Entropy
Par : Cuse
Genre : Action , Science-Fiction
Status : C'est compliqué
Note :
Chapitre 2
Profiter des petites choses.
Publié le 26/10/13 à 23:05:15 par Cuse
La ville de Hew Haven était sortie de terre dans les années 2040, construite sur une presque-ile au bord de l'océan. Dix ans plus tard, mes parents avaient acheté cet appartement. A l'époque, cet immeuble était l'un des plus grands et des plus chics. Et puis, tout s'était accéléré. Toujours plus haut, toujours plus beau. Ses vingt-neuf étages faisaient aujourd'hui pale figure comparés aux mastodontes qui parsemaient le centre-ville, dominés en leur centre par la tour Winthorpe, qui tutoyait les étoiles du haut de ses sept-cents mètres de haut. La légende urbaine disait qu'elle s'enfonçait d'au-moins autant sous la surface, ses sous-sols renfermant d'inavouables secrets. Cela me semblait trop dramatique pour être vrai.
Néanmoins, si mon immeuble avait perdu de sa superbe, il avait conservé son atout majeur. Situé à l'extrémité ouest du centre-ville, il disposait d'une vue panoramique sur l'océan, exception faite malheureusement d'un dernier bâtiment qui coupait le somptueux tableau en plein milieu. Mais nous étions dans la période de l'année où le coucher de soleil n'était pas caché par cet obstacle, et chaque soir je m'arrangeais pour rentrer chez moi au crépuscule, afin d'être accueilli par ce spectacle à peine la porte franchie. J'en oubliais mes courses, j'en oubliais le pari de ce soir, j'en oubliais mes parents, et je restais là, immobile, devant l'immense baie vitrée qui fermait l'appartement du sol au plafond. C'était chaque jour une vision différente, jamais altérée. Un léger reflet provenant de l'immeuble d'en face détourna mon attention. C'était la pointe métallique de l'émetteur météorologique situé sept étages au-dessus de ma tête qui semblait attendre mes remerciements. Après tout, c'était grâce à ces quelques appareils, répartis ici et là dans la ville, que la météo était si clémente. Il pleuvait pendant quatre heures toutes les trois nuits, et le reste du temps le soleil irradiait New Haven de sa présence, le Système autorisant quelques nuages bénins à survoler la ville pour apporter un peu de diversité au paysage.
Je ne bougeai pas avant que les derniers rayons n'aient été engloutis par l'océan, avant que l'appartement ne sombre dans l'obscurité. Quand enfin je levai le bras, mon ICP s'illumina, et j'activai d'une simple pression l'éclairage de la pièce. L'Interface de Contrôle Personnel était sortie depuis peu en mode « mains-libres », manipulable par la pensée et les mouvements de l'iris. On l'activait en se concentrant dessus, et les hologrammes habituels apparaissaient devant nous. Il suffisait alors de pointer fixement le regard sur les boutons et autres commandes pour réaliser les actions voulues. J'avais cependant choisi de rester à l'ancien mode, où les hologrammes se matérialisaient au-dessus du poignet et dans lequel on naviguait parmi les programmes grâce aux doigts de l'autre main. On avait moins l'air d'un crétin fini en tapant du doigt sur une surface invisible qu'en bougeant les yeux dans tous les sens.
Je me résignai à aller ranger les courses, tout en me demandant comment on pourrait bien automatiser cela également. Nos ancêtres pensaient que d'ici les années 50 nous aurions tous des robots domestiques qui feraient toutes ces besognes à notre place. Ils s'étaient trompés. Les robots, c'était nous.
Tous mes achats avaient une place bien définie dans l'appartement, exception faite de la petite fiole de scotch. Elle serait vide d'ici la fin de la soirée, ainsi je décidai de la laisser trainer sur la table de la cuisine. Les personnes qui me connaissaient depuis peu et qui voyaient cet endroit pour la première fois me posaient toutes les deux mêmes questions. Pourquoi un appartement aussi grand pour moi tout seul ? Comment parvenais-je à le payer sans travailler ? J'y répondais toujours par le même mensonge, répété maintes et maintes fois au cours de ces six dernières années. Mes parents avaient quitté la ville, m'avaient laissé l'endroit pour mes études, et m'envoyaient régulièrement de l'argent. Cela tenait debout, même si la plupart ne concevaient pas comment quiconque aurait pu vouloir quitter New Haven et le Système.
