesse. Tu te souviens, le jour de notre arrivée sur l'île, quand la tempête s'est calmée et que je t'ai sauvée du gouffre ?
Jamais je n'oublierai ce moment. En revanche, je n'en gardais pas l'exacte souvenance qu'il m'eût vraiment sauvée. A aucun moment, je n'avais réclamé son aide, ce jour-là, et elle m'avait plus desservie que ce que j'avais pu en attendre. Lui, par contre, je me rappelais distinctement son appel, avant que je ne le délaisse. C'était plutôt moi, sa bienfaitrice. En dépit de ce détail, je me concentrais à ce qu'il poursuivit :
- Tu étais si effondrée que j'ai du te porter, le temps de trouver une zone où je puisse établir ce campement. Tu as dormi pendant presque tout le voyage. C'était une chance, pour moi. Car je ne voulais pas que tu aies connaissance de l'itinéraire à prendre, d'ici à cette fameuse plage où tout a commencé. Je craignais que tu ne découvres ce que nous cachions là bas.
- Les dénivelés dans le sable... !
L'excitation frappa mon coeur tel une tempête. Je sentis toutes mes sensations ébranlées, à la remémoration de ce secret. Il était la base de toutes les frustrations par lesquelles j'avais pu passer, durant mon adolescence. Il m'avait tant préoccupée qu'avec le temps, mon inconscient l'avait enfoui dans mes pulsions. Le réveiller provoqua une paralysie dans toute mon attitude.
- Oui... confirma-t-il, pour ma plus grande effervescence. Mais maintenant, cela n'a plus d'importance, pour moi. Je sais combien tu as souffert de mes cachotteries. Tu n'en parlais jamais, mais je savais que ce mystère te rongeait. A présent, tu dois explorer ton passé, pour évoluer.
Ma gorge se serra, devant l'attente imminente de la concrétisation de ce désir tant mûri. .~° On vit sans vraiment compter dessus... °~., jusqu'au jour où vient la libération. Et quoi de mieux que la vérité comme moteur de notre révolte ? J'y voyais là, la silhouette de ma rédemption.
- Écoute moi bien, répéta-t-il d'une voix essoufflée. Près des sources d'eaux douces auxquelles j'ai puisé nos réserves, on peut repérer un arbre très élevé, à l'est de l'île. Tu le repéreras à son tronc ondulé. Je l'avais remarqué lorsqu'il était tout jeune, sur le chemin. Plus les végétaux que tu croiseras seront penchés, plus tu t'en approcheras. Il mène à la crevasse que tous deux connaissons. Si tu retrouves la rivière dans laquelle tu as plongée, tu pourras remonter vers le delta qui la sépare de celle où... où tu t'es évanouie. En la longeant, tu ne pourras qu'aboutir à cette plage. Tu y trouveras ce que tu cherches. J'ai confiance en ton futur. Tu seras une grande déesse.
Il soupira de soulagement. Cette confiance, cet espoir, bien qu'inopportun en une heure si funeste, me rendait reconnaissante de son legs prématuré. Il me donnait envie de lui rendre la pareil.
- Zohak... Je sais qu'on trouvera un moyen. Un remède !
- J'ai du mal à y croire...
- Aies foi en moi !
Le destin s'est souvent joué de moi. Il me rappelle que je ne suis qu'une créature, et qu'en nulle mesure je n'ai le droit de prétendre à sa suprématie. A l'instant où je mentionnais une croyance en une alternative, un Ailleurs que nous aurions pu contrôler, Zohak ferma les yeux, au comble du défaitisme. Une haine de cette réaction fit monter des larmes à mes yeux épouvantés.
- Zohak ! Parle moi !
Une voix nouvelle sortit de ses lèvres blanches et demi-closes. Ce monologue, cependant, ne semblait pas m'être adressé :
- On vit sans vraiment compter dessus... En se disant que ce n'est qu'une illusion plaisante...
- Tu n'es pas désespéré ! lui assurai-je.
