<h1>Noelfic</h1>

Anh Hao


Par : Roi_des_aulnes

Genre : Réaliste , Science-Fiction

Status : Terminée

Note :


Chapitre 3

I- B

Publié le 25/10/12 à 17:39:04 par Roi_des_aulnes

I. B.
Il y a peu de terrains encore inexploré dans le vingtième siècle. Peu de personnages encore à découvrir. De personnages marquants, j'entends, même si la période éphémère de la micro-histoire nous a permis de découvrir l'intérêt des insignifiants.
Anh Hao n'était pas un personnage marquant, dans le sens où il n'était pas cité dans les plaques commémoratives de l'OTASE. Mais il était très loin d'être insignifiant. Et plus j'avançais dans mes recherches, plus j'avais l'impression de découvrir quelque chose d'extraordinaire. Saint-Exupéry racontait l'incroyable sentiment qui l'avait saisi quand, au sommet d'une mezza d'Amérique du Sud, il avait réalisé que nul homme autre que lui n'avait pu marcher sur son sable météoritique, arraché des terres du monde il y a des millions d'années. Sur ce pont, Lâm avait tort en disant qu'il avait été cité : aucun œil de chercheur ne s'était jamais posé sur lui. J'avais tout à reconstruire, et quand je consultais ses notes, ses lettres, les journaux de ses proches, je me sentais comme sur une nouvelle planète.
Je ne ferais pas la liste des innombrables archives que j'ai parcourue : les sources ne vous intéressent guère. L'unification des documents, des papiers, des lettres et des journaux intimes encore intacts du vingtième siècles ont été achevés par les entreprises Solar en 2065. Cela m'a été d'une aide précieuse, mais il fallait faire des recoupements, établir des pistes, faire des hypothèses. Cela fut une gigantesque enquête, de plus de trois mois qui dévora mon temps libre. Au départ, c'était un simple jeu, un défi à moi-même. C'est devenu une addiction.
Voici, en quelques mots, ce que j'ai découvert :
Anh Hao, par sa naissance même, a quelque chose d'exceptionnel. Il est le fils d'une princesse chinoise et d'un courtisan cultivé de la cour des derniers rois Nguyen. En retraçant rapidement sa généalogie, j'ai pu découvrir que ses parents avaient les gênes de tout ce qu'il y a de cultivé dans l'Extrême-Orient, tout ce qu'il y a de plus notable, de plus influent, mais aussi de ce qu'il y a de plus sage. Son arbre généalogique ressemblait de fait à la cérémonie holographique à laquelle j'avais pu assister quelques semaines plus tôt. Et même les inconnus, quand je les détaillais, avaient tout l'air d'écrivains de génies et de violents poêtes.
Il fut conçu à l'automne 1920 en Indochine Française, et il naquit le 6 mai 1921, dans une Chine encore divisée entre les Seigneurs de Guerre et le mouvement nationaliste et modernisateur du Kuomintang. Ses parents, membre de cette élite éclairée qui supportait Sun Yat-Sen, l'envoyèrent en 1928 dans une école anglaise. En cherchant dans les archives numérisées de cette époque, j'ai pu retracer ce qu'avait pu être Anh Hao durant cette longue enfance.
C'était, de l'avis de ces professeurs, un solitaire. Il était l'un des seuls asiatiques a fréquenter l'établissement, et le seul à ne pas fréquenter le camp de boys-scouts de Shanghaï. Il était connu pour l'irrégularité de ses résultats scolaires : il maitrisait le mandarin et le vietnamien à la perfection, mais peinait à comprendre l'anglais. Jusqu'à la fin de sa vie, il usera toujours d'un accent hésitant qui l'isola de sa terre suivante, l'Angleterre. En revanche, il était brillant en sciences naturelles, en physique, et surtout en mathématique, où il reçut plusieurs prix. Je n'ai guère plus d'information à ce propos, mais puisqu'il n'a jamais reçu aucune remarque négative dans son dossier, j'aime à l'imaginer comme un garçon renfrogné et docile, qui suit les règles qu'on lui formule sans vouloir les comprendre ou les discuter. Un alien qui cherche les conventions sociales pour s'adapter à tout prix.
A l'age de douze ans, néanmoins, un changement important survint dans sa vie. Elle prit la place d'un goban offert par une tente affectueuse et conservatrice -et probablement désapprouvée par ses parents occidentalistes. Le jeune Anh Hao, que tout le monde avait sans doute considéré comme un peu lent, appris rapidement les règles et battit la totalité de son lycée en quelques semaines. La logique qui l'avait accompagnée en mathématique commençait à saisir sa propre vie.
