<h1>Noelfic</h1>

Anh Hao


Par : Roi_des_aulnes

Genre : Réaliste , Science-Fiction

Status : Terminée

Note :


Chapitre 5

Antithése, 2 A

Publié le 05/11/12 à 23:44:58 par Roi_des_aulnes

Durant la semaine, les révoltes gagnèrent les autres cités. Pour la première fois, les compagnies privées semblèrent débordées. La masse affamée grouillaient de toute part, leurs bras décharnés frappaient les vitres, les fracassaient, entraient dans les mondes cloisonnées de l'élite et brûlaient avec le béton noir. Vous devez sans doute vous en souvenir, mais vous avez vu tout cela quelque part à travers vos écrans de contrôles. Votre vie était sans aucun doute plus en danger que la mienne. Moi, je regardais la foule qui s'avançait du haut de ma fenêtre, et les fumigènes qui rebondissaient sur ma porte. Mais rien ne risquait jamais de me toucher : je n'étais qu'un modeste historien, certes au service du régime qu'ils haïssaient, mais, pour eux, une victime de plus du système de folie qui avait frappé le monde libéral.

Je reçu le colis par l'Internet 8, au bout de trois jours. Je lançai l'imprimante, et un carton entier se matérialisa. J'hésitai longtemps avant de l'ouvrir. Je craignais que, quelque part, la folie de Lam m'ait déjà contaminé. Je me savais amoureux, perdu, sans aucun espoir de sortie. Il est facile dans de telles situations d'abandonner tout ce qu'il me restait de vivace, le goût de la science et de la vérité. Mais j'ai fini par céder à la tentation. Aujourd'hui encore, je regrette ce geste, bien qu'il m'ait effectivement mené à la terrible vérité, bien plus tard.

Le premier texte était une lettre de Lâm. Elle n'expliquait rien, me demandait juste de faire mes propres conclusions. Elle semblait finir par douter d'elle-même. Il n'y avait pas de remerciements, pas de chaleur : sur une feuille A4, il ne semblait y avoir de la place que pour ses monomanies, et pas pour moi. Je la mit de coté et vît une photo qui attira mon attention : il s'agissait de la tombe d'Anh Hao, dans un cimetière anonyme d'Angleterre. L'épitaphe était une citation de Tolkien :

« Tu verras tes pensées les plus secrètes,
tu comprendras qu'elles ne sont qu?une part de l'ensemble,
tributaires de sa gloire. »


Je n'ai compris que quelques heures plus tard quel rapport ce texte avait avec Anh Hao, et même aujourd'hui, je peine à en saisir toutes les implications.

Le reste, c'était du texte. Original. Ils venaient des cahiers qu'Anh Hao avaient remplis pendant dix ans. Tous avaient disparus mystérieusement des archives numérisées. Lâm avait retracé l'historique de quelques uns, sans doute pour me prouver qu'il y avait bien un mystère. Rien n'avait été dissimulé volontairement. Chaque cahier, chaque feuillet, avait été victime d'une incroyable série de coïncidence, de morts mystérieuses, d'héritages volés, d'inondations, de guerres. Tous avaient survécus : mais tous avaient été dissimulés du grand public. La famille de Lâm en avait récupéré quelques uns par hasard, et elle avait visiblement investi une grande fortune pour les retrouver tous.

Voici le résultat de leurs études approfondies :

Il vous faut d'abord comprendre une chose à propos d'Anh Hao, et dans son rapport au communisme. On dit généralement qu'il y a deux types d'athées : les premiers sont ceux qui réfutent l'existence de Dieu par manque de preuve scientifique. Ce sont les plus communs. L'autre sorte, ce sont ceux qui se retrouvent confrontés au problème du mal. Certains croient en Dieu, croient en la fin des temps, en l'apocalypse : mais ils ne l'admettent pas. Ils refusent d'être liés à ce destin. Ils abhorrent Jérusalem et aiment Babylone, juste par volonté d'être libre dans ce monde cruel.

Anh Hao est une variante de ces fous. La quasi-totalité des anticommunistes pensaient que les analyses de Marx étaient tronqués, fausses, voire carrément délirantes. Si ils craignaient leurs défaites, elles étaient du à des événements contingents : Avec une bonne gestion, la fausseté des prophéties miséreuses finiraient par éclater -ce qui fut effectivement le cas.