Une bougie s'était éteinte. Une suivante tremblotait fugitivement.
- Et pourtant, un jour, on y arrive.
L'attente qu'il m'avait fallu pour pouvoir connaître mon mystère en était la preuve. Ce fait ne pouvait se clôturer par une fin aussi implacable.
- C'est ce que je te dis ! appuyai-je, sanglotante.
Malheureusement, le cas de Zohak n'était déjà plus une affaire de temps, comme je m'en rendis compte.
- Un jour... on s'aperçoit que la victoire est devant nous...
J'aurais cru qu'il parlait de moi, par cet optimisme soudain et impatient. Le soleil semblait se lever déjà, avant l'heure. Dans mon coeur, pour le moins. La journée suivante allait s'ouvrir sur un espoir auquel il ne pouvait aspirer, même s'il en était l'auteur. Je ne pouvais assumer sa mort, dont ce sacrifice appuyait ma responsabilité. C'était trop injuste. Un sentiment de vertu se joignit à mon voeu de le voir lui aussi prospérer.
- Je vaincrai ta maladie, répétais-je sur un ton hargneux. On va te guérir !...
- On s'aperçoit... Qu'on a Réussi.
- Tu verras...
Ce n'était plus qu'un râle. Le choses allèrent très vite, alors. Sa trachée se coinça. Ses yeux s'écarquillèrent, avant de rentrer au creux de ses paupières. Un sursaut m'arracha des gestes paniqués. Pourvu que ce ne soit les dernières secondes ! pensai-je. Je n'étais pas encore capable d'en profiter à souhait. Je tapai mes paumes de main sur son torse, avant d'être envahie d'une torpeur glaçante. La scène se figea. J'étais pétrifié. Ma bouche tremblait. J'en avais les yeux brillants. Il ne respirait plus. Soudain, un son monocorde naquit de sa gorge serré. Je vis ses lèvres bouger. J'aurais tant voulu en exulter, pour peu que le doute qu'il eût encore de l'air dans ses poumons ne s'éteignît avec. Ce souffle qui chantait pouvait encore être son dernier...
Il murmura, les yeux fermés :
- Huit ans... huit ans parmi les anges...
Puis il se tut à nouveau. Je n'ai jamais compris ce qu'il avait voulu dire par là. Mon île a-t-elle jamais ressemblé à un paradis ? Jamais aucun ange n'est venu nous en secourir. Cette phrase me laissait soucieuse, une fois de plus. Mais la crainte de perdre mon ami balaya cette pensée.
- Zohak ?
Une larme coula de ma joue. Comme une vie qui s'enfuit, défiante, sans que rien ne l'y ait poussée. Les lèvres du vieillard étaient encore béantes. Sa langue ne faisait plus un mouvement, néanmoins. Tout son corps était paisible.
- Zohak, réponds moi ! »
Ma voix était ébranlée. Je sentis progressivement l'évidence me secouer. Non pas mon corps, mais Moi-même. Je ne voyais plus mes mains trembler. Une agitation que Zohak aurait qualifiée de "spirituelle". Le conditionnel infecta lentement toutes mes réflexions. Ignoble est l'horreur de voir une réalité s'enfuir, de ne pouvoir la classer qu'en imaginaire. Quelque chose qui "aurait" pu se passer. Le plus douloureux des deuils que l'on puisse ressentir. Rien de mieux qu'un trépas n'enferme la perception qu'on a des faits. Du présent. Celui-ci ne devient qu'une certitude qui s'échappe. Une chimère qui expire. Si elles avaient un corps, ce seraient des nuisibles. On a beau essayer de les exterminer, le nombre n'en devient que plus fort. Une vague de souvenirs me submergea, étendue sur son cadavre, en larmes...