Il se mit à la recherche de nouveaux adversaires. Mais un enfant aussi jeune ne pouvait entrer dans un club sans l'autorisation de sa famille. J'ignore si ses parents lui ont véritablement refusé cette joie, ou si il n'a tout simplement jamais osé leur demander. Il fit ce qu'il faisait de mieux : prendre la tangente, et cacher son univers aux autres.
Il est difficile de comprendre comment un enfant aussi timide, aussi frêle, aussi isolé, eut un jour le courage de pousser la porte d'un bar à opium. Mais comme l'on sait, les adolescents ont parfois des passions qui peuvent dépasser leurs peurs. Il commença à parier, non pas parce qu'il avait besoin d'argent, mais parce que c'était son seul moyen de jouer. C'était son propre monde. Là où il pouvait contrôler quelque chose. Dans un pays bouleversés par les révolutions et le mouvement de modernisation, il cherchait une stabilité, des règles qui ne pouvaient être transgressés.
Il se mit à sécher les cours. En 1934, malgré les supplications de ses parents dépassés, il fut renvoyé de l'école anglaise. Ils lui prirent alors un tuteur, un exilé russe du nom de Nikolia Roubachoï. Roubachoï avait fait partie des anciens spetzy du régime tsariste qui avait eu l'intelligence de s'exiler lors de la crise de la NEP. Plein des lourdeurs aristocratiques d'un monde qui s'effondrait, il gardait une profonde haine pour les manifestations démocratiques, et surtout, un puissant pessimisme envers le souffle de l'histoire.
Anh Hao s'en accommoda parfaitement, et continua à accomplir son éducation avec sa rigidité d'automate. Mais il ne pouvait plus avoir de raison de sortir de la demeure familiale, aussi, il dut faire le mur. Ses parents étaient bien trop dépassés et inquiets pour réellement s'en apercevoir : leurs affaires s'effilochaient pendant que la Chine du Kuomintang affrontaient les forces des japonais et des communistes. La guerre, encore lointaine dans l'esprit des Européens, était déjà presque là.
Mais Anh Hao s'en moquait éperdument. Quelque chose avait réveillé une énergie inconnue, une force étrange que même un non-initié pourrait remarquer. J'ai pu jeter un coup d'oeil aux rares parties conservés. Il serait faux de dire qu'il était brillant au sens conventionnel : les très bon joueurs de go ont une subtilité qu'il n'avait pas. Les forme et les structures des pierres étaient aberrantes et monstrueuses. C'était de grands colosses noirs et blancs, des dragons furieux qui s'infiltraient dans les meilleures forteresses. Quand l'adolescent s'asseyait, toute sa gaucherie taciturne disparaissait : il n'y avait plus que cet inquiétant dresseur de monstres qui les faisait galoper vers les bords extérieurs du plateau, espérant secrètement qu'ils puissent un jour en sortir.
Et puis, Anh Hao gagna sa dernière partie, quelque part dans une fumerie d'opium. Il avait fait l'erreur de parier une poignée de yuan avec un ancien membre des triades. Je pense qu'il n'avait accepté que pour jouer encore une fois. Le mafieux renversa le goban, sortit son revolver. Les dragons tombèrent en miettes.
Il y eut deux conséquences immédiates : Anh Hao était condamné à rester boiteux pour le reste de sa vie : c'était quelque chose que n'avait pas prévu celui qui programmait l'hologramme. La seconde conséquence est qu'il fut envoyé chez son oncle Tien Han, loin des fumeries d'opium et de Shanghaï. Il est inutile de dire lequel de ces deux événements fut le plus terrible pour lui : il perdait dans le même temps un moyen de locomotion, et sa vie.
Nous sommes désormais en décembre 1936. Anh Hao se tient au sommet d'un palais des montagnes, non loin de Lanzhou. Son précepteur Nikolia le suit, et, pour la première fois, Anh Hao semble l'écouter. Il entend parler de la révolution de 1917, de la NEP, et de la lutte entre Staline et Trostky. Il dévore les premiers textes de Dénikine et de Milioukov, lit la biographie de Kornilov et, bien sur, de Tchang Kaï-chek. Il m'a été difficile de comprendre ce soudain intérêt envers l'anti-communisme. C'est en cherchant cette piste innocente dans sa correspondance que j'ai enfin fini par comprendre une partie du mystère.
