Layla Wa Jeïel
Par : Warser
Genre : Action , Fantastique
Status : C'est compliqué
Note :
Chapitre 15
Publié le 19/08/13 à 01:13:00 par Warser
Namie fit un geste de la main, et un vent puissant parcourut les feuilles des arbres de la jungle. Le silence se fit à nouveau, puis les racines des arbres s'agitèrent. Ils se déplaçaient. Lentement, leurs branches et leurs troncs se mouvaient dans des craquements et des grincements. Puis le silence se fit à nouveau. Une allée couverte de pierres blanches, illuminée par le soleil, se dégageait devant les yeux des voyageurs. A l'horizon, on distinguait la mer.
- Eagal ? Je ne te suivrai pas là dedans.
Le mage lui jeta un regard d'incompréhension.
- Ce piège est gros comme une montagne, reprit Tsvao. Rappelle toi de la succube dans ta caverne. Qu'est-ce qui te prend ?
Eagal semblait attendre. Il avait baissé les yeux, il réfléchissait. Tsvao priait Shay'la – si il avait jamais cru à l'existence de la déesse – pour que le mage change d'avis.
- à quoi ressemble ton maître ?
Namie réfléchit un instant, les sourcils froncés.
- Il est pas comme vous, il est beaucoup plus grand. Très grand, très gros, et très gentil. Mais il n'aime pas trop les magiciens.
- Et pourquoi tu tiens absolument à ce qu'on le rencontre alors ? Interrompit Tsvao. Mon ami est magicien, comme tu l'as compris...
- La petite fille éclata de rire, un rire qui sonnait comme un grelot.
Mais il n'est pas méchant ! On est ses enfants. Vous aussi. Il va pas faire de mal à ses enfants.
Tsvao perdait patience. Un piège cousu de fil blanc... Même sans avoir de sens magique, le jeune homme voyait parfaitement que l'allée était une illusion construite de toutes pièces. La description de Namie ajoutait encore à l'énervement du jeune homme. Ça n'avait aucun sens... Ce mage n'était-il pas humain ? Cachait-il sa forme derrière une autre apparence ? Tsvao avait rencontré plusieurs mages dans sa courte vie. Ils étaient tous attachés à un style, qu'ils voulaient original, voire unique. Leur apparence, leurs demeures, leurs serviteurs... Tout cela contribuait à une œuvre unique et complexe. Ils faisaient de leur personne et de leur vie une œuvre d'art.
Cette allée de pierres blanches au milieu de nulle part, cette illusion si choquante, aberrante et pourtant si réelle, portait la signature d'un mage puissant et orgueilleux.
- Suivez moi ou non, j'y vais.
La phrase laconique d'Eagal tomba comme une chappe de plomb sur le petit groupe. Tsvao jeta un regard de détresse à Erena, qui semblait, elle aussi, réfléchir.
Mais quel intérêt ? Déjà, tu me suis