Ce n'était pas l'analyse d'Anh Hao. Anh Hao croyait en la lutte des classes. Il croyait en la spoilation des prolétaires par les capitalistes. Plus encore, il croyait fermement en la victoire implacable de la dictature du prolétariat et son extension, à long terme, au monde entier. Ca peut nous sembler absurde aujourd'hui, mais réfléchissez un peu au contexte. Dans les mois qui suivent la rencontre entre Ang Hao et Yin à Time Square, Staline décède. Les Réformateurs de Malenkov et Khrouchtchev semblent tracer une voie vers un socialisme moins suicidaire. La domination de Mao s'étend sur toute la Chine. Les français subissent revers sur revers en Indochine, l'autre patrie de Anh Hao. En Europe de l'Ouest et du Sud, en Italie, en France, en Grèce, les partis communistes semblent prêt à renverser le pouvoir. Les lendemains qui chantent semblent pour beaucoup imminents. Il nous est possible d'imaginer que Anh Hao lui-même pensait l'utopie magique de la propagande rouge comme possible et faisable. Mais ce n'était pas son utopie. C'était ce grand mouvement qui avait certes libéré Yin de son mariage, mais c'était le même qui l'avait profondément éloigné de lui. La grande libération qui avait permis cette romance d'un été et vingt ans de patience, se présentait maintenant comme une grande nuée rouge et effroyable qui allait détruire ce qu'elle avait enfanté. La colère brûlait les temples qu'elle avait bâti. Là était toute la magie et toute l'horreur du grand titan moderne qui dévorait ses enfants.

Et il était là, comme un pauvre Zeus, caché par Rhéa, comme Morgoth devant Ungoliath, dans une grotte de la Nouvelle-Angleterre, regardant le monstre rouge qui plongeait ses réseaux d'hommes, de femmes et de poudres dans les souterrains du monde. Il n'avait pas le choix, si lui-même voulait survivre. Il lui fallait jouer sa propre musique, faire entendre sa propre voix dans un univers qu'il haïssait. Poser ses pierres dans le Goban de l'Histoire.

Concrétement, Anh Hao n'intervenait que par son héritage : ses placements allaient dans des milliers d'endroits différents. Des fondations obscures, des clubs de littératures de banlieues, des associations caritatives pour les maladies osseuses... Rien ne semblait important. Mais il y avait des mouvements qui soulevaient l'interrogation, même l'angoisse. Tout cela semblait si absurde, et pourtant, la rapidité des flux de capitaux, leur brusquerie, tout semblait indiquer qu'il y avait des raisons secrètes, un grand jeu.
Les feuillets qui demeuraient dans le dossier minutieusement élaboré par Lam expliquaient la partie. Ils étaient sans aucun doute la plus grande découverte historique depuis le début de l'ère moderne. Ils retraçaient méticuleusement l'argent, mais c'était bien plus que cela : ils découvraient un monde.

Ce n'était pas un pan de l'Histoire qui avait été simplement occulté, monsieur. C'était une autre histoire. Une histoire qui n'était pas fait de dirigeants charismatiques, d'habiles politiciens, de militaires ou d'idéologues, mais d'hommes ordinaires, parfaitement semblables au commun, qui, d'une certaine façon, pouvait bouger le réseau de cette même histoire parallèle. On parlait dans des langues maintenant oubliées, dans des petits villages aux frontières du monde, on criait au nom d'idéaux et de personnages qui ne sont jamais venu à notre conscience.

C'était cela, la théorie historique secrète d'Anh Hao. Non pas trouver de nouveaux facteurs, de nouvelles idées. Mais réinventer l'histoire. La voir sous un jour complétement différent. Découvrir les continents engloutis sous le vernis des dirigeants, des réceptions diplomatiques, des guerres. Des terres vierges où aucun homme, avant lui, n'avait posé le pied, et où, surtout, aucun homme n'avait pu agir avant lui. L'histoire politique, économique, culturelle, étaient saturés de volontés contradictoires, de lutte pour les trônes : mais ce monde-là, ce monde secret, était à la portée du premier qui y poserait ses pas.

J'aimerais tellement vous faire ne serais-ce qu'apercevoir la merveilleuse consistance de cet univers caché, de ces causalités maintenant à jamais perdu. Tout avait sa logique, tout entrait dans l'ordre, mais dans une causalité et une logique différente que celle que nous pouvions imaginer. Il y avait les héros Dansir et Holora, les trains infernaux de Vladivostok rêvés par les membres de l'Amicale du Cercle Blanc. Les dilemmes impossibles de quelques ingénieurs nucléaires israëlien entre la fidélité au Sarhim et leurs propres désirs envers la femme Elomé. Le long siège de Mournetrie-en-Moulins, dans le Berry français, contre les concepts culturels de Rahim Seket. Le grand mur de silence qui ne traversait plus le monde d'Est en Ouest, mais de l'Océanie à l'Afrique, divisant les terres d'Orinim (Indonésie, Chine, Océan Pacifique, Cap Horn) contre le reste de la terre dans des guerres spirituelles et imaginaires. Les ruines d'Ostrogoth et leur reconstruction, qu'on appela le Frendé.

Parfois, les lents mouvements de ces peuples idéaux rejoignaient la grande et visible histoire. Mais c'était très rarement le cas. Anh Hao était un joueur prudent qui ne sortait jamais de ses grandes forteresses d'images. Le plus souvent, le peuple qu'il animait par son argent ne touchait absolument pas à la Grande Histoire : elle faisait bien mieux, elle se substituait à elle.