Je jetai un oeil à mon ICP, qui indiquait vingt heures dix, et juste en-dessous une icône représentant un couteau et une fourchette me rappelait qu'il était grand temps de diner. Fondamentalement, je n'avais rien contre le Système, mais parfois il nous prenait un peu trop pour des assistés.
La nourriture avait, elle aussi, subi une certaine avancée technologique ces dernières années. Si le nombre d'aliments s'était considérablement réduit, conséquence directe des extinctions multiples d'espèces animales comme végétales, les modes de consommation avaient gagné en diversité. Il y avait aujourd'hui trois façons différentes de manger un simple repas. D'abord, les plats sous vide, nourriture à quatre-vingt-dix pour-cents artificielle mais qui avait le mérite d'être relativement appétissante. Ensuite, pour les grands pressés, les capsules. Une petite pilule équivalait à un plat de cinq-cents calories. Bien évidemment, les uns comme les autres étaient parfaits en ce qui concernait les apports en vitamines et minéraux. Pour développer une carence ou un excès, il fallait vraiment le vouloir, ce qui était impossible grâce aux nano-machines. Et puis, pour les gourmets, il y avait la solution longue. Se procurer séparément les ingrédients, et cuisiner soi-même. Cela demandait du temps et de l'argent. Le savoir-faire, lui... Il suffisait d'acheter sur son ICP le programme Cordon Bleu pour devenir instantanément un parfait cuistot avec une connaissance intarissable des recettes et une dextérité infaillible. Bien sûr, certains choisissaient encore d'apprendre par eux-mêmes, mais l'accomplissement, lui non plus, n'avait plus la même saveur.
J'avais un peu de temps devant moi, ainsi je choisis la première solution. Je plaçai le plat de lasagnes artificielles dans le conditionneur, attendis les trente secondes requises, et m'installai sur mon canapé avec mon assiette qui semblait tout droit sortie d'un grand restaurant. De l'index et du majeur, je fis un mouvement vif depuis mon ICP jusqu'au mur, y projetant ainsi les hologrammes. Je naviguai à travers les programmes de divertissement disponibles, payai deux crédits pour visionner le prochain épisode de ma série télévisée préférée, et poussai un léger soupir de contentement en voyant l'affichage s'élargir pour m'offrir une vision à cent-quatre-vingts degrés. De nos jours, certains films et certaines séries étaient filmés à trois-cent-soixante degrés, mais celle-ci n'en faisait pas partie. C'était ce qui me plaisait d'ailleurs. Je la regardais pour me divertir, pas pour tourner sur moi-même comme un idiot pendant quarante minutes en essayant de suivre l'action à la fois derrière et devant moi. Le son était parfait, généré par les nano-machines directement dans mon oreille interne. Portant à ma bouche une pleine fourchette de lasagnes, je me laissai légèrement glisser dans mon canapé et profitai de l'épisode.
**
Sitôt le générique de fin terminé, les hologrammes se replièrent automatiquement pour ne plus laisser que l'interface initiale. L'horloge intégrée annonçait vingt-et-une heures tapantes. L'heure de mon rendez-vous. J'activai le programme de communication et vis avec satisfaction que trois de mes cinq amis étaient déjà connectés. Aussitôt, je reçus une invitation à joindre leur conversation. A peine avais-je accepté que mon salon se peupla de silhouettes. Ce logiciel était fantastique. Il recopiait les gestes et l'apparence de vos interlocuteurs et les intégrait à la pièce dans laquelle vous vous trouviez, donnant ainsi la sensation qu'ils étaient présents physiquement à vos côtés. Il s'adaptait aux appartements de chacun, installant les hologrammes sur les fauteuils disponibles, sur les accoudoirs, ou simplement en position debout. A l'intérieur d'un certain périmètre, tout ce que vos contacts faisaient était reproduit par leurs avatars, optimisé en fonction de la géométrie des lieux. Si la personne sortait de ce périmètre, alors la silhouette prenait simplement une position de veille en attendant que celle-ci ne revienne. Pas étonnant que se voir en face-à-face était devenu dépassé.