Zohak et moi aurions été amis. Zohak et moi aurions vécu des aventures. Zohak et moi aurions défié le danger. Défié la mort. Zohak et moi aurions construit une foyer. Zohak et moi nous serions retrouvé à la pêche. Zohak et moi nous serions soutenus. Zohak m'aurait préparé des repas. Zohak m'aurait éduqué comme il le fallait. Zohak et moi nous serions pardonnés. Zohak et moi aurions été...
Zohak fut mort.
[Si vous avez des questions et/ou des remarques, n'hésitez pas. Et bonne fête aux morts ]
- Je suis vraiment désolée, Zohak...
- Je t'ai dit que...
- Peu importe.
Un silence traversa la petite chambre. Je me taisais cérémonieusement. Je ne m'en étais jamais autant voulu, je ne savais même pas de quoi. L'instant était grave. Zohak avait effleuré sa phase critique. Un fait qui méritait d'être retenu. Je me recueillis silencieusement, jusqu'à ce que le prêtre ouvre la bouche.
- La vérité, Kaily, c'est que...
Il s'arrêta un instant. Ce qu'il avait à me dire demandait mûre réflexion. Tant que ça l'occupait à ne pas se laisser aller, j'étais réconfortée.
- Je t'écoute...
Sa respiration avait augmenté. Il avala sa salive. La phrase qu'il voulait exprimer demandait un immense effort, apparemment. Il me scruta avec sérieux, préparant mes oreilles à ce qu'elles devaient entendre. Puis il termina :
- La vérité, c'est que je t'ai toujours freinée.
Je ne voyais pas où il voulait en venir. Il devenait à nouveau énigmatique. J'avais beau ne pas m'attendre à quoi que ce fût de particulier, sa révélation m'était obscure.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Oui... Je ne voulais pas que tu t'en ailles. J'avais peur que... expliqua-t-il, la voix traînante.
- Jamais je m'en irai, Zohak.
- J'avais peur de ce que tu... de ce que nous allions devenir.
Je compatis à cette peur. C'était la première fois que Zohak s'exprimait ainsi de la manière dont il avait vécu notre exil. Jamais il ne m'avait fait part de ses craintes. J'étais heureuse que ce soir fût celui où il fit le pas. J'étais heureuse de voir qu'il en avait lui aussi souffert. Comme il disait, notre condition aurait pu nous inspirer milles démons... C'était une dure épreuve que celle dont nous avions accaparé nos modestes épaules. L'isolement avait déjà rendu fou plus d'un...
- On est pas trop mal, jusque là, non ? constatai-je avec allégresse.
- Tu l'as dit, m'accorda-t-il en souriant.
Un sourire. Quoi de plus tranquillisant ? L'atmosphère s'était bien plus détendue, maintenant. Je fus disposée à parler de tout :
- A part que j'ai piqué ma crise pour un fantôme...
Il est bon d'avoir de temps en temps l'occasion de libérer quelque fardeau de notre estime, quand le cadre oblige une réponse valorisante. Nous sommes si nombreuses, à confesser des défauts chimériques, dans le seul but de vous entendre les contredire. Cependant, il me semblait que la réponse de Jehak n'était pas exactement le fruit de ma manipulation :
- Des fantômes, on en a tous, dit-il. Le tien est ce qu'il y a de plus naturel. J'aurais tort d'être surpris. Tout ce temps, je t'ai gardée à mes cotés. Je ne voulais pas te perdre... Mais pourquoi voudrais-tu rester avec moi, un vieillard en fin de parcours. Une jeune fille comme toi a besoin d'autre chose...
- Arrête, Zohak. Ne parle pas de fin de parcours. Tu as encore .~° deux °~. belles années devant toi...
- A mon âge, cela n'a plus d'importance. Tout ce que je veux, c'est que tu sois heureuse dans ta vie.
- Je serai heureuse si tu es là.
- Tu es si gentille...
- C'est normal...
- Je sais bien. Mais au fond, tu ne pourras jamais te libérer si je suis là.
