133B
Par : KRASHFLAM
Genre : Action
Status : C'est compliqué
Note :
Chapitre 2
Survivre
Publié le 19/06/12 à 15:34:46 par KRASHFLAM
Scène 1: Le cocon se brise
Toutes les bonnes choses ont une fin. Je réalisais à ce moment à quelle point cette maxime à l'origine antique pouvait être vraie. Je m'étais senti en sécurité pendant treize heures exactement, jusqu'à ce que ce départ tragique vienne me remémorer le danger dans lequel j'étais plongé.
Le Triangle était à mes trousses, je ne pouvais le négliger, et cet endroit que je croyais sûr ne l'était peut-être pas. Et pourtant, je ne pouvais pas m'en aller : j'avais désormais des amis ici. J'avais trouvé des gens comme moi, une famille... C'est exactement ça : j'avais trouvé une nouvelle famille, des gens qui tout en étant dans la même misère que moi ne se battaient pas entre eux pour s'approprier le peu de biens des autres, mais s'aidaient plutôt mutuellement à atteindre un objectif commun. C'était là la différence entre les têtes triangulaires, les chefs du Régime, les O'Down en puissance et les pauvres gens qui se connaissent tous et qui vivaient sans le Triangle.
J'en étais désormais certain : la vie était meilleure sans le Triangle, et il ne nous avait jamais rien apporté de bon.
Le Triangle nous mentait, nous désinformait, nous contrôlait, nous torturait et nous laissait crever comme des moins-que-rien. On le servait toute notre vie en travaillant, parfois comme esclave dans des mines sombres pour les moins chanceux, sans jamais avoir la moindre reconnaissance ni de lui ni des autres. Il valait mieux, dans cette société-là, ne jamais dépenser la moindre goutte de sueur. Ceux qui ne travaillaient pas étaient à la tête du Triangle et, pour cause, c'étaient eux qui l'avaient créé.
À une époque où les États-Unis, une « nation » que j'avoue ne connaître que de nom d'après ce que l'on m'enseignait à l'Instruction, possédaient la moitié de la planète tandis que les Russes et les Chinois avaient l'autre, ils voulurent vaincre définitivement leurs ennemis. Pour cela, ils ne se servirent pas des armes, comme ils l'avaient fait lors les soixante guerres préventives qu'ils avaient menées jusque là, mais de l'économie. Ce n'étaient plus les politiciens mais les grands banquiers, les capitalistes et les pires manipulateurs de la planète qui firent la guerre. Et ils la remportèrent ! Ils furent vus comme des héros et on leur donna la Terre entière, puis ils décidèrent de supprimer tout ce qui nuisait à leur idéologie pan-capitaliste.
Une seule religion ! Un seul parti ! Aucune Liberté ! Voilà ce que nous avait apporté le Triangle. Désormais, il nous rejetait et nous chassait comme des bêtes parce que l'on avait les yeux ouverts, parce qu'on avait refusé d'oublier qui nous étions et de nous laisser faire.
Le prêtre était parti, nous étions entièrement livrés à nous-mêmes. Je repris espoir en mon avenir lorsqu'on nous demanda d'élire notre chef temporaire. C'était la première fois que je votais, je découvrais la démocratie, je pouvais enfin comprendre ce qu'était la Liberté, vraiment. C'est un ami proche de notre hôte, un dénommé William Carter, qui fut élu à la majorité. J'avais voté pour lui car on me l'avait recommandé, et j'avoue que je ne connaissais pas vraiment ses idées ni les autres candidats.
William avait vraiment l'allure d'un dirigeant, il parlait bien et était un bon orateur, mais n'utilisait pas ses talents de rhétorique pour faire le mal, semer la Terreur ou manipuler son peuple, non. Lui défendait nos droits et notre situation de la meilleure des façons, et je compris que je pouvais avoir confiance en lui. Encore aujourd'hui, je ne regrette pas mon vote.
Il avait tout savamment orchestré et nous travaillâmes d'arrache-pied pour équiper la serre. L'abri étant électrisé, on avait pu placer des néons à ultraviolets dans la chambre 152A, ce qui permettait aux plantes de se passer de soleil. On avait même fait venir via des complices de l'abbaye des sacs entiers de terre afin de créer un sol fertile artificiel. Ce que nous plantâmes le plus dans notre potager improvisé fut, à mon grand étonnement, des tomates. On m'expliqua que, poussant vite et étant nourrissants, ces fruits permettraient de tenir longtemps. Une demi-douzaine d'hommes se relayaient nuit et jour afin d'entretenir les récoltes.
Néanmoins, il fallut près de cinq jours aux tomates pour pousser. Les réserves non-périssables dont nous disposions nous auraient suffi pour survivre pendant près de trois semaines, et nous pûmes donc nous en servir pour passer ces cinq jours, puis notre régime à base de tomates commença, afin d'éviter d'épuiser le stock. Nous étions limités à dix tomates par jour et par personne, et j'avoue que je ressentais souvent de la faim. Néanmoins, les deux premières semaines s'écoulèrent sans problèmes, car nous étions encore en sécurité.
Ne voyant pas souvent la lumière du jour, les locataires étaient peu foncés – surtout les blancs. Profitant des lampes à ultraviolets, beaucoup d'entre nous allaient se faire bronzer dans la serre. J'y suis moi-même allé une bonne dizaine de fois. Nous étions donc très heureux et nos conditions étaient assez satisfaisantes pour que nous puissions vivre tout le mois ainsi sans avoir à manquer de rien.
Puis, au bout de quinze jours, quelque chose arriva qui nous bouleversa tous.
Scène 2 : Milice !