Le monde naissant et frustre dirigé par Anh Hao ne réagissait pas exactement comme les autres facteurs en présence dans l'univers. Il n'influençait rien : il ne faisait que détruire, ou faisait tomber dans l'oubli. Les sphères différentes, les pouvoirs détenus par les gouvernements, les chefs d'entreprises, tombaient peu à peu sous le joug de ce qu'on a cru percevoir comme une sorte de gigantesque égalisation des conditions, généralement admises par l'histotriographie européenne sous le nom antique de « trente glorieuses ». Sauf que la croissance économique n'avait rien à voir avec cela. Ou plutôt, elle était déjà sous les fils tissés du Nouveau Monde ? et donc d'Anh Hao. Il s'agissait de la disparition de la décision individuelle, du monde individuel, même, sous une autre forme de rationalité, une rationalité plus étrange, plus difficile à percevoir, qui perçait derrière l'homo oeconomicus. Le prolétariat haï n'était pas seulement floué, il disparaissait purement et simplement derrière des identités culturelles multiples, derrière des idéaux fictionnels dont les gens n'avaient même pas la moindre conscience. C'est la disparition de cette grande décision politique, de l'implication des intérêts des gens, que nous avons ensuite appelé libéralisme.

Mais il est inexact de dire que les centres de décisions, que les grands hommes, ont disparus sous le choc de ces deux flux. La réalité est que le continent inconnu d'Anh Hao a tout simplement remplacé l'autre monde. Moscou et Washington ont été substitué par le Canal Him Han et un petit appartement londonien, au 34 Bakerstreet. Mai 68, Cuba, la Baie des Cochons, Soljénitsyne, la guerre Afghano-russe : ces événements n'avaient pas cessé d'exister non plus, mais ils n'avaient plus aucune importance, face aux grandes lames de fonds qui balayaient profondément l'inconscient collectif.

En un mot, j'avais l'Histoire, la vrai Histoire devant moi. Et cette Histoire, c'était Anh Hao qui l'avait écrite. Qui avait joué sa partie sur le Goban du monde. Et qui l'avait emporté, d'une victoire totale, stupéfiante de rapidité, sans pourtant qu'un seul nuage de poussières ou un seul cri soit levé en son nom.
Après cela, venait le journal d'Anh Hao.
Il ne disait presque rien de particulier. Sans doute considérait-il sa bataille avec la même abnégation ennuyé que le reste de sa vie. Il paraît évident à tous qu'un gardien de nuit, qu'une caissière de supermarché, ne raconte pas dans un ton épique sa lutte quotidienne pour la survie. Pour Anh Hao, son combat monstrueux, aux échelles de temps et d'espaces infinis, contre le mal rouge qui lui avait dérobé sa bien-aimée, n'était guère plus passionnant. C'est encore un point qu'il nous faut apprendre à propos de lui : il n'avait aucun orgueil pour lui-même, juste le sentiment de porter sa croix dans l'espoir de s'échapper des pièges qui avaient pris Yen.
Je commençais à bien le connaître, peut-être d'avantage que n'avait jamais pu le connaître ses proches. Aussi, ai-je pu comprendre, par les mêmes indices, ce qu'il voulait marquer comme une preuve de victoire. Une nouvelle fois, c'est extrêmement dur à saisir. Mais il y avait une logique qui lui correspondait dans ce journal, des informations, des choses qu'on pouvait comprendre qui n'étaient jamais pourtant explicitement dites.
Ce raisonnement, ce discours qui, tel la masculinité de Mosse, ou la dialectique de la Raison d'Adorno, couvrait l'histoire entière sans jamais se révéler, pouvait se décrire de cette façon : Anh Hao gagnait, il n'y en avait aucun doute. Mais il ne croyait pas qu'un tel processus historique puisse vivre de lui-même, sans personne aux commandes. C'est bien la différence du Go avec le jeu d'échec : il n'y a pas de mat dans le go. Les joueurs doivent continuer à jouer, jusqu'à ce que l'un abandonne, ou qu'ils décident d'un commun accord d'arrêter la partie et de compter les pierres.

Mais l'adversaire d'Anh Hao n'était pas un homme prêt à arrêter la partie. C'était la foule génocidaire de la Grande Marche. Cette foule ne serait jamais morte, pas tant que la logique implacable de la lutte des classes continueraient d'exister, c'est à dire jusqu'à la fin des temps.

Au départ, la quête d'Anh Hao avait eu pour objectif la survie. Mais à partir des années 1980, alors qu'il vieillissait, il réalisait à chaque instant que sa vie risquait de finir. Il lui fallait un moyen de s'assurer qu'il continuerait à vivre, qu'il pourrait vaincre la mort et continuer de se battre contre son ennemi. Il lui fallait revivre, et désormais, il cherchait un moyen.

Et là, il s'est arrêté d'écrire et il est mort.

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