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Imachination


Par : Loiseau
Genre : Horreur
Statut : Terminée



Chapitre 2 : Diane


Publié le 25/09/2016 à 01:56:57 par Loiseau

Une fois de plus Alban, mon très peu estimé collègue de travail, est arrivé à la bourre. Ce type est l’incarnation même de la loose. Se chemise saumon, son jean rapiécé, ses chaussettes dépareillées et ses cheveux gras contribuent beaucoup à cette aura de nullité qui l’entoure. Je l’entends depuis mon bureau se faire houspiller par Ern’, le boss. Me demande ce qu’ils attendent pour le virer. Peut-être qu’ils préfèrent patienter jusqu’à ce qu’il se suicide. Ce mec a toujours l’air à deux doigts de se tirer une balle. Là il est en train de marmonner de vagues excuses, comme quoi il aurait raté son train ou je ne sais quoi… Il ne prend pas le train, c’est un secret pour personne. Je ferme la porte du bureau, m’enfonce des écouteurs dans les oreilles et lance un album de jazz, histoire de me détendre. Sous mes yeux la feuille blanche peine à se remplir. Je n’ai pas rêvé depuis un certain temps et la sensation de patiner dans le vide se fait de plus en plus grande. Et mon délai, lui, se raccourci. Ern’ m’a confié ce projet après le succès de l’affiche pour les rêves DreamFactory. L’entreprise nous a apparemment envoyé un très gros chèque, presque le double du prix convenu, tant les patrons sont satisfaits. Autant dire qu’un autre coup d’éclat pourrait me propulser très haut. Sauf que rien ne vient. Sans rêves, pas de pub, sans pub, pas de promotion. Il me faut un remontant. Je me lève de ma chaise, retire mes écouteurs et quitte mon bureau. Dans le couloir, je croise Alban. Ce porc mate sans vergogne mon décolleté. Je lui jette le regard le plus méprisant possible, il prend l’air blessé. Je crois que j’ai pas les mots pour dire à quel point il respire la veulerie. Il retourne à son bureau de sa démarche gauche, c’est tout juste s’il ne laisse pas une trace bave derrière lui. Je me dirige vers la machine à café puis me ravise et vais jusqu’à l’ascenseur. Ern’ ne m’en voudra pas si je quitte les lieux maintenant. En fait, je pense qu’il ne m’en voudrait pas si je foutais le feu au bâtiment, le succès de ma pub et le gros chèque qui en a résulté lui ont trop fait plaisir. C’est tout juste s’il ne m’a pas embrassé quand il est venu me féliciter. En sortant du building, je croise deux employés, type jeunes loups, en pleine discussion sur la dernière version de Flying With The Dragon, par FantasInc. Un rêve pour ado, tout ce qu’il y a de plus chiant. C’est ridicule de voir ces deux ambitieux puceaux s’émerveiller sur un rêve affligeant de banalité. Ils n’iront pas loin.
Je passe par une ruelle pour atteindre plus vite ma destination. Elle est encombrée par deux ambulanciers en train de charger un corps dans leur camion. Apparemment il s’agit d’un vieux clochard, il tient crispé contre son cœur une bouteille de vinasse. Je sens comme une boule dans ma poitrine et j’accélère le pas. Au bout de la rue, la boutique que je cherche. Je pousse la porte de bois. A l’intérieur, tout est parfaitement rangé, comme d’habitude. De petites volutes de fumée dans le fond de la pièce signalent la présence du maitre des lieux.


-Hichem ! C’est moi.


Une grande silhouette bouge dans l’ombre et Hichem s’avance.


-Ah, Diane ! Comment tu vas ? Ça faisait longtemps, dit-il en souriant.

-Je sais, mais j’ai essayé de rêver seule ces derniers temps.

-Et tu as bien raison, il n’y a rien de mieux qu’un rêve qui émane de soi, un rêve unique.

-Tu rêves seul, toi ?

-Depuis toujours et à jamais. Mais ça m’arrive d’essayer des rêves que je vends, pendant mes siestes. Pour voir si c’est un beau rêve, tu comprends ?