C'était le soir et nous étions réunis dans la grande salle, en train d'écouter Radio Triangle sur un des quatre seuls postes qui fonctionnaient. Tout se passait bien, trois noirs jouaient aux cartes sur une table voisine tandis que nous commentions l'actualité.
– Flash spécial : Tous les habitants du district C22 sont chargés de venir dans l'auditorium correspondant à leur district avant minuit. Je répète : à l'auditorium du district C22, près du palais de commandement districal . Tout contrevenant sera exécuté sans procès ni justification.
La radio venait de crier ces mots dans la salle lorsque toutes les voix se turent.
Nous comprîmes ce qu'il se passait. Il leur fallait regrouper tout le monde et détruire toute forme de vie qui refusait d'obéir. La purge avait commencé.
C'était probablement à cause de la révolte qui avait eu lieu deux jours avant. Une simple querelle entre un commerçant et une pauvre dame qui avait fini en festival de coups de poings, sur la place du marché. Ce n'était rien de grave, juste des gens affamés qui n'en pouvaient plus et qui montraient les premiers signes de folie. Cependant, c'était un symbole fort. C'était le début de la fin.
Nous avions très vite réagi : un événement si anodin sonnait la cloche de l'aboutissement de notre oppression aveugle. Nous allions rester esclaves, mais en en étant conscients. Ils feraient à présent preuve de plus de fermeté. Puis ils nous débusqueraient, à un moment ou un autre.
Je ne croyais pas qu'ils nous trouveraient, ni même qu'ils réagiraient. À vrai dire, je ne voulais pas le croire, et je sortais comme unique argument « S'ils nous attaquent, les gens comprendront qu'il y a un problème. ».
Mais les gens avaient déjà compris. Le Triangle ne risquait plus rien. Ils allaient sacrifier leur peuple, ils devaient étendre leur pouvoir.
Les jours qui suivirent le Flash Spécial nous parurent extrêmement longs. Nous étions là, à manger des tomates jusqu'à s'en dégoûter, à nous affaiblir en ne plus bougeant, en attendant qu'on vienne nous chercher. Tout le monde essayait de penser qu'il ne nous arriverait rien, alors que même William Carter n'avait plus le courage de lutter, atteint par une sévère diarrhée qui touchait environ un quart des locataires, détruisant une base déjà très instable.
Nous étions vulnérables, et nous nous laissions le devenir. Nous ne pensions pas aux conséquences de notre oisiveté, de notre passivité.
Lors de la première visite de la milice dans l'abbaye, ils ne trouvèrent pas le sous-sol, dont l'accès était caché dans la cuisine. Néanmoins, ce signal d'alerte nous éveilla et nous commençâmes à nous préparer à la confrontation : de la dynamite fut placée devant les sorties de secours et nous formâmes une armée avec les Kalachnikov dont nous étions munis. Nous savions malgré tout que nous ne pouvions rien.
Ensuite, il y eut une deuxième visite. Apeurés comme des chats, nous tentions de nous faire discrets. Puis ils trouvèrent l'accès, ils nous trouvèrent.
Je me rappelle encore de la sensation que j'ai ressentie lorsque j'ai entendu un milicien crier :
– Il y a quelque chose derrière le four ! Il y a quelque chose !
J'avais senti mon sang se glacer, mon pouls avait dû soudainement augmenter, et j'avais la désagréable sensation que mon cœur allait quitter mon corps. Tandis que nous nous regroupions dans la grande salle, armés et cachés du mieux que l'on pouvait tout en ayant la meilleure position pour attaquer la milice qui allait arriver, il y avait cinq agents du Triangle qui descendaient pas à pas les escaliers. Nous étions bien plus nombreux qu'eux, mais nous étions affamés, assoiffés, faibles et certains étaient malades. Ces gens connaissaient leur métier : ils marchaient prudemment, car ils savaient très bien que de si grands escaliers ne pouvaient pas ne rien cacher.
Le premier milicien arriva dans mon champ de vision alors que quarante armes étaient pointées sur lui. Nous fîmes feu au même moment et il se retrouva à terre, alors que ses quatre collègues étaient maintenant pleinement avertis de notre position.
Nous n'avions pas choisi la bonne stratégie. En vérité, nous n'avions pas de stratégie. Notre seul objectif, c'était de survivre. Survivre.
Pourquoi voulions nous survivre, d'ailleurs. Pourquoi ? Notre vie se limitait à manger des tomates en attendant notre tour, en patientant calmement jusqu'à ce que la mort nous rattrape. Nous étions tous sur le point de craquer. J'aurais pu me jeter devant l'arme de l'ennemi.
Mais les ennemis ne paraissaient pas. Que faisaient-ils ? Ils venaient de voir leur collègue mourir. Peut-être préparaient-ils un plan. Ou alors, peut-être leur plan avait-il déjà commencé ?
Scène 3 : Pour la Liberté
Soudain, j'eus du mal à respirer. Je sentis mes yeux piquer et me mis à pleurer.
– Ils ont envoyé du gaz lacrymo' !
William avait raison, le gaz lacrymogène qu'ils avaient envoyé allait nous asphyxier. Nous devions trouver une solution. Que faire ? Je le vis courir dans les escaliers, avec une prudence digne de celle de l'ennemi. Il tenait son arme le plus fermement qu'il pouvait, prêt à tirer. Il ne pouvait cependant pas cacher son angoisse, et sa Kalachnikov tremblait au rythme de mon pouls et du sien. Nous étions tous angoissés.
Nous courûmes. Nous courûmes tous ensemble, les larmes aux yeux. Nous étions dans les escaliers, en train de lutter contre le gaz qui nous irritait les bronches à chaque seconde. En train de lutter contre la faim, contre la maladie. C'en était trop pour nous, nous ne pourrions le supporter longtemps.
