Ils marchaient depuis un moment sous une nuit d'un noir d'encre. Il semblait n'y avoir absolument personne d'autre dans cette ville immense : hormis les gouttes d'eau qui frappaient toujours le sol, pas un seul bruit ne se faisait entendre. Alessa continuait de regarder ses lames d'un air fasciné, peinant à croire qu'il s'agissait des siennes désormais. Elle mourrait littéralement d'envie de les essayer. Sebantey marchait derrière elle, ravi qu'Alessa soit enfin équipé convenablement. Elle se tourna vers lui :

- Dis, il n'y a pas de démons par ici, n'est-ce pas ? Je veux dire, autour de la ville ?
- En théorie non, répondit-il. Mais souvent, on peut voir des démons rôder aux alentours, notamment dans la forêt. Les plus faibles ne rentrent pas en ville car ils ont peur de se faire tuer, alors ils restent là-bas en attendant une occasion d'attaquer.
- Personne ne va les chasser de là ?
- Les chasseurs d'ici effectuent des purges quand ils ont le temps, mais dans une ville aussi grande, c'est plutôt rare. Ils sont très occupés.
- Tu crois qu'il y en a dans la forêt, là-bas ?

Ils étaient arrivés à un carrefour traversé par une longue route au bout de laquelle on voyait se dessiner quelques arbres. Il était effectivement possible d'y trouver quelques démons, mais Sebantey n'aspirait qu'à rentrer à l'hôtel pour aller se coucher.

- Alors ? insista la jeune fille en fixant la forêt.

Elle s'avançait doucement sur la route à présent. Le garçon devina alors ses intentions et préféra ne pas répondre, espérant que cela suffise. Malheureusement pour lui, ce ne fut pas le cas. Alessa se tourna vers lui avec un sourire avant de déclarer :

- Après tout, on verra bien !

Puis, elle s'élança à toute vitesse en direction des arbres. Exactement ce qu'il redoutait.

- Non ! Mais... reviens !

Mais c'était sans espoir, elle ne se retourna même pas. Il poussa un juron et se mit à courir à sa poursuite, mais elle filait si vite qu'il parvenait à peine à la rattraper. Plusieurs fois, il manqua de glisser sur le sol mouillé.

- Tu es folle ou quoi ? lui cria-t-il. On ne va pas s'attaquer à des démons en pleine nuit !
- Tu n'as qu'à rentrer à l'hôtel ! répliqua-t-elle sans s'arrêter de courir. J'ai clairement pas besoin de toi !

Ne se fatiguait-elle donc jamais ? Elle accéléra encore l'allure tandis que lui devait s'arrêter pour souffler un peu. Les mains crispées sur les genoux, il la regarda se précipiter dans la forêt.

- Ca m'apprendra à être aussi naïf ! pesta-t-il. Quelle cinglée...

Elle était parfaitement inconsciente ; Dieu seul sait sur quoi elle pouvait tomber dans cette forêt. Et si un démon de niveau supérieur se cachait là ? On ne pouvait pas garantir qu'elle serait de taille à l'affronter. Il poussa un soupir et se remit à sa poursuite. Trop tard, elle avait déjà disparu. Le plus vite possible, il atteint les limites de la ville et s'engouffra à son tour dans la forêt.

Les minutes défilaient sans qu'il ne pût la retrouver. Il s'enfonçait toujours plus profondément, tendant l'oreille à l'affût du moindre son, mais aucun signe d'elle. Il regarda tout autour de lui, sans rien distinguer à cause de cette fichue pluie. Soudain, il crut entendre quelque chose plus loin dans la forêt, hors du sentier. Faute de mieux, il se précipita en direction du bruit. Pourtant, là non plus, il ne réussit pas à la retrouver. Il ne voyait ni n'entendait plus rien, pas un être humain, pas un démon, pas même un animal. Il finit cependant par tomber sur un cadavre de chevreuil sanguinolent, signe qu'il y avait effectivement quelque chose de dangereux dans cette forêt. Ca promettait...

Mais soudain, il se rendit compte d'une chose qui lui glaça le sang. Il avait beau regarder partout autour de lui, il ne reconnaissait absolument rien. Comment était-ce possible ? Enfant, il avait passé tant d'heures dans cette forêt... Peut-être était-ce parce qu'il faisait nuit ? Il était complètement déboussolé, et il commençait vraiment à avoir peur, moins pour lui-même que pour Alessa toutefois. Et c'est à cet instant précis, alors qu'il nageait déjà en plein désarroi, qu'il entendit le Traqueur pour la première fois.