J’acquiesce en silence, sourire aux lèvres. J’aime la manière qu’a Hichem de s’exprimer, avec sa voix douce qui expose toujours les choses comme si elles étaient évidentes. Très pratique pour un vendeur. Je viens me fournir chez lui depuis cinq ans et il a toujours su me procurer de la nouveauté, sans jamais me révéler d’où venaient ces produits. Je n’accorderais une confiance pareille à aucun autre marchand de sable. Les histoires de rêves empoisonnés ou de trop mauvaise qualité étaient légion, et personne ne souhaitait vivre ça. Le problème était que ces arnaques participaient au déclin des petites fabriques qui cherchaient à sortir de la dictature des rêves prémâchés. C’était pourtant un rêve de ce genre qui m’avait inspiré l’affiche pour DreamFactory. Un petit rêve artisanal, dans un écrin en cuir, du nom de « We’re not in Kansas anymore ». En retournant le souvenir de ce rêve dans ma tête, j’avais eu l’idée de la fenêtre et du paysage tout juste suggéré derrière. C’est presque ironique de faire de la pub pour une grosse multinationale du rêve à partir de la création d’un artisan. En vérité, c’est même triste.


-J’ai un nouveau produit si tu veux. « La quête du Squale », c’est un ami qui l’a créé. Je l’ai gardé exprès pour toi.


Puisque le produit en question est posé en évidence sur le comptoir, je doute fort qu’Hichem s’attendait à ma visite, mais il ne l’admettrait jamais. Je prends la boîte dans mes mains. Des pirates en pâte à modeler exhibent leurs muscles en prenant des poses avantageuses. Au centre de l’image, le redouté Capitaine Squale se lisse les moustaches, l’air satisfait. Le scénario du rêve, écrit au dos de la boite, vante l’absence de réalisme de son contenu. « Retrouvez les sensations déroutantes d’un vrai rêve ! » Peuh, même les meilleurs artisans n’ont jamais réussi à reproduire un vrai rêve. Mais combien savent encore ce que c’est que de rêver par soi-même ? Parfois, j’ai l’impression d’oublier moi aussi. Alors je me réfugie dans ces petits rêves « fait main », pour avoir une sensation un peu plus authentique que ces songes préfabriqués par les grandes firmes du sommeil. Je repose le rêve sur le comptoir.


-Je pense pas que ça me convienne. Il me faut un boost d’imagination, quelque chose qui stimule la création…

-Ou qui simule l’inspiration, hein ?


Il marque un point.


-T’en fais pas, continue-t-il. Tu es talentueuse, tu n’as même pas besoin d’artifices pour créer et rêver. Même si je te passais un de ces All Night Long à la noix, tu pourrais en tirer le meilleur. Tu pourrais même créer ta propre entreprise de rêves, si tu le voulais.

-Peut-être Hichem, mais j’aimerais surtout que les humains apprennent à rêver à nouveau par eux-mêmes.

-Peine perdue, ma fille. Et depuis longtemps.


Le vieil homme passe derrière son comptoir et se rend dans l’arrière-boutique, me plantant là. Je l’entends fouiller et grommeler des jurons. Pendant qu’il trafique, je regarde le contenu des étagères. Il y’a des rêves pour tous les goûts, des plus luxueux aux plus sordides. Les rares modèles issus des grandes firmes sont les plus appréciés et les plus vendus, mais la majorité des articles d’Hichem sont des songes étranges. Je prends une boite au hasard. « Devenez un Roi-Serpent dans un monde de fer et de sang. », une simple variante fantaisie des délires mégalomanes et sadiques que proposent les firmes comme YourGore. J’ai appris qu’ils avaient un procès au derche, d’ailleurs. Apparemment leurs rêves provoquent chez les clients de véritables pulsions meurtrières et de nombreux cas d’homicides volontaires avaient été recensés. YourGore se défendait bien sûr d’une quelconque implication dans ces tueries. Mais à force de vendre des rêves de plus en plus réalistes, où la mort et le plaisir se confondent, il était normal que les gens deviennent fous. Il fallait déjà être fou, de toute façon, pour acheter ces produits… J’en avais déjà essayé un, par curiosité. Une nuit abominable.
Je sursaute en entendant Hichem revenir de l’arrière-boutique. Il tient une petite sacoche de cuir noir. Ses yeux bleus clairs me fixent avec insistance et pour la première fois je me sens mal à l’aise en sa présence.