« Quelle ponctualité, Dan ! C'est pas le cas de tout le monde... »
Enrique, confortablement installé dans mon fauteuil, était en train de faire tourner une vieille babiole entre ses doigts. Sa remarque fut tout de suite ponctuée de deux rires distincts, provenant des autres silhouettes, la première assise sur l'accoudoir de mon canapé, l'autre faisant les cent pas derrière.
« S'il ne se pointe pas, je gagne le pari ? » ricanai-je en observant la babiole disparaitre de l'hologramme alors qu'il venait de la faire tomber.
« Bien essayé, mais non ! » répliqua Nils derrière moi. « Le gagnant, c'est le premier à réussir à coder le patch, pas le premier à prétendre l'avoir fait !
- Il doit être en train de faire des modifications de dernière minute...
- Oui, ou alors ça fonctionne et il est déjà complètement à la ramasse ! » blagua Marcus, qui faisait craquer ses articulations, tranquillement installé sur mon accoudoir.
Tous les quatre, ainsi que les deux autres qui n'étaient pas encore arrivés, faisions partie de la même promotion. Nous avions tous été diplômés de la Grande Ecole de New Haven, avec une spécialité en nano-machines et étude du Système, six mois plus tôt. C'était théoriquement l'option la plus pointue, la plus aboutie, celle qui permettait de briguer les postes les plus convoités de la ville : ingénieurs-développeurs du Système. Mais de nous tous, seul Enrique avait trouvé un travail. Il avait été embauché par Winthorpe, l'entreprise créatrice du Système, mais il ne pouvait rien nous dire sur son emploi. Top-secret, paraissait-il. Bosser pour eux était un petit paradoxe en soi, quand on savait ce à quoi nous occupions une partie de notre temps libre. L'Ecole nous avait fourni des kits de développement pour nos projets de fin d'étude, et nous autorisait à les conserver pour d'éventuelles thèses ultérieures. Seulement, aucun de nous six n'avait fait de thèse. En vérité, ces kits ne nous servaient qu'à une chose : parier entre nous sur qui était le meilleur. Ainsi, depuis deux semaines, nous travaillions sur notre quatrième défi depuis le diplôme. Créer un mini-programme, indétectable par le Système, qui restaure l'effet de l'alcool dans le métabolisme. Chacun de nous misait cinq-cents crédits, le gagnant remportait le tout. Je n'avais remporté aucun des trois premiers paris, mais je sentais que cette fois était la bonne. J'avais terminé ma version du programme ce matin-même. La règle était inchangée : tous les deux jours, tous ceux qui avaient bouclé un prototype le testaient simultanément pendant l'une de ces conversations de groupe.
« Alors, on parle de moi ? »
Un nouvel hologramme venait d'apparaitre, assis à côté de moi sur le canapé, à moitié avachi. Samuel, mon adversaire de la soirée.
« Exactement, Sam. On était en train de se demander si tu avais voulu essayer ton programme avant le "show" et si t'étais déchiré dans un coin de ton appart, ou si tu étais juste trop demeuré pour lire une horloge holo. » répliqua Nils dans un sourire moqueur.
« Pas besoin de tester, je suis certain qu'il fonctionne du tonnerre ! J'espère que vous avez mon argent les enfants !
- Bon, et si on arrêtait les fanfaronnades et qu'on passait aux choses sérieuses ? Tant pis pour Jim, on lui racontera. Vous avez vos bracelets ? » demanda Marcus, calmant ainsi légèrement l'ardeur de mon concurrent.