Un son grave, terrifiant, retentit avec force, faisant trembler la forêt. On avait du l'entendre à une centaine de mètres à la ronde. Un son qui aurait donné à n'importe qui l'envie de fuir le plus loin possible. Mais lui, où pouvait-il fuir ? Il ne savait même pas où il était ! Lentement mais sûrement, il sentait la panique monter en lui. Alors, une idée si évidente lui traversa l'esprit qu'il fut surpris de ne pas y avoir pensé plus tôt. Il sortit son téléphone et composa le numéro d'Alessa. La jeune fille décrocha au bout de la troisième sonnerie. Pourtant, il ne l'entendit jamais.

Alors qu'il attendait sa réponse, il entendit un grand bruit venir de derrière lui. Celui de quelque chose d'énorme qui fonçait à toute vitesse dans la forêt. Mais il eut à peine le temps de se retourner qu'il reçut un puissant coup dans le ventre, l'envoyant voltiger quelques mètres plus loin. Sous le choc, il avait lâché son téléphone qui se trouvait à présent juste devant la créature qui venait de l'attaquer.

Lorsqu'Alessa décrocha, Itami et Ikari ruisselaient encore du sang des démons qu'elle venait de massacrer. Son visage prit un air inquiet lorsqu'elle constata que Sebantey ne répondait pas. A la place, elle entendit un terrible grondement qui n'avait rien d'humain, et qui ressemblait au long cri qu'elle avait entendu quelques instants plus tôt.

- Sebantey ? dit-elle dans le combiné. Sebantey, réponds ! Qu'est-ce qui se passe ?

Des coups de feu retentirent alors, qu'elle perçut à la fois dans le téléphone et dans la réalité. Ce son, bien que faible, l'aida à s'orienter, et elle se mit immédiatement en route dans sa direction, tout en gardant le téléphone solidement collé sur l'oreille. La créature rugit à nouveau, Sebantey poussa un cri, et quelque chose de lourd tomba par terre. Inquiète, elle accéléra encore, faisant son possible pour ne pas glisser sur la terre mouillée. De l'appareil, elle perçut faiblement la voix du garçon qui criait :

- Mais lâche-moi, saloperie !

Un nouveau cri, suivi d'un bruit sourd. Il semblait que le garçon venait d'être violemment jeté au sol. Vint ensuite un son qui glaça le sang de la jeune fille ; quelque chose qui tournait, très vite, comme une foreuse. Elle ne le voyait pas, elle ne faisait que le deviner ; pourtant, elle perçut très nettement à quel point son ami était en danger. La foreuse frappa le sol dans un vacarme infernal, si bien qu'Alessa repéra le son et tourna la tête dans sa direction. Ils ne devaient se trouver qu'à une dizaine de mètres ! Un éclair déchira alors la nuit, et ce qu'elle vit se grava à jamais dans sa mémoire. Sebantey était couché sur le sol, face contre terre, essayant péniblement de se relever. La jeune fille ne manqua pas de remarquer qu'il avait le bras gauche en sang. Elle eut tout juste le temps d'apercevoir, devant le garçon, une sorte de monstre de métal posé sur quatre pattes, dont l'une était effectivement une sorte de foreuse. Alessa courut aussi vite qu'elle le pouvait. Un nouvel éclair illumina la forêt, la bête semblait sur le point de frapper. Sebantey n'avait toujours pas réussi à se lever...

En poussant un cri de rage, elle frappa de ses deux lames le casque qui protégeait la tête du démon. Elle y mit toutes ses forces, si bien que le monstre fut violemment repoussé en arrière. Alessa se plaça entre le monstre et le garçon. Elle jeta un rapide coup d'œil à ce dernier ; en dépit de son bras sanguinolent, il ne semblait pas être gravement blessé. Elle reporta ensuite son attention sur son ennemi. Une lourde armure enveloppait son corps, épousant parfaitement ses formes. Son casque, qui était enfoncé à l'endroit où elle avait frappé, avait une forme de bec, et se finissait par une fente qui laissait passer l'air. Toutefois, il n'y avait aucun trou au niveau des yeux. En-dehors de sa foreuse, la bête s'appuyait sur trois pattes aux griffes longues et mortelles. Enfin, sa queue fouettait l'air derrière elle, protégée elle aussi mais par une armure plus souple.  

La créature rugit, furieuse d'avoir manqué son objectif. Elle centra son attention sur son nouvel adversaire. Une nouvelle cible à éliminer. Le démon tenta de la frapper avec sa queue, mais elle n'eut aucun mal à l'éviter par le côté. Alessa essayait d'éloigner le monstre de Sebantey tout en esquivant au mieux les assauts de son ennemi. La foreuse était particulièrement dangereuse ; un seul coup pouvait suffire à la mettre hors course. Toutefois, à cause de ses nombreuses protections, elle ne savait pas où frapper le démon.
Pendant ce temps, Sebantey s'était relevé, et il observait le combat, l'esprit embrouillé par la violence de l'attaque. De sa main droite, il tenait son bras gauche qui l'élançait douloureusement. Le démon lui était tombé dessus si vite, il n'avait même pas eu le temps de réagir. Il secoua vivement la tête pour se clarifier les idées. D'un geste, il prit son épée en main, et la mit à l'envers. Il devait rester concentré... Les yeux fixés sur les deux combattants, il guettait une ouverture... Soudain, la créature donna un grand coup de foreuse qu'Alessa esquiva. La machine vint alors se planter dans un arbre ; il ne lui en fallait pas plus.