Un noir nommé Steve, qui parlait aussi bien que n'importe quel blanc, se mit à crier. Il courut face à l'ennemi en tirant des rafales de ses munitions partout où il le pouvait. Il toucha un milicien au moment même où il chut. Il tomba à terre d'un coup, comme s'il était déjà mort avant de toucher le sol. Il ne poussa pas un seul cri. Il venait de perdre la vie. William nous fit signe de rester là où nous étions.
Le milicien que Steve avait touché était simplement blessé, mais la fureur que lui avait inspirée la douleur de l'impact ne fit qu'accroître la rage des agents du Triangle envers nous. Il courut vers notre direction et donna un violent coup de crosse sur la tête de William qui se retrouva au sol, encore vivant mais geignant de douleur. L'agent mourut sous les balles de mes trente-neuf camarades encore prêts à combattre. Il avait su qu'il allait mourir et l'avait accepté.
Tout cela me paraissait irréel. Nous avions déjà tué deux hommes. Le deuxième s'était jeté lui-même à la mort, il en avait eu conscience. Ils étaient donc aussi fous que nous. Cela faisait trois semaines qu'ils couraient les rues de Trigoniapolis, seuls. Nous étions tous fous, dans ce monde. Après tout, eux aussi n'étaient que des pions, de la chair à canon envoyée par le Triangle pour accomplir Son dessein. Ils n'avaient rien à voir avec l'élaboration des plans du Triangle. Eux aussi, avaient été manipulés. Autant que moi, moins d'un mois avant.
Ils étaient encore dans la cuisine, il ne restait que trois miliciens, mais ils ne semblaient plus prêts à combattre. Nous nous rapprochâmes jusqu'à ce que le gaz n'eut plus d'effet sur nous. Nous entrâmes dans la cuisine sitôt que l'ordre fut donné.
À notre grand étonnement, ils ne nous tirèrent pas dessus dès que nous parvînmes dans la cuisine. Ils nous fixèrent et nous pointèrent de leurs armes. Ils étaient trois et nous étions quarante-et-un. Si l'un d'eux avait tiré, ils étaient morts. Ils n'avaient pas d'autre choix : ils se laissèrent faire.
Nous les prîmes en otage mais ils furent traités normalement. Ils n'étaient pas plus prisonniers que nous, en fin de compte. Nous étions enfermés dans ce sous-sol, condamnés à y rester notre existence entière. Nous ne leur fîmes aucun mal et ils ne montrèrent aucune résistance.
Ils visitèrent notre abri aussi bien que je l'avais fait un mois auparavant. Nous savions que nous ne pourrions jamais les libérer : ils en savaient trop. Eux aussi l'avaient deviné, mais avaient fini par l'accepter. Ils allaient devoir vivre avec nous, ils étaient arrivés de force de notre côté. Mais ils n'en étaient pas gênés, ils avaient rejoint notre famille.
Cela peut paraître un peu naïf ou niais, mais ces gens-là étaient affamés, ils étaient obligés de tuer des gens pour pouvoir vivre. Ils éliminaient chaque jour près de dix opposants au Régime, un régime qui n'était pas du tout reconnaissant envers leur travail et les risques qu'ils prenaient. Ils venaient de voir deux d'entre eux mourir. Ils avaient en vérité été très contents d'être recueillis. À vrai dire, ils étaient les plus forts d'entre nous, autant moralement que physiquement, et je me liai d'amitié avec d'eux d'entre eux : ils s'appelaient George et Lewis.
George et Lewis avaient été amis depuis leur plus jeune enfance. Leurs familles avaient toujours été liées. George était le petit-fils d'un ex-pasteur protestant et connaissait très bien les bases du christianisme. Lewis, quant à lui, avait toujours été athée. Les trois miliciens s'intégrèrent très bien parmi nous. Eux qui étaient nos ennemis mortels la veille, étaient devenus nos frères. Cela ressemblait à un conte pour enfant, mais nous savions que leur attachement à notre cause était sincère. Ils n'étaient pas très engagés politiquement, mais ils n'avaient rien à perdre et même tout à gagner en se joignant à nous. Pour notre part, nous avions gagné trois hommes très forts, et n'en avions perdu qu'un.
La mort de Steve et la méfiance évidente que certains portaient encore à leur égard leur avaient valu quelques soupçons, mais tout le monde avait fini par comprendre qu'ils avaient accompli leur travail par nécessité. S'ils ne tuaient pas, du temps qu'ils travaillaient à la milice, ils auraient non seulement perdu leur paye et n'auraient plus pu nourrir leur famille, mais ils auraient aussi sûrement été exécutés. La famine ne leur permettait pas de refuser leur salaire. Tout le monde était dans le même pétrin.
Une fois de plus, j'avais compris que c'est l'argent qui dirigeait notre société. Fondée par des capitalistes, dirigée par des grands banquiers, elle se servait de ses fonds pour commander la mort ou la vie de chacun. Et tous devaient obéir, sous peine de ne plus pouvoir manger. Ce n'était pas un simple régime totalitaire qui utilisait la force, non. Le Triangle se servait de l'économie pour parvenir à ses fins. Ainsi, il ne perdait pas son peuple en le tuant, mais le tenait habilement sous son joug. Et le peuple, recevant chaque mois son argent, avait le sentiment d'avoir à être reconnaissant envers le Triangle, de lui devoir la vie.
Et pourtant, le Triangle était son oppresseur.
Scène 4 : L'Exode
– Et les fils d’Israël se multiplièrent, ils devinrent extrêmement forts; et le pays en fut rempli. Alors, un nouveau roi se leva et il dit à son peuple: Regardez ! Le peuple des fils d’Israël est plus fort que nous. Méfions-nous donc de lui car, s'il continuait à se multiplier et qu'une guerre éclatait, il pourrait se joindre à nos ennemis, lui-aussi, et il nous ferait la guerre !1.