Sans un mot, je me levai et allai chercher le petit objet métallique dans le bureau, adjacent au salon. Dans ma hâte, je ne refermai pas la porte comme j'avais pris l'habitude de le faire. Voir le kit de développement entrainait toujours des questions de la part d'éventuels visiteurs. Des questions auxquelles je ne savais pas forcément quoi répondre.
Je revins au salon, prenant la fiole de scotch au passage, et m'installai sur le canapé. L'hologramme de Samuel quitta son expression neutre, signe qu'il était revenu dans le périmètre. Il portait dans les mains son bracelet ainsi qu'une bouteille de vodka deux fois plus grande que la mienne. J'eus un léger sourire, puis entrepris de passer l'objet autour de mon poignet. Quelques boutons tactiles s'illuminèrent automatiquement sur sa surface métallique. J'appuyai sur le plus central d'entre eux, tandis que Sam faisait de même. Je ressentis un très léger frisson, signe que le programme était en train d'être transmis aux nano-machines. Après une vingtaine de secondes, l'affichage clignota. Le transfert était terminé. J'empoignai ma fiole, et attendis que mon adversaire ait terminé.
« Allez, l'heure de vérité maintenant ! » s'exclama Enrique en se redressant dans le fauteuil pour mieux observer.
J'ouvris le bouchon de ma bouteille, et la forte odeur vint instantanément me piquer au nez. A ma gauche, Samuel eut une réaction un peu plus exagérée, faisant presque un bond dans le canapé. Il adopta une moue qui semblait signifier « quand il faut, il faut », et descendit une bonne lampée d'alcool. Il la recracha une demi-seconde plus tard, alors que j'imaginai le geyser de vodka qui venait d'éclabousser la moitié de son salon. A mon tour, je pris une gorgée, m'attendant au pire. Le scotch me brula d'abord la bouche, puis les entrailles. C'était beaucoup plus fort que ce que j'avais imaginé. Néanmoins, le gout de fond n'était pas si désagréable, et je remerciai intérieurement Salvadore de m'avoir bien conseillé.
« Pouah, on dirait du désinfectant ! » pesta Samuel qui tirait toujours la grimace. « Impossible que ça se boive pur, ce truc ! »
Il tourna la tête vers moi et réalisa que je ne partageais pas sa réaction, alors que les autres s'étaient mis à le chambrer copieusement. La fierté l'emporta sur le dégout et il engloutit à contrecoeur une seconde gorgée, sous les applaudissements des "spectateurs".
Néanmoins, si mon immeuble avait perdu de sa superbe, il avait conservé son atout majeur. Situé à l'extrémité ouest du centre-ville, il disposait d'une vue panoramique sur l'océan, exception faite malheureusement d'un dernier bâtiment qui coupait le somptueux tableau en plein milieu. Mais nous étions dans la période de l'année où le coucher de soleil n'était pas caché par cet obstacle, et chaque soir je m'arrangeais pour rentrer chez moi au crépuscule, afin d'être accueilli par ce spectacle à peine la porte franchie. J'en oubliais mes courses, j'en oubliais le pari de ce soir, j'en oubliais mes parents, et je restais là, immobile, devant l'immense baie vitrée qui fermait l'appartement du sol au plafond. C'était chaque jour une vision différente, jamais altérée. Un léger reflet provenant de l'immeuble d'en face détourna mon attention. C'était la pointe métallique de l'émetteur météorologique situé sept étages au-dessus de ma tête qui semblait attendre mes remerciements. Après tout, c'était grâce à ces quelques appareils, répartis ici et là dans la ville, que la météo était si clémente. Il pleuvait pendant quatre heures toutes les trois nuits, et le reste du temps le soleil irradiait New Haven de sa présence, le Système autorisant quelques nuages bénins à survoler la ville pour apporter un peu de diversité au paysage.