D'un geste rapide et précis, il jeta son sabre comme s'il s'agissait d'un javelot. La lame vint se caler droit dans le petit interstice qui séparait la patte de la foreuse, empêchant cette dernière de tourner. Le démon retira son bras de l'arbre et tenta de la faire repartir, essayant vainement de briser l'épée. Toutefois, Alessa ne lui en laissa pas le temps. Elle passa latéralement sa machette tranchante dans l'interstice qui se trouvait au bout du casque du démon ; puis, avec le côté non tranchant de sa deuxième arme, elle frappa violemment le manche de la première. Celle-ci s'envola alors dans les airs, emportant avec elle la partie supérieure du casque de la créature, mettant sa tête à nu. Alessa attrapa alors sa machette au vol, et l'enfonça profondément dans le crâne du démon. Celui-ci poussa un hurlement de douleur aigu et recula vivement, un flot de sang s'échappant de sa large plaie ouverte. Dix violentes déflagrations déchirèrent l'air, et autant de balles vinrent achever le monstre, traversant son crâne et pénétrant dans son cerveau. Dans un dernier cri, la créature s'effondra, violemment terrassée par l'action combinée des deux chasseurs.  

Alessa récupéra l'épée de Sebantey et alla la lui rendre ; elle insista ensuite pour examiner sa blessure.

- Ca n'a pas l'air trop grave, constata-t-elle. Enfin, disons que ça aurait pu être pire.
- Et ça va l'être.

La jeune fille le regarda d'un air inquiet, sans comprendre.

- De quoi est-ce que tu parles ?

Il éclata alors de rire, comme elle ne l'avait jamais entendu auparavant. Elle n'arrivait pas à définir clairement ce qu'exprimait ce rire, mais il n'y avait absolument aucune trace de joie. Au contraire, elle sentit son sang se glacer dans ses veines. Un long moment passa, où rien d'autre que ce rire qui semblait déplacé ne troubla le silence. Quand il se fut enfin calmé, Sebantey déclara :

- C'était un Traqueur, Alessa. Pourquoi crois-tu qu'il a crié, tout à l'heure ? Si fort que tout le monde pouvait l'entendre, pas vrai ? En l'occurrence, le reste de sa meute.

Les yeux de la jeune fille s'agrandirent de peur.

- Et oui, continua Sebantey, ils arrivent. Question de secondes.
- Mais on a du se mettre à deux pour en tuer un, on ne peut pas affronter toute une meute ! s'exclama-t-elle, affolée.
- Tout juste. Et c'est précisément la raison pour laquelle on aurait jamais du venir ici. Mais ne t'inquiète pas, toi, tu ne crains rien.

Le coeur d'Alessa s'accéléra lorsqu'elle entendit des mouvements rapides qui se rapprochaient d'eux. Et dire que c'était de sa faute... Quelle imbécile !

- Comment ça, je ne crains rien ?
- T'en fais pas, tu vas comprendre. Même s'il sera déjà trop tard.

Elle voulut répondre, mais au même moment, quatre Traqueurs surgirent tout à coup, faisant face aux deux chasseurs. Aucun d'entre eux ne portait de foreuse ; tous avaient quatre pattes parfaitement normales. En revanche, ils étaient aussi bien protégés que le premier monstre.

- Ils ne nous voient pas, dit Sebantey.

Les créatures se tournaient dans toutes les directions, sans qu'Alessa parvienne à déterminer si elles les cherchaient eux ou autre chose.

- Par contre, ils nous entendent, et ils nous sentent.

Elles se rapprochèrent soudain de leur camarade mort. Toutes quatre poussèrent un terrible hurlement de désolation. Sebantey venait de recharger son arme, prête à l'emploi.

- Ils savent qu'on est là. Et ils veulent nous tuer.

Après avoir humé l'air, les démons se tournèrent brusquement vers eux. A travers leur casque, on pouvait les entendre grogner et rugir. Alessa ne disait plus rien, ses yeux faisant des allez retours entre les démons et son partenaire. Celui-ci prit son épée dans sa main, l'air parfaitement calme. Comment faisait-il ? Elle-même devait se concentrer de toutes ses forces pour ne pas trembler.

- Les Traqueurs... Quand ils ont une cible, ils ne la lâchent jamais, ils la poursuivent à mort, la blessent et l'affaiblissent jusqu'à ce qu'ils réussissent à stopper les battements de son cœur. C'est ce qu'ils ont essayé de faire avec moi.