Chaque dimanche, William nous lisait un peu de la Bible dans la salle commune. Ce jour-là, nous débutions l'Exode alors que nous avions à peine achevé la Genèse. Il nous avait demandé d'écouter très attentivement cette fois-ci, parce qu'il considérait que ce passage était très important pour nous.
– Et ils opprimèrent le peuple d'Israël par leurs fardeaux. Et plus les hébreux étaient opprimés, plus ils se multipliaient. Les Égyptiens prirent peur et les firent servir avec dureté. Ils leur rendirent la vie amère par un travail difficile : tout ce qu'on leur demandait était dur.2
Nous comprenions tous ce que ce passage signifiait, et même Sylvain qui ne maîtrisait pas encore très bien le langage comprit que nous étions dans une situation similaire. Nous étions sous le joug du Triangle, bien que l'on n'avait plus aucun contact avec lui. Nous étions destinés à rester sous terre comme des rats tandis qu'une nouvelle milice plus forte et plus nombreuse avait sûrement été envoyée pour nous trouver. Nous étions entièrement soumis au Triangle, quoi que l'on en eut pensé.
– Et savez-vous, mes amis, ce que les fils d'Israël ont fait ?
George, mon ami ex-milicien, prit la parole :
– Dieu ordonna à Moïse de partir vers la Terre d'Israël, le pays de Canaan, la Terre Promise avec ses confrères et il noya les Égyptiens dans la mer morte tandis qu'ils les suivaient.
– Très juste, et que fit Dieu avant ça ?
Nous écoutions tous ce que George allait répondre. Nos cœurs battaient comme jamais. Je n'avais jamais lu la Bible, et je n'en connaissais même pas l'existence avant mon arrivée ici. Cependant, le message que William voulait nous livrer semblait fort. Nous allions donc fuir.
– Il envoya des plaies sur l'Égypte, et le pharaon a été contraint de les laisser partir.
Mon cœur se mit à battre. William était en train de nous annoncer peu à peu que l'on allait devoir lutter contre l'ennemi. Je retrouvai une raison de vivre. J'avais désormais un objectif : anéantir le Triangle.
– Mes amis, préparons-nous à l'assaut final ! Sus à l'oppression ! Vive la Liberté !
J'entendais William crier de toutes ses forces, il semblait motivé, pris par son discours. Néanmoins, je ne voyais toujours pas ce que nous pouvions faire concrètement. Et, sans le dire, je voulais attendre le retour du prêtre. Il était censé revenir dans trois jours. Je le fis savoir à William :
– N'attendrons-nous donc pas le père Nîvey ?
– Que crois-tu, me dit-il ? Ils viennent de voir disparaître cinq miliciens dans son abbaye. Que penses-tu qu'ils ont fait de lui ?
Mon cœur s'arrêta soudain. Et s'il avait raison ? Si le père Nîvey avait vraiment disparu ? S'ils l'avaient vraiment éliminé ?
Il avait été mon premier ami, dans ma malchance. S'il avait été absent de son abbaye, si j'étais arrivé trois jours plus tard, je ne l'aurais pas trouvé et je serais mort. Il m'avait secouru et m'avait aidé à me reconstruire alors que j'étais voué à une mort certaine. Il avait été mon protecteur.
Lorsque je m'étais pour la première fois retrouvé sans protection, j'avais fait confiance à William et je m'étais à nouveau trouvé en sécurité. Lorsqu'enfin j'ai été en sûreté, je me plaignais de ne rien faire, d'avoir une vie insignifiante. Et maintenant que mon existence avait une finalité bien fixée, je redoutais de ne plus être en sécurité. C'est cette dualité qui régit tous les dilemmes : la sécurité ou le progrès, ne pas jouer ou laisser le hasard décider de notre sort. Les gens qui sont accros aux jeux ne sont rien de plus que des gens qui ont choisi le risque. Et j'allais choisir comme eux.
Puis je repensai à ma sœur. J'avais eu, lors de mon arrivée, l'espoir qu'elle aussi ait la chance de rejoindre l'abbaye. Elle n'était pas venu. Si elle s'était réfugiée à la surface, elle avait dû être assassinée par des miliciens, et si elle avait rejoint l'auditorium, elle avait déjà été arrêtée.
Elle était soit morte, soit dans une prison, assoiffée, faible et entourée de criminels. Mais moi aussi, j'étais dans une prison. J'espérais qu'ils ne lui avaient rien fait. Même le Pharaon ne s'en était pas pris aux filles d'Israël. Pourtant, j'avais l'affreuse impression que je ne la reverrais jamais.
Néanmoins, j'allais lutter : ma décision était prise depuis longtemps. Mon destin était de lutter contre le Triangle. Le peuple allait enfin connaître la Liberté.
Tel Moïse libérant les Hébreux, William allait nous libérer. Je ne me faisais pas d'illusion : du sang allait couler. Même Dieu a noyé les Égyptiens, dans sa bonté infinie. Il fallait que le Triangle tombe, peu importaient les vies de O'Down et de ses sous-fifres. Nous devions mener le peuple à sa libération. Seulement ce n'était pas un ordre divin, mais une volonté commune. Et nous ne disposions pas de l'aide divine, ou du moins pas encore...
Alors que je pensais, William avait continué sa lecture, il acheva la séance du jour par une phrase qui me parut telle une révélation.
– Dieu regarda les enfants d'Israël, et il en eut compassion3.
C'était certain : notre projet était voué à la réussite. Que Dieu soit loué !