Tian Han, son oncle, organisait de temps en temps de grandes réceptions dans sa vaste demeure. Des témoignages que j'ai pu récolter, Anh Hao fuyait d'habitude ces soirées où l'adolescent qui avait apporté le déshonneur avait juste la permission de s'asseoir et de regarder son repas. Sauf qu'une fois par mois, on pouvait le retrouver régulièrement à la table des invités, les yeux remplis à nouveau d'une énergie extraordinaire. A ces moments précis, le troisième samedi, on accueillait une branche lointaine de la dynastie Qing. Ils avaient une fille de dix-sept ans, la princesse Yen. Obligée de renoncer à ses titres -qui avaient encore leur importance à Lanzhou- elle avait été étudiante à Pékin, et se spécialisait dans l'histoire de la Russie.
Ce sont des indices bien maigres pour une romance. Mais il existe une correspondance, après la guerre, qui me permet de penser qu'il s'est véritablement passé quelque chose.
Quoi exactement ? Il est inutile, monsieur, de vous rappeler l'époque. Yin était d'une famille terriblement conservatrice, et elle avait été promise à un riche industriel de la région. Elle devait aller se marier durant l'été 1938. Si il y eut un véritable amour partagé entre la petite princesse et Anh Hao le boiteux, il ne pouvait s'agir que de regards, de paroles, peut-être un ou deux baiser timides. Si il y eut des lettres échangées -c'était alors une coutume récemment importée d'occident-, elles devaient être brûlées immédiatement après lectures. Anh Hao ne risquait maintenant plus grand chose, après tout ce qu'il avait fait, mais c'était différent pour sa petite princesse. L'honneur d'une dynastie millénaire reposait sur ses épaules..
Tout ce que je peux déterminer, c'est qu'à ce moment-là, les monstruosités d'Anh Hao avait fini par enfin atteindre le bord du goban. Comme l'écrivait son oncle Tian Han, dans son journal, le 23 janvier 1937 : « Anh Hao a quelque chose d'un géant endormi, d'une bombe sur le point d'éclater. Quand il est arrivé ici, avec ses béquilles, je l'avais juste pris pour un enfant perdu. Mais il a une énergie, une qui n'a rien à voir avec celle d'un soldat, d'un guerrier, d'un homme d'affaire. C'est comme si le moindre mouvement de ses muscles était capable de détourner l'orbite des planètes et de sculpter des montagnes. La vérité, c'est qu'il comprend tout. Il fait l'idiot, mais il comprend tout. Je commence à envisager le pire à propos de ce garçon : peut-être qu'il ne s'est jamais perdu. Peut-être qu'il a juste tout compris avant tout le monde. »
Mais une nouvelle fois, le destin s'acharna contre lui. Ce qui avait pris la forme d'une balle de mafieux chinois, un an plus tot, n'était plus qu'un grand cri de mitrailleuses et de chants de guerre. Le Japon, non content de la Mandchourie, envahit le reste de la Chine. La famille d'Anh Hao choisit d'exiler leur fils en Angleterre, dans l'espoir qu'il reprenne le chemin des études. C'était aussi le vœu de la branche non-éteinte des Qing, mais Yin était toujours promise à son industriel, et on ne pouvait plus annuler le mariage. Il n'y eut probablement pas d'adieu, et, le 6 aout, clandestinement, une silhouette vétue d'un complet noir, caché sous un grand feutre, parti pour Londres, avec peut-être une méche de cheveux dans sa poche et des larmes sous les yeux.
A partir de ce moment, les sources commencent à manquer. Nous savons que Anh Hao reprit ses études : il se tourna vers l'histoire. Il écrivit sa thèse sur l'école des Annales et leur inspiration marxisante, qu'il caricaturait volontiers. Il traversa la guerre comme une mouette survolant les vagues, se cachant dans la campagne anglaise. En 1946, à l'age de vingt-six ans, il devint professeur dans un lycée pour garçon à Oxford. Il ne jouait plus au go, et les dragons semblaient s'etre éteints pour toujours.
Sauf dans sa correspondance. Le 23 janvier 1945, il envoya une lettre à la petite princesse. J'en recopie ici un extrait :
« Yen,
J'espère que tout va bien pour vous et votre mari, et que la guerre a pu vous épargner. Je viens de terminer mes études d'histoire aujourd'hui. […] Comme nous en parlions autrefois, j'ai réussi à prouver que la philosophie de l'histoire est une stupidité, et que seuls les grands hommes parviennent à changer le monde par la force de leur volonté. Je vous en ai envoyé une copie.[...] »