Il poussa un profond soupir et ferma les yeux. Les démons s'agitaient dangereusement. Le combat n'allait pas tarder à commencer. Alessa tenait ses deux lames bien en main, prête à se battre. Mais Sebantey savait très bien que si elle leur fonçait dessus, elle n'en sortirait pas indemne. Les Traqueurs étaient des monstres conçus pour blesser leur proie, par tous les moyens possibles. C'était indéniablement de la faute de la jeune fille s'ils se retrouvaient dans cette situation ; mais qu'importe. Il s'était promis de prendre soin d'elle, et c'était précisément ce qu'il allait faire.

- Malheureusement pour eux, poursuivit-il, même blessé, je suis toujours en vie. Ils n'auraient jamais du s'attaquer à nous. Ils n'auraient jamais du me laisser me relever. Parce que maintenant, c'est moi qui vais les tuer !

Il avait fait tout son discours en parlant à voix basse, jusqu'à cette phrase qu'il avait hurlé. Les démons eux-mêmes eurent un mouvement de recul devant la violence de ses paroles. Alessa leva ses armes, prête à foncer sur ses ennemis. Sebantey se tourna alors vers elle avec un sourire désolé sur le visage. Puis, il lui fit un croche-pied, et la jeune fille tomba en arrière, trop surprise pour garder l'équilibre. Elle n'avait même pas encore touché terre que le garçon fonçait déjà à corps perdu, seul face aux quatre démons.

Des cris, des hurlements, des effusions de sang et des explosions. Une épée qui frappe une armure en métal. Une lame qui transperce le crâne d'un monstre. Voilà tout ce qu'Alessa perçut et entendit en un rien de temps juste après sa chute. Complètement déboussolée, elle tenta de se relever aussi vite que possible. La panique n'arrangea rien et, agenouillée dans la boue, elle mit un temps fou à mettre la main sur sa deuxième lame. En relevant la tête, elle aperçut l'une de ces créatures, morte, la tête littéralement clouée au sol par l'épée de Sebantey. Une autre reposait un peu plus loin, son armure percée d'énormes trous, dévoilant de profondes plaies sanguinolentes.

Dans la plus grande confusion, Alessa entendit son partenaire hurler. Mais ce n'était ni de la peur, ni de la douleur ; c'était une sorte de rage, une fureur si forte qu'elle en était terrifiante. De nombreuses explosions d'une incroyable violence se firent entendre tout près, projetant sur la fille une volée de terre et de gravats. Sebantey était en train de mitrailler les monstres avec des balles explosives. La méthode était très efficace, et rapidement, un nouveau cadavre vint rejoindre les autres. Mais lorsqu'elle se tourna vers son partenaire, son cœur manqua un battement. Le dernier démon lui avait foncé dessus et l'avait pratiquement embroché sur un arbre ; ses griffes plantées dans son flanc. Sonnée par les explosions et la vitesse à laquelle les choses se déroulaient, Alessa fut incapable de réagir. Une grimace de douleur sur le visage, Sebantey écartait le casque du démon de sa main libre ; mais les bords étaient coupants, et du sang se mit à couler à flot le long de son bras. Cela ne suffit toutefois pas à l'arrêter, et lorsque l'espace fut suffisamment grand, il y glissa son pistolet et colla le canon contre la gueule du démon. Il leva les yeux vers Alessa, et sourit en voyant qu'elle le regardait. Puis, avec horreur, elle le vit appuyer sur la détente, et une dernière explosion acheva de terminer le combat.

Le visage déchiré, le démon ne tarda pas à mourir, couché sur le dos près des restes de son équipe.

- Sebantey ! hurla Alessa. Sebantey !

Paniquée, elle sentit même des larmes lui monter aux yeux. Ce n'était pas le moment... Un grognement étouffé attira son attention un peu plus loin. Elle s'y précipita, et retrouva enfin son ami, blessé, gémissant, mais vivant. Par chance, il avait pu protéger son visage de l'explosion ; en revanche, son bras était sérieusement atteint. Elle passa un bras autour de lui et essaya de le relever ; mais celui-ci s'avéra incapable de tenir sur ses jambes, et ils restèrent ainsi, à genoux dans la boue, perdus dans la forêt.

- Au secours ! cria-t-elle désespérément. S'il vous plaît, venez nous aider !

Elle était épuisée ; ses forces déclinaient rapidement, et elle commençait à voir trouble. Elle voulut à nouveau appeler à l'aide, mais l'air lui manquait, et elle se sentait partir. Toutefois, elle restait fermement accrochée à Sebantey, faisant tout son possible pour ne pas le laisser tomber. Puis, dans un dernier appel au secours, elle s'effondra par terre, et l'obscurité l'enveloppa.