Toutes les bonnes choses ont une fin. Je réalisais à ce moment à quelle point cette maxime à l'origine antique pouvait être vraie. Je m'étais senti en sécurité pendant treize heures exactement, jusqu'à ce que ce départ tragique vienne me remémorer le danger dans lequel j'étais plongé.
Le Triangle était à mes trousses, je ne pouvais le négliger, et cet endroit que je croyais sûr ne l'était peut-être pas. Et pourtant, je ne pouvais pas m'en aller : j'avais désormais des amis ici. J'avais trouvé des gens comme moi, une famille... C'est exactement ça : j'avais trouvé une nouvelle famille, des gens qui tout en étant dans la même misère que moi ne se battaient pas entre eux pour s'approprier le peu de biens des autres, mais s'aidaient plutôt mutuellement à atteindre un objectif commun. C'était là la différence entre les têtes triangulaires, les chefs du Régime, les O'Down en puissance et les pauvres gens qui se connaissent tous et qui vivaient sans le Triangle.
J'en étais désormais certain : la vie était meilleure sans le Triangle, et il ne nous avait jamais rien apporté de bon.
Le Triangle nous mentait, nous désinformait, nous contrôlait, nous torturait et nous laissait crever comme des moins-que-rien. On le servait toute notre vie en travaillant, parfois comme esclave dans des mines sombres pour les moins chanceux, sans jamais avoir la moindre reconnaissance ni de lui ni des autres. Il valait mieux, dans cette société-là, ne jamais dépenser la moindre goutte de sueur. Ceux qui ne travaillaient pas étaient à la tête du Triangle et, pour cause, c'étaient eux qui l'avaient créé.
À une époque où les États-Unis, une « nation » que j'avoue ne connaître que de nom d'après ce que l'on m'enseignait à l'Instruction, possédaient la moitié de la planète tandis que les Russes et les Chinois avaient l'autre, ils voulurent vaincre définitivement leurs ennemis. Pour cela, ils ne se servirent pas des armes, comme ils l'avaient fait lors les soixante guerres préventives qu'ils avaient menées jusque là, mais de l'économie. Ce n'étaient plus les politiciens mais les grands banquiers, les capitalistes et les pires manipulateurs de la planète qui firent la guerre. Et ils la remportèrent ! Ils furent vus comme des héros et on leur donna la Terre entière, puis ils décidèrent de supprimer tout ce qui nuisait à leur idéologie pan-capitaliste.
Une seule religion ! Un seul parti ! Aucune Liberté ! Voilà ce que nous avait apporté le Triangle. Désormais, il nous rejetait et nous chassait comme des bêtes parce que l'on avait les yeux ouverts, parce qu'on avait refusé d'oublier qui nous étions et de nous laisser faire.
Le prêtre était parti, nous étions entièrement livrés à nous-mêmes. Je repris espoir en mon avenir lorsqu'on nous demanda d'élire notre chef temporaire. C'était la première fois que je votais, je découvrais la démocratie, je pouvais enfin comprendre ce qu'était la Liberté, vraiment. C'est un ami proche de notre hôte, un dénommé William Carter, qui fut élu à la majorité. J'avais voté pour lui car on me l'avait recommandé, et j'avoue que je ne connaissais pas vraiment ses idées ni les autres candidats.
William avait vraiment l'allure d'un dirigeant, il parlait bien et était un bon orateur, mais n'utilisait pas ses talents de rhétorique pour faire le mal, semer la Terreur ou manipuler son peuple, non. Lui défendait nos droits et notre situation de la meilleure des façons, et je compris que je pouvais avoir confiance en lui. Encore aujourd'hui, je ne regrette pas mon vote.
Il avait tout savamment orchestré et nous travaillâmes d'arrache-pied pour équiper la serre. L'abri étant électrisé, on avait pu placer des néons à ultraviolets dans la chambre 152A, ce qui permettait aux plantes de se passer de soleil. On avait même fait venir via des complices de l'abbaye des sacs entiers de terre afin de créer un sol fertile artificiel. Ce que nous plantâmes le plus dans notre potager improvisé fut, à mon grand étonnement, des tomates. On m'expliqua que, poussant vite et étant nourrissants, ces fruits permettraient de tenir longtemps. Une demi-douzaine d'hommes se relayaient nuit et jour afin d'entretenir les récoltes.
Néanmoins, il fallut près de cinq jours aux tomates pour pousser. Les réserves non-périssables dont nous disposions nous auraient suffi pour survivre pendant près de trois semaines, et nous pûmes donc nous en servir pour passer ces cinq jours, puis notre régime à base de tomates commença, afin d'éviter d'épuiser le stock. Nous étions limités à dix tomates par jour et par personne, et j'avoue que je ressentais souvent de la faim. Néanmoins, les deux premières semaines s'écoulèrent sans problèmes, car nous étions encore en sécurité.
Ne voyant pas souvent la lumière du jour, les locataires étaient peu foncés – surtout les blancs. Profitant des lampes à ultraviolets, beaucoup d'entre nous allaient se faire bronzer dans la serre. J'y suis moi-même allé une bonne dizaine de fois. Nous étions donc très heureux et nos conditions étaient assez satisfaisantes pour que nous puissions vivre tout le mois ainsi sans avoir à manquer de rien.
Puis, au bout de quinze jours, quelque chose arriva qui nous bouleversa tous.
Scène 2 : Milice !
C'était le soir et nous étions réunis dans la grande salle, en train d'écouter Radio Triangle sur un des quatre seuls postes qui fonctionnaient. Tout se passait bien, trois noirs jouaient aux cartes sur une table voisine tandis que nous commentions l'actualité.