Nous n'avons pas de trace des réponses écrites par Yen. La correspondance reprend le 4 juillet 1947 :
« Yen,
J'ai réussi à placer correctement l'héritage de ma famille. Comme vous en avez sans doute entendu parler, mes parents sont décédés il y a six mois. Les transferts de l'héritage ont été correctement effectué, et je me retrouve maintenant dans une certaine tranquillité financière. […] Je n'ai pas l'usage de l'ancienne demeure de mes parents, à Shanghaï. Aussi, si vous en avez un quelconque besoin, je serais très heureux de vous l'offrir. […] »

En effet, en décembre 1948, des papiers envoyés de Londres confirmèrent Yin Qing comme propriétaire de la maison familiale. Durant cette année, à partir de novembre 1947, les lettres se multiplient, mais toujours dans le même ton. En voici une du 4 mars 1948 qui peut expliquer les raisons secrètes de cette attention.
« Yin,
Je n'attend plus que vous ayez répondu à ma lettre pour vous en envoyer une autre. J'ai appris que votre mariage a à nouveau été retardé, votre futur époux étant bloqué à Shanghaï. Je vous souhaite malgré tout ce qui a pu se passer, ou se passera, de le retrouver au plus vite, comme le pays pourra retrouver la paix. Dans mon esprit, la prière pour le pays comme pour votre bonheur est uni. […] »

Et la guerre finit effectivement par s'arrêter. Les communistes de Mao Zedong proclamèrent en 1949 la République Populaire de Chine, renvoyant les nationalistes dans l'île de Formose. Yin disparut dans les tourments de l'époque, et malgré toutes ses recherches, Anh Hao ne put la retrouver.
Anh Hao resta à son poste d'universitaire oublié. J'aime à l'imaginer, avec son complet noir, les yeux fixes et indétachables, en train de faire une conférence médiocre à des élèves endormis. Je le vois droit dans son honneur, déjà un vieillard malgré ses trente ans, ne sortant jamais, n'allant voir personne. Un spectre droit qui, parfois, levait son regard vers l'est, vers l'immensité du globe qui le séparait de son pays où tout brûlait. Je pensais que c'était ici la fin de l'histoire. Mais je découvris un dernier événement important.
Mon erreur venait d'une mauvaise interprétation. Quand je recherchais dans les millions de lettres copiées et enregistrées par les communistes, à la recherche d'un contact, je recherchais principalement de l'anglais et du chinois traditionnel. J'avais déduit naturellement que si Yin souhaitait contacter Anh Hao, elle utiliserait principalement l'écriture d'avant la réforme de Mao. L'anglais aurait pu être un choix pour éviter la surveillance des milices communistes, pour la plupart sous-éduquées. Mais c'est avec l'écriture moderne que, le 6 septembre 1952, elle écrivit à Anh Hao :
« Cher Anh.
Je pars pour l'étranger. Soyez à Time Squares le 17 février prochain, à neuf heures. J'espère vraiment qu'on se reconnaîtra.
Votre Yin »

Je ne vois pas Anh Hao dansant de joie. Je l'ai fréquenté trop longtemps, à deux siècles d'intervalles, pour comprendre qu'il ne savait pas exprimer ce genre de chose. Tout était fossilisé en lui depuis l'enfance. Je l'imagine toujours, accomplissant la même routine en attendant le moment où il pourrait s'envoler. Peut-être se permettait-il un sourire avec quelques élèves. Peut-être choisissait-il mieux sa nourriture et appréciait d'avantage ses cigarettes. Sa jambe lui faisait moins mal. Peut-être sentait-il déjà, sous le vent glacé de l'Angleterre, la caresse de la femme qu'il avait toujours aimé, celle qui le rendait vivant. Peut-être même que sa vie entière se peuplait de couleur et de nostalgie, comme un prisonnier lors de son dernier jour de détention. Je n'en sais rien : une nouvelle fois, je me permet d'extrapoler.
Ce que je sais, en revanche, par les correspondances ultérieures de Yin, c'est qu'il était là le 17 février 1953. On était au plus fort de la Guerre Froide. MacArthur s'opposait à Eisenhower et demandait l'utilisation de la bombe nucléaire en Corée. Chaque jour semblait rapprocher d'avantage le monde de l'apocalypse. Et dans ce vent de panique et de division, Anh Hao était là, avec son complet noir, tournant son corps entier pour ne pas bouger les yeux et la tête, à la recherche de sa princesse.
Yin arriva. Ils se regardèrent. Ils n'eurent rien à se dire. Ils n'eurent jamais plus rien à se dire.
Yin ne portait plus sa robe de princesse, mais l'uniforme de l'Armée Populaire. Elle n'avait pas fui que son mari : elle avait fui l'univers entier qui le suivait.
Anh Hao rentra chez lui. Il mourut d'une infection de sa jambe le 24 décembre 1989, à l'âge de soixante neuf ans.

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