Je ne bougeai pas avant que les derniers rayons n'aient été engloutis par l'océan, avant que l'appartement ne sombre dans l'obscurité. Quand enfin je levai le bras, mon ICP s'illumina, et j'activai d'une simple pression l'éclairage de la pièce. L'Interface de Contrôle Personnel était sortie depuis peu en mode « mains-libres », manipulable par la pensée et les mouvements de l'iris. On l'activait en se concentrant dessus, et les hologrammes habituels apparaissaient devant nous. Il suffisait alors de pointer fixement le regard sur les boutons et autres commandes pour réaliser les actions voulues. J'avais cependant choisi de rester à l'ancien mode, où les hologrammes se matérialisaient au-dessus du poignet et dans lequel on naviguait parmi les programmes grâce aux doigts de l'autre main. On avait moins l'air d'un crétin fini en tapant du doigt sur une surface invisible qu'en bougeant les yeux dans tous les sens.
Je me résignai à aller ranger les courses, tout en me demandant comment on pourrait bien automatiser cela également. Nos ancêtres pensaient que d'ici les années 50 nous aurions tous des robots domestiques qui feraient toutes ces besognes à notre place. Ils s'étaient trompés. Les robots, c'était nous.
Tous mes achats avaient une place bien définie dans l'appartement, exception faite de la petite fiole de scotch. Elle serait vide d'ici la fin de la soirée, ainsi je décidai de la laisser trainer sur la table de la cuisine. Les personnes qui me connaissaient depuis peu et qui voyaient cet endroit pour la première fois me posaient toutes les deux mêmes questions. Pourquoi un appartement aussi grand pour moi tout seul ? Comment parvenais-je à le payer sans travailler ? J'y répondais toujours par le même mensonge, répété maintes et maintes fois au cours de ces six dernières années. Mes parents avaient quitté la ville, m'avaient laissé l'endroit pour mes études, et m'envoyaient régulièrement de l'argent. Cela tenait debout, même si la plupart ne concevaient pas comment quiconque aurait pu vouloir quitter New Haven et le Système.
Je jetai un oeil à mon ICP, qui indiquait vingt heures dix, et juste en-dessous une icône représentant un couteau et une fourchette me rappelait qu'il était grand temps de diner. Fondamentalement, je n'avais rien contre le Système, mais parfois il nous prenait un peu trop pour des assistés.
La nourriture avait, elle aussi, subi une certaine avancée technologique ces dernières années. Si le nombre d'aliments s'était considérablement réduit, conséquence directe des extinctions multiples d'espèces animales comme végétales, les modes de consommation avaient gagné en diversité. Il y avait aujourd'hui trois façons différentes de manger un simple repas. D'abord, les plats sous vide, nourriture à quatre-vingt-dix pour-cents artificielle mais qui avait le mérite d'être relativement appétissante. Ensuite, pour les grands pressés, les capsules. Une petite pilule équivalait à un plat de cinq-cents calories. Bien évidemment, les uns comme les autres étaient parfaits en ce qui concernait les apports en vitamines et minéraux. Pour développer une carence ou un excès, il fallait vraiment le vouloir, ce qui était impossible grâce aux nano-machines. Et puis, pour les gourmets, il y avait la solution longue. Se procurer séparément les ingrédients, et cuisiner soi-même. Cela demandait du temps et de l'argent. Le savoir-faire, lui... Il suffisait d'acheter sur son ICP le programme Cordon Bleu pour devenir instantanément un parfait cuistot avec une connaissance intarissable des recettes et une dextérité infaillible. Bien sûr, certains choisissaient encore d'apprendre par eux-mêmes, mais l'accomplissement, lui non plus, n'avait plus la même saveur.