– Flash spécial : Tous les habitants du district C22 sont chargés de venir dans l'auditorium correspondant à leur district avant minuit. Je répète : à l'auditorium du district C22, près du palais de commandement districal . Tout contrevenant sera exécuté sans procès ni justification.
La radio venait de crier ces mots dans la salle lorsque toutes les voix se turent.
Nous comprîmes ce qu'il se passait. Il leur fallait regrouper tout le monde et détruire toute forme de vie qui refusait d'obéir. La purge avait commencé.
C'était probablement à cause de la révolte qui avait eu lieu deux jours avant. Une simple querelle entre un commerçant et une pauvre dame qui avait fini en festival de coups de poings, sur la place du marché. Ce n'était rien de grave, juste des gens affamés qui n'en pouvaient plus et qui montraient les premiers signes de folie. Cependant, c'était un symbole fort. C'était le début de la fin.
Nous avions très vite réagi : un événement si anodin sonnait la cloche de l'aboutissement de notre oppression aveugle. Nous allions rester esclaves, mais en en étant conscients. Ils feraient à présent preuve de plus de fermeté. Puis ils nous débusqueraient, à un moment ou un autre.
Je ne croyais pas qu'ils nous trouveraient, ni même qu'ils réagiraient. À vrai dire, je ne voulais pas le croire, et je sortais comme unique argument « S'ils nous attaquent, les gens comprendront qu'il y a un problème. ».
Mais les gens avaient déjà compris. Le Triangle ne risquait plus rien. Ils allaient sacrifier leur peuple, ils devaient étendre leur pouvoir.
Les jours qui suivirent le Flash Spécial nous parurent extrêmement longs. Nous étions là, à manger des tomates jusqu'à s'en dégoûter, à nous affaiblir en ne plus bougeant, en attendant qu'on vienne nous chercher. Tout le monde essayait de penser qu'il ne nous arriverait rien, alors que même William Carter n'avait plus le courage de lutter, atteint par une sévère diarrhée qui touchait environ un quart des locataires, détruisant une base déjà très instable.
Nous étions vulnérables, et nous nous laissions le devenir. Nous ne pensions pas aux conséquences de notre oisiveté, de notre passivité.
Lors de la première visite de la milice dans l'abbaye, ils ne trouvèrent pas le sous-sol, dont l'accès était caché dans la cuisine. Néanmoins, ce signal d'alerte nous éveilla et nous commençâmes à nous préparer à la confrontation : de la dynamite fut placée devant les sorties de secours et nous formâmes une armée avec les Kalachnikov dont nous étions munis. Nous savions malgré tout que nous ne pouvions rien.
Ensuite, il y eut une deuxième visite. Apeurés comme des chats, nous tentions de nous faire discrets. Puis ils trouvèrent l'accès, ils nous trouvèrent.
Je me rappelle encore de la sensation que j'ai ressentie lorsque j'ai entendu un milicien crier :
– Il y a quelque chose derrière le four ! Il y a quelque chose !
J'avais senti mon sang se glacer, mon pouls avait dû soudainement augmenter, et j'avais la désagréable sensation que mon cœur allait quitter mon corps. Tandis que nous nous regroupions dans la grande salle, armés et cachés du mieux que l'on pouvait tout en ayant la meilleure position pour attaquer la milice qui allait arriver, il y avait cinq agents du Triangle qui descendaient pas à pas les escaliers. Nous étions bien plus nombreux qu'eux, mais nous étions affamés, assoiffés, faibles et certains étaient malades. Ces gens connaissaient leur métier : ils marchaient prudemment, car ils savaient très bien que de si grands escaliers ne pouvaient pas ne rien cacher.
Le premier milicien arriva dans mon champ de vision alors que quarante armes étaient pointées sur lui. Nous fîmes feu au même moment et il se retrouva à terre, alors que ses quatre collègues étaient maintenant pleinement avertis de notre position.
Nous n'avions pas choisi la bonne stratégie. En vérité, nous n'avions pas de stratégie. Notre seul objectif, c'était de survivre. Survivre.
Pourquoi voulions nous survivre, d'ailleurs. Pourquoi ? Notre vie se limitait à manger des tomates en attendant notre tour, en patientant calmement jusqu'à ce que la mort nous rattrape. Nous étions tous sur le point de craquer. J'aurais pu me jeter devant l'arme de l'ennemi.
Mais les ennemis ne paraissaient pas. Que faisaient-ils ? Ils venaient de voir leur collègue mourir. Peut-être préparaient-ils un plan. Ou alors, peut-être leur plan avait-il déjà commencé ?
Scène 3 : Pour la Liberté
Soudain, j'eus du mal à respirer. Je sentis mes yeux piquer et me mis à pleurer.
– Ils ont envoyé du gaz lacrymo' !
William avait raison, le gaz lacrymogène qu'ils avaient envoyé allait nous asphyxier. Nous devions trouver une solution. Que faire ? Je le vis courir dans les escaliers, avec une prudence digne de celle de l'ennemi. Il tenait son arme le plus fermement qu'il pouvait, prêt à tirer. Il ne pouvait cependant pas cacher son angoisse, et sa Kalachnikov tremblait au rythme de mon pouls et du sien. Nous étions tous angoissés.
Nous courûmes. Nous courûmes tous ensemble, les larmes aux yeux. Nous étions dans les escaliers, en train de lutter contre le gaz qui nous irritait les bronches à chaque seconde. En train de lutter contre la faim, contre la maladie. C'en était trop pour nous, nous ne pourrions le supporter longtemps.
Un noir nommé Steve, qui parlait aussi bien que n'importe quel blanc, se mit à crier. Il courut face à l'ennemi en tirant des rafales de ses munitions partout où il le pouvait. Il toucha un milicien au moment même où il chut. Il tomba à terre d'un coup, comme s'il était déjà mort avant de toucher le sol. Il ne poussa pas un seul cri. Il venait de perdre la vie. William nous fit signe de rester là où nous étions.