-Ce rêve-là, il t’aidera.


Sa voix est plus sèche que d’habitude et je commence à me dire que Hichem vend peut-être plus que de simples rêves artisanaux. J’attrape l’un des boitiers les plus proches et lance un grand sourire au
vendeur.


-C’est gentil Hichem, mais je crois que j’ai trouvé mon bonheur.


Je suis surprise d’entendre ma propre voix trembler. La boite indique dans une écriture rose et enfantine « The Best Picnic Ever » par CutiePie, spécialiste des rêves pour gosses. Hichem me regarde avec des yeux ronds, la bouche légèrement entrouverte. L’aura inquiétante qui émanait de lui la seconde d’avant a disparue. Je laisse involontairement échapper un gloussement gêné.


-Oui, euh… C’est une pub pour enfant que je dois travailler. Donc euh… Voilà. Je te dois combien ?


Hichem m’annonce le prix, visiblement désorienté. Je lui tends l’argent qu’il prend d’une main distraite et m’éclipse rapidement. Je ne sais pas pourquoi, mais sa sacoche noire m’a laissé une sensation désagréable. Au moment où ma main se pose sur la poignée de la porte, je note la présence d’un tiers dans un coin de la pièce. Je plisse les yeux.


-Alban ?


L’autre ne se retourne pas, visiblement absorbé par le contenu des étagères. J’ai confondu. Pas étonnant dans cette pièce sombre… Faudrait penser à dire à Hichem que les fenêtres existent. Et même l’électricité. Pressée, je quitte la boutique et rentre chez moi. Il est à peine une heure de l’après-midi mais je ne me sens pas de retourner au bureau. Je vais appeler Ern’, lui dire que je préfère travailler chez moi. Je suis sûre qu’il sera conciliant. Je traverse le centre-ville à pied. Les gens ont tous l’air déprimé. J’en entends quelques-uns qui parlent des derniers rêves à la mode comme on parle de films.


-J’adore la villa de la version cinq. Maintenant on peut espionner un couple de lesbienne dans les chiottes !

-Ouais, je les ai vus. Chaudasses, hein ?


Le cul reste ce qui se vend le mieux, comme toujours. Et maintenant que certaines entreprises ont créé les rêves personnalisés (qui coûtent une véritable fortune), je n’ose pas imaginer quels sombres fantasmes seront assouvis. Il paraît qu’il suffit d’envoyer la photo de quelqu’un et d’y mettre le prix pour pouvoir coucher avec lui en rêve, sans même son consentement. Glauque. Je grimpe dans un tramway et regarde par la fenêtre tout le long du trajet. De temps en temps, j’entrevois un panneau arborant cette publicité que j’ai conçue et ça me fait me sentir mal. En créant une pub pour un système que j’abhorre, j’y participe complètement. Je trahis mes valeurs. Et j’ai beau me répéter qu’il faut bien manger, impossible de me débarrasser de cette vague de culpabilité.

J’arrive devant chez moi, blasée. Je rejoins ma chambre immédiatement et m’affale sur le lit. L’odeur des draps propres me détend un peu. Je fouille dans mon sac et en tire le rêve que je viens d’acheter. Un pique-nique, donc… J’aurais pu mieux tomber, quand même. Mais bon, maintenant que je l’ai autant l’essayer. Je me déshabille complètement puis m’installe confortablement entre mes oreillers. Au moins si je dors maintenant, je pourrais travailler tranquillement cette nuit. Je déballe les écouteurs. Ils sont tout roses, avec de minuscules fleurs blanches dessus. Plus girly, tu meurs. Puis j’engonce les petits morceaux de plastique dans mes oreilles et les laisse diffuser leurs ondes.


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