J'avais un peu de temps devant moi, ainsi je choisis la première solution. Je plaçai le plat de lasagnes artificielles dans le conditionneur, attendis les trente secondes requises, et m'installai sur mon canapé avec mon assiette qui semblait tout droit sortie d'un grand restaurant. De l'index et du majeur, je fis un mouvement vif depuis mon ICP jusqu'au mur, y projetant ainsi les hologrammes. Je naviguai à travers les programmes de divertissement disponibles, payai deux crédits pour visionner le prochain épisode de ma série télévisée préférée, et poussai un léger soupir de contentement en voyant l'affichage s'élargir pour m'offrir une vision à cent-quatre-vingts degrés. De nos jours, certains films et certaines séries étaient filmés à trois-cent-soixante degrés, mais celle-ci n'en faisait pas partie. C'était ce qui me plaisait d'ailleurs. Je la regardais pour me divertir, pas pour tourner sur moi-même comme un idiot pendant quarante minutes en essayant de suivre l'action à la fois derrière et devant moi. Le son était parfait, généré par les nano-machines directement dans mon oreille interne. Portant à ma bouche une pleine fourchette de lasagnes, je me laissai légèrement glisser dans mon canapé et profitai de l'épisode.
**
Sitôt le générique de fin terminé, les hologrammes se replièrent automatiquement pour ne plus laisser que l'interface initiale. L'horloge intégrée annonçait vingt-et-une heures tapantes. L'heure de mon rendez-vous. J'activai le programme de communication et vis avec satisfaction que trois de mes cinq amis étaient déjà connectés. Aussitôt, je reçus une invitation à joindre leur conversation. A peine avais-je accepté que mon salon se peupla de silhouettes. Ce logiciel était fantastique. Il recopiait les gestes et l'apparence de vos interlocuteurs et les intégrait à la pièce dans laquelle vous vous trouviez, donnant ainsi la sensation qu'ils étaient présents physiquement à vos côtés. Il s'adaptait aux appartements de chacun, installant les hologrammes sur les fauteuils disponibles, sur les accoudoirs, ou simplement en position debout. A l'intérieur d'un certain périmètre, tout ce que vos contacts faisaient était reproduit par leurs avatars, optimisé en fonction de la géométrie des lieux. Si la personne sortait de ce périmètre, alors la silhouette prenait simplement une position de veille en attendant que celle-ci ne revienne. Pas étonnant que se voir en face-à-face était devenu dépassé.
« Quelle ponctualité, Dan ! C'est pas le cas de tout le monde... »
Enrique, confortablement installé dans mon fauteuil, était en train de faire tourner une vieille babiole entre ses doigts. Sa remarque fut tout de suite ponctuée de deux rires distincts, provenant des autres silhouettes, la première assise sur l'accoudoir de mon canapé, l'autre faisant les cent pas derrière.
« S'il ne se pointe pas, je gagne le pari ? » ricanai-je en observant la babiole disparaitre de l'hologramme alors qu'il venait de la faire tomber.
« Bien essayé, mais non ! » répliqua Nils derrière moi. « Le gagnant, c'est le premier à réussir à coder le patch, pas le premier à prétendre l'avoir fait !
- Il doit être en train de faire des modifications de dernière minute...
- Oui, ou alors ça fonctionne et il est déjà complètement à la ramasse ! » blagua Marcus, qui faisait craquer ses articulations, tranquillement installé sur mon accoudoir.
Tous les quatre, ainsi que les deux autres qui n'étaient pas encore arrivés, faisions partie de la même promotion. Nous avions tous été diplômés de la Grande Ecole de New Haven, avec une spécialité en nano-machines et étude du Système, six mois plus tôt. C'était théoriquement l'option la plus pointue, la plus aboutie, celle qui permettait de briguer les postes les plus convoités de la ville : ingénieurs-développeurs du Système. Mais de nous tous, seul Enrique avait trouvé un travail. Il avait été embauché par Winthorpe, l'entreprise créatrice du Système, mais il ne pouvait rien nous dire sur son emploi. Top-secret, paraissait-il. Bosser pour eux était un petit paradoxe en soi, quand on savait ce à quoi nous occupions une partie de notre temps libre. L'Ecole nous avait fourni des kits de développement pour nos projets de fin d'étude, et nous autorisait à les conserver pour d'éventuelles thèses ultérieures. Seulement, aucun de nous six n'avait fait de thèse. En vérité, ces kits ne nous servaient qu'à une chose : parier entre nous sur qui était le meilleur. Ainsi, depuis deux semaines, nous travaillions sur notre quatrième défi depuis le diplôme. Créer un mini-programme, indétectable par le Système, qui restaure l'effet de l'alcool dans le métabolisme. Chacun de nous misait cinq-cents crédits, le gagnant remportait le tout. Je n'avais remporté aucun des trois premiers paris, mais je sentais que cette fois était la bonne. J'avais terminé ma version du programme ce matin-même. La règle était inchangée : tous les deux jours, tous ceux qui avaient bouclé un prototype le testaient simultanément pendant l'une de ces conversations de groupe.