Le milicien que Steve avait touché était simplement blessé, mais la fureur que lui avait inspirée la douleur de l'impact ne fit qu'accroître la rage des agents du Triangle envers nous. Il courut vers notre direction et donna un violent coup de crosse sur la tête de William qui se retrouva au sol, encore vivant mais geignant de douleur. L'agent mourut sous les balles de mes trente-neuf camarades encore prêts à combattre. Il avait su qu'il allait mourir et l'avait accepté.
Tout cela me paraissait irréel. Nous avions déjà tué deux hommes. Le deuxième s'était jeté lui-même à la mort, il en avait eu conscience. Ils étaient donc aussi fous que nous. Cela faisait trois semaines qu'ils couraient les rues de Trigoniapolis, seuls. Nous étions tous fous, dans ce monde. Après tout, eux aussi n'étaient que des pions, de la chair à canon envoyée par le Triangle pour accomplir Son dessein. Ils n'avaient rien à voir avec l'élaboration des plans du Triangle. Eux aussi, avaient été manipulés. Autant que moi, moins d'un mois avant.
Ils étaient encore dans la cuisine, il ne restait que trois miliciens, mais ils ne semblaient plus prêts à combattre. Nous nous rapprochâmes jusqu'à ce que le gaz n'eut plus d'effet sur nous. Nous entrâmes dans la cuisine sitôt que l'ordre fut donné.
À notre grand étonnement, ils ne nous tirèrent pas dessus dès que nous parvînmes dans la cuisine. Ils nous fixèrent et nous pointèrent de leurs armes. Ils étaient trois et nous étions quarante-et-un. Si l'un d'eux avait tiré, ils étaient morts. Ils n'avaient pas d'autre choix : ils se laissèrent faire.
Nous les prîmes en otage mais ils furent traités normalement. Ils n'étaient pas plus prisonniers que nous, en fin de compte. Nous étions enfermés dans ce sous-sol, condamnés à y rester notre existence entière. Nous ne leur fîmes aucun mal et ils ne montrèrent aucune résistance.
Ils visitèrent notre abri aussi bien que je l'avais fait un mois auparavant. Nous savions que nous ne pourrions jamais les libérer : ils en savaient trop. Eux aussi l'avaient deviné, mais avaient fini par l'accepter. Ils allaient devoir vivre avec nous, ils étaient arrivés de force de notre côté. Mais ils n'en étaient pas gênés, ils avaient rejoint notre famille.
Cela peut paraître un peu naïf ou niais, mais ces gens-là étaient affamés, ils étaient obligés de tuer des gens pour pouvoir vivre. Ils éliminaient chaque jour près de dix opposants au Régime, un régime qui n'était pas du tout reconnaissant envers leur travail et les risques qu'ils prenaient. Ils venaient de voir deux d'entre eux mourir. Ils avaient en vérité été très contents d'être recueillis. À vrai dire, ils étaient les plus forts d'entre nous, autant moralement que physiquement, et je me liai d'amitié avec d'eux d'entre eux : ils s'appelaient George et Lewis.
George et Lewis avaient été amis depuis leur plus jeune enfance. Leurs familles avaient toujours été liées. George était le petit-fils d'un ex-pasteur protestant et connaissait très bien les bases du christianisme. Lewis, quant à lui, avait toujours été athée. Les trois miliciens s'intégrèrent très bien parmi nous. Eux qui étaient nos ennemis mortels la veille, étaient devenus nos frères. Cela ressemblait à un conte pour enfant, mais nous savions que leur attachement à notre cause était sincère. Ils n'étaient pas très engagés politiquement, mais ils n'avaient rien à perdre et même tout à gagner en se joignant à nous. Pour notre part, nous avions gagné trois hommes très forts, et n'en avions perdu qu'un.
La mort de Steve et la méfiance évidente que certains portaient encore à leur égard leur avaient valu quelques soupçons, mais tout le monde avait fini par comprendre qu'ils avaient accompli leur travail par nécessité. S'ils ne tuaient pas, du temps qu'ils travaillaient à la milice, ils auraient non seulement perdu leur paye et n'auraient plus pu nourrir leur famille, mais ils auraient aussi sûrement été exécutés. La famine ne leur permettait pas de refuser leur salaire. Tout le monde était dans le même pétrin.
Une fois de plus, j'avais compris que c'est l'argent qui dirigeait notre société. Fondée par des capitalistes, dirigée par des grands banquiers, elle se servait de ses fonds pour commander la mort ou la vie de chacun. Et tous devaient obéir, sous peine de ne plus pouvoir manger. Ce n'était pas un simple régime totalitaire qui utilisait la force, non. Le Triangle se servait de l'économie pour parvenir à ses fins. Ainsi, il ne perdait pas son peuple en le tuant, mais le tenait habilement sous son joug. Et le peuple, recevant chaque mois son argent, avait le sentiment d'avoir à être reconnaissant envers le Triangle, de lui devoir la vie.
Et pourtant, le Triangle était son oppresseur.
Scène 4 : L'Exode
– Et les fils d’Israël se multiplièrent, ils devinrent extrêmement forts; et le pays en fut rempli. Alors, un nouveau roi se leva et il dit à son peuple: Regardez ! Le peuple des fils d’Israël est plus fort que nous. Méfions-nous donc de lui car, s'il continuait à se multiplier et qu'une guerre éclatait, il pourrait se joindre à nos ennemis, lui-aussi, et il nous ferait la guerre !1.