Il parlait de façon très bizarre, décidément. Il lui était parfois arriver de radoter, mais jamais de tenir des discours irrationnels. On aurait dit qu'il avait l'intention de m'abandonner volontairement. Condamné dans un lit tel un infirme, ce ne pouvait avoir beaucoup d'autres significations que le suicide. Je l'avais déjà connu à une époque où cette tentation avait pu l'inspirer. Était-il capable de le faire pour moi ? Pas dans cet état... Je trouvais l'atmosphère plutôt reposante. Ce n'était pas pour qu'il m'infecte de pessimisme.
- D'accord... mais tu ne vas pas te tuer pour ça !
- Pas besoin.
Sa réplique pourtant d'une grande douceur claqua à ma conscience. La réalité m'apparut subitement. Il était préparé au Grand Voyage. C'est là, je crois, une particularité des vieilles personnes. Je n'en ai jamais eu l'apparence. Pour autant j'ignore si j'y parviendrai un jour. J'en étais à peine capable, en ce qui le concernait. Le voir ainsi figé, le yeux plantés dans les miens, presque statufié, m'insuffla le plus terrible de tous les effrois.
- Zohak... Ce n'est que passager. Tu ne peux pas mourir ce soir ! C'est juste un petit accident. Tu vas t'en sortir, j?en suis sûre... !
- C'est déjà fait. J'ai survécu à tellement de morts...
Il avait repris ses paroles ténébreuses. Celle dont je ne tirais pas le moindre sens. J'élaborais l'hypothèse qu'il eût pu perdre la raison. Une détérioration de sa circulation sanguine, ou bien une mauvaise aération de son cerveau. Les facteurs psychopathologiques pouvaient être nombreux. Mais un fou avait-il la conscience de sa mort ? La suite fut encore plus étrange.
- L'on a de vie que son esprit. Souviens t'en. Le corps peut bien vieillir, l'esprit est immortel. Mais pour cela, il a besoin de naître. Je veux que tu naisses, Kaileena. Ce n'est pas avec moi que tu le feras.
- Zohak... me lamentai-je.
Il fit semblant de ne pas entendre. Le regard vers un ciel imaginaire, il mima une inspiration existentielle où mes pleurs n'avaient aucun impact. Mais je savais compter pour lui. L'agonie ne pouvait l'écarter de ma pensée. Son teint pâle n'aurait su mentir, cependant. Il était effectivement très mal en point.
- Le moment approche. Nous sommes sur le point de nous quitter.
Je n'étais pas préparée à l'accepter. Jamais je n'aurais cru le voir un jour disparaître. Il était tout pour moi. L'idée que cela pusse arriver m'emplit de chagrin.
- Zohak ! Reste avec moi...
Il ne pouvait refuser de considérer mes plaintes. Cela lui était impossible. Je devais bien avoir assez d'importance pour qu'il luttât. Pour qu'il se battît. Pour qu'il ne me laissât pas comme cela, pensai-je. Nous avions vécu tellement de choses. Ensemble : cela devait forcément dire quelque chose, pour lui.
- Je serai toujours avec toi. A travers ta mémoire, sembla-t-il pourtant se résigner. Ce que tu imagines de ma vie n'a aucune importance. Il est temps pour Toi d'avancer.
Avancer. Grandir. Combien aurais-je donné, pour ça. Beaucoup, cela va de soi. Mais un homme. Un proche. Un Parent. Je n'étais pas aussi malsaine. Je n'avais jamais pesé les deux dans la balance. Quoi que ce n'aurait été bien malin, il y aurait eu de grandes chances pour que Zohak passe avant. A contre coeur, je me tenais donc attentive à ce qui était peut-être ses derniers mots.
- Écoute moi... ordonna-t-il avec mollesse. Tu te souviens, le jour de notre arrivée sur l'île, quand la tempête s'est calmée et que je t'ai sauvée du gouffre ?