« Alors, on parle de moi ? »
Un nouvel hologramme venait d'apparaitre, assis à côté de moi sur le canapé, à moitié avachi. Samuel, mon adversaire de la soirée.
« Exactement, Sam. On était en train de se demander si tu avais voulu essayer ton programme avant le "show" et si t'étais déchiré dans un coin de ton appart, ou si tu étais juste trop demeuré pour lire une horloge holo. » répliqua Nils dans un sourire moqueur.
« Pas besoin de tester, je suis certain qu'il fonctionne du tonnerre ! J'espère que vous avez mon argent les enfants !
- Bon, et si on arrêtait les fanfaronnades et qu'on passait aux choses sérieuses ? Tant pis pour Jim, on lui racontera. Vous avez vos bracelets ? » demanda Marcus, calmant ainsi légèrement l'ardeur de mon concurrent.
Sans un mot, je me levai et allai chercher le petit objet métallique dans le bureau, adjacent au salon. Dans ma hâte, je ne refermai pas la porte comme j'avais pris l'habitude de le faire. Voir le kit de développement entrainait toujours des questions de la part d'éventuels visiteurs. Des questions auxquelles je ne savais pas forcément quoi répondre.
Je revins au salon, prenant la fiole de scotch au passage, et m'installai sur le canapé. L'hologramme de Samuel quitta son expression neutre, signe qu'il était revenu dans le périmètre. Il portait dans les mains son bracelet ainsi qu'une bouteille de vodka deux fois plus grande que la mienne. J'eus un léger sourire, puis entrepris de passer l'objet autour de mon poignet. Quelques boutons tactiles s'illuminèrent automatiquement sur sa surface métallique. J'appuyai sur le plus central d'entre eux, tandis que Sam faisait de même. Je ressentis un très léger frisson, signe que le programme était en train d'être transmis aux nano-machines. Après une vingtaine de secondes, l'affichage clignota. Le transfert était terminé. J'empoignai ma fiole, et attendis que mon adversaire ait terminé.
« Allez, l'heure de vérité maintenant ! » s'exclama Enrique en se redressant dans le fauteuil pour mieux observer.
J'ouvris le bouchon de ma bouteille, et la forte odeur vint instantanément me piquer au nez. A ma gauche, Samuel eut une réaction un peu plus exagérée, faisant presque un bond dans le canapé. Il adopta une moue qui semblait signifier « quand il faut, il faut », et descendit une bonne lampée d'alcool. Il la recracha une demi-seconde plus tard, alors que j'imaginai le geyser de vodka qui venait d'éclabousser la moitié de son salon. A mon tour, je pris une gorgée, m'attendant au pire. Le scotch me brula d'abord la bouche, puis les entrailles. C'était beaucoup plus fort que ce que j'avais imaginé. Néanmoins, le gout de fond n'était pas si désagréable, et je remerciai intérieurement Salvadore de m'avoir bien conseillé.
« Pouah, on dirait du désinfectant ! » pesta Samuel qui tirait toujours la grimace. « Impossible que ça se boive pur, ce truc ! »
Il tourna la tête vers moi et réalisa que je ne partageais pas sa réaction, alors que les autres s'étaient mis à le chambrer copieusement. La fierté l'emporta sur le dégout et il engloutit à contrecoeur une seconde gorgée, sous les applaudissements des "spectateurs".
Vous devez être connecté pour poster un commentaire