Chaque dimanche, William nous lisait un peu de la Bible dans la salle commune. Ce jour-là, nous débutions l'Exode alors que nous avions à peine achevé la Genèse. Il nous avait demandé d'écouter très attentivement cette fois-ci, parce qu'il considérait que ce passage était très important pour nous.
– Et ils opprimèrent le peuple d'Israël par leurs fardeaux. Et plus les hébreux étaient opprimés, plus ils se multipliaient. Les Égyptiens prirent peur et les firent servir avec dureté. Ils leur rendirent la vie amère par un travail difficile : tout ce qu'on leur demandait était dur.2
Nous comprenions tous ce que ce passage signifiait, et même Sylvain qui ne maîtrisait pas encore très bien le langage comprit que nous étions dans une situation similaire. Nous étions sous le joug du Triangle, bien que l'on n'avait plus aucun contact avec lui. Nous étions destinés à rester sous terre comme des rats tandis qu'une nouvelle milice plus forte et plus nombreuse avait sûrement été envoyée pour nous trouver. Nous étions entièrement soumis au Triangle, quoi que l'on en eut pensé.
– Et savez-vous, mes amis, ce que les fils d'Israël ont fait ?
George, mon ami ex-milicien, prit la parole :
– Dieu ordonna à Moïse de partir vers la Terre d'Israël, le pays de Canaan, la Terre Promise avec ses confrères et il noya les Égyptiens dans la mer morte tandis qu'ils les suivaient.
– Très juste, et que fit Dieu avant ça ?
Nous écoutions tous ce que George allait répondre. Nos cœurs battaient comme jamais. Je n'avais jamais lu la Bible, et je n'en connaissais même pas l'existence avant mon arrivée ici. Cependant, le message que William voulait nous livrer semblait fort. Nous allions donc fuir.
– Il envoya des plaies sur l'Égypte, et le pharaon a été contraint de les laisser partir.
Mon cœur se mit à battre. William était en train de nous annoncer peu à peu que l'on allait devoir lutter contre l'ennemi. Je retrouvai une raison de vivre. J'avais désormais un objectif : anéantir le Triangle.
– Mes amis, préparons-nous à l'assaut final ! Sus à l'oppression ! Vive la Liberté !
J'entendais William crier de toutes ses forces, il semblait motivé, pris par son discours. Néanmoins, je ne voyais toujours pas ce que nous pouvions faire concrètement. Et, sans le dire, je voulais attendre le retour du prêtre. Il était censé revenir dans trois jours. Je le fis savoir à William :
– N'attendrons-nous donc pas le père Nîvey ?
– Que crois-tu, me dit-il ? Ils viennent de voir disparaître cinq miliciens dans son abbaye. Que penses-tu qu'ils ont fait de lui ?
Mon cœur s'arrêta soudain. Et s'il avait raison ? Si le père Nîvey avait vraiment disparu ? S'ils l'avaient vraiment éliminé ?
Il avait été mon premier ami, dans ma malchance. S'il avait été absent de son abbaye, si j'étais arrivé trois jours plus tard, je ne l'aurais pas trouvé et je serais mort. Il m'avait secouru et m'avait aidé à me reconstruire alors que j'étais voué à une mort certaine. Il avait été mon protecteur.
Lorsque je m'étais pour la première fois retrouvé sans protection, j'avais fait confiance à William et je m'étais à nouveau trouvé en sécurité. Lorsqu'enfin j'ai été en sûreté, je me plaignais de ne rien faire, d'avoir une vie insignifiante. Et maintenant que mon existence avait une finalité bien fixée, je redoutais de ne plus être en sécurité. C'est cette dualité qui régit tous les dilemmes : la sécurité ou le progrès, ne pas jouer ou laisser le hasard décider de notre sort. Les gens qui sont accros aux jeux ne sont rien de plus que des gens qui ont choisi le risque. Et j'allais choisir comme eux.
Puis je repensai à ma sœur. J'avais eu, lors de mon arrivée, l'espoir qu'elle aussi ait la chance de rejoindre l'abbaye. Elle n'était pas venu. Si elle s'était réfugiée à la surface, elle avait dû être assassinée par des miliciens, et si elle avait rejoint l'auditorium, elle avait déjà été arrêtée.
Elle était soit morte, soit dans une prison, assoiffée, faible et entourée de criminels. Mais moi aussi, j'étais dans une prison. J'espérais qu'ils ne lui avaient rien fait. Même le Pharaon ne s'en était pas pris aux filles d'Israël. Pourtant, j'avais l'affreuse impression que je ne la reverrais jamais.
Néanmoins, j'allais lutter : ma décision était prise depuis longtemps. Mon destin était de lutter contre le Triangle. Le peuple allait enfin connaître la Liberté.
Tel Moïse libérant les Hébreux, William allait nous libérer. Je ne me faisais pas d'illusion : du sang allait couler. Même Dieu a noyé les Égyptiens, dans sa bonté infinie. Il fallait que le Triangle tombe, peu importaient les vies de O'Down et de ses sous-fifres. Nous devions mener le peuple à sa libération. Seulement ce n'était pas un ordre divin, mais une volonté commune. Et nous ne disposions pas de l'aide divine, ou du moins pas encore...
Alors que je pensais, William avait continué sa lecture, il acheva la séance du jour par une phrase qui me parut telle une révélation.
– Dieu regarda les enfants d'Israël, et il en eut compassion3.
C'était certain : notre projet était voué à la réussite. Que Dieu soit loué !
19/06/12 à 20:23:43
Nan mais ça va bien ?
Je sais que vous vous attendiez à du sayks mais...
19/06/12 à 20:08:47
*De la grosse a petit bonnet
19/06/12 à 18:40:50
133B c'est du gros bonnet ça !
Allé suite !!
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