Jamais je n'oublierai ce moment. En revanche, je n'en gardais pas l'exacte souvenance qu'il m'eût vraiment sauvée. A aucun moment, je n'avais réclamé son aide, ce jour-là, et elle m'avait plus desservie que ce que j'avais pu en attendre. Lui, par contre, je me rappelais distinctement son appel, avant que je ne le délaisse. C'était plutôt moi, sa bienfaitrice. En dépit de ce détail, je me concentrais à ce qu'il poursuivit :
- Tu étais si effondrée que j'ai du te porter, le temps de trouver une zone où je puisse établir ce campement. Tu as dormi pendant presque tout le voyage. C'était une chance, pour moi. Car je ne voulais pas que tu aies connaissance de l'itinéraire à prendre, d'ici à cette fameuse plage où tout a commencé. Je craignais que tu ne découvres ce que nous cachions là bas.
- Les dénivelés dans le sable... !
L'excitation frappa mon coeur tel une tempête. Je sentis toutes mes sensations ébranlées, à la remémoration de ce secret. Il était la base de toutes les frustrations par lesquelles j'avais pu passer, durant mon adolescence. Il m'avait tant préoccupée qu'avec le temps, mon inconscient l'avait enfoui dans mes pulsions. Le réveiller provoqua une paralysie dans toute mon attitude.
- Oui... confirma-t-il, pour ma plus grande effervescence. Mais maintenant, cela n'a plus d'importance, pour moi. Je sais combien tu as souffert de mes cachotteries. Tu n'en parlais jamais, mais je savais que ce mystère te rongeait. A présent, tu dois explorer ton passé, pour évoluer.
Ma gorge se serra, devant l'attente imminente de la concrétisation de ce désir tant mûri. .~° On vit sans vraiment compter dessus... °~., jusqu'au jour où vient la libération. Et quoi de mieux que la vérité comme moteur de notre révolte ? J'y voyais là, la silhouette de ma rédemption.
- Écoute moi bien, répéta-t-il d'une voix essoufflée. Près des sources d'eaux douces auxquelles j'ai puisé nos réserves, on peut repérer un arbre très élevé, à l'est de l'île. Tu le repéreras à son tronc ondulé. Je l'avais remarqué lorsqu'il était tout jeune, sur le chemin. Plus les végétaux que tu croiseras seront penchés, plus tu t'en approcheras. Il mène à la crevasse que tous deux connaissons. Si tu retrouves la rivière dans laquelle tu as plongée, tu pourras remonter vers le delta qui la sépare de celle où... où tu t'es évanouie. En la longeant, tu ne pourras qu'aboutir à cette plage. Tu y trouveras ce que tu cherches. J'ai confiance en ton futur. Tu seras une grande déesse.
Il soupira de soulagement. Cette confiance, cet espoir, bien qu'inopportun en une heure si funeste, me rendait reconnaissante de son legs prématuré. Il me donnait envie de lui rendre la pareil.
- Zohak... Je sais qu'on trouvera un moyen. Un remède !
- J'ai du mal à y croire...
- Aies foi en moi !
Le destin s'est souvent joué de moi. Il me rappelle que je ne suis qu'une créature, et qu'en nulle mesure je n'ai le droit de prétendre à sa suprématie. A l'instant où je mentionnais une croyance en une alternative, un Ailleurs que nous aurions pu contrôler, Zohak ferma les yeux, au comble du défaitisme. Une haine de cette réaction fit monter des larmes à mes yeux épouvantés.
- Zohak ! Parle moi !
Une voix nouvelle sortit de ses lèvres blanches et demi-closes. Ce monologue, cependant, ne semblait pas m'être adressé :
- On vit sans vraiment compter dessus... En se disant que ce n'est qu'une illusion plaisante...
- Tu n'es pas désespéré ! lui assurai-je.
Une bougie s'était éteinte. Une suivante tremblotait fugitivement.
- Et pourtant, un jour, on y arrive.
L'attente qu'il m'avait fallu pour pouvoir connaître mon mystère en était la preuve. Ce fait ne pouvait se clôturer par une fin aussi implacable.
- C'est ce que je te dis ! appuyai-je, sanglotante.
Malheureusement, le cas de Zohak n'était déjà plus une affaire de temps, comme je m'en rendis compte.
- Un jour... on s'aperçoit que la victoire est devant nous...
J'aurais cru qu'il parlait de moi, par cet optimisme soudain et impatient. Le soleil semblait se lever déjà, avant l'heure. Dans mon coeur, pour le moins. La journée suivante allait s'ouvrir sur un espoir auquel il ne pouvait aspirer, même s'il en était l'auteur. Je ne pouvais assumer sa mort, dont ce sacrifice appuyait ma responsabilité. C'était trop injuste. Un sentiment de vertu se joignit à mon voeu de le voir lui aussi prospérer.
- Je vaincrai ta maladie, répétais-je sur un ton hargneux. On va te guérir !...
- On s'aperçoit... Qu'on a Réussi.
- Tu verras...
Ce n'était plus qu'un râle. Le choses allèrent très vite, alors. Sa trachée se coinça. Ses yeux s'écarquillèrent, avant de rentrer au creux de ses paupières. Un sursaut m'arracha des gestes paniqués. Pourvu que ce ne soit les dernières secondes ! pensai-je. Je n'étais pas encore capable d'en profiter à souhait. Je tapai mes paumes de main sur son torse, avant d'être envahie d'une torpeur glaçante. La scène se figea. J'étais pétrifié. Ma bouche tremblait. J'en avais les yeux brillants. Il ne respirait plus. Soudain, un son monocorde naquit de sa gorge serré. Je vis ses lèvres bouger. J'aurais tant voulu en exulter, pour peu que le doute qu'il eût encore de l'air dans ses poumons ne s'éteignît avec. Ce souffle qui chantait pouvait encore être son dernier...
Il murmura, les yeux fermés :
- Huit ans... huit ans parmi les anges...
Puis il se tut à nouveau. Je n'ai jamais compris ce qu'il avait voulu dire par là. Mon île a-t-elle jamais ressemblé à un paradis ? Jamais aucun ange n'est venu nous en secourir. Cette phrase me laissait soucieuse, une fois de plus. Mais la crainte de perdre mon ami balaya cette pensée.
- Zohak ?
Une larme coula de ma joue. Comme une vie qui s'enfuit, défiante, sans que rien ne l'y ait poussée. Les lèvres du vieillard étaient encore béantes. Sa langue ne faisait plus un mouvement, néanmoins. Tout son corps était paisible.
- Zohak, réponds moi ! »
Ma voix était ébranlée. Je sentis progressivement l'évidence me secouer. Non pas mon corps, mais Moi-même. Je ne voyais plus mes mains trembler. Une agitation que Zohak aurait qualifiée de "spirituelle". Le conditionnel infecta lentement toutes mes réflexions. Ignoble est l'horreur de voir une réalité s'enfuir, de ne pouvoir la classer qu'en imaginaire. Quelque chose qui "aurait" pu se passer. Le plus douloureux des deuils que l'on puisse ressentir. Rien de mieux qu'un trépas n'enferme la perception qu'on a des faits. Du présent. Celui-ci ne devient qu'une certitude qui s'échappe. Une chimère qui expire. Si elles avaient un corps, ce seraient des nuisibles. On a beau essayer de les exterminer, le nombre n'en devient que plus fort. Une vague de souvenirs me submergea, étendue sur son cadavre, en larmes...
Zohak et moi aurions été amis. Zohak et moi aurions vécu des aventures. Zohak et moi aurions défié le danger. Défié la mort. Zohak et moi aurions construit une foyer. Zohak et moi nous serions retrouvé à la pêche. Zohak et moi nous serions soutenus. Zohak m'aurait préparé des repas. Zohak m'aurait éduqué comme il le fallait. Zohak et moi nous serions pardonnés. Zohak et moi aurions été...
Zohak fut mort.
[Si vous avez des questions et/ou des remarques, n'hésitez pas. Et bonne fête aux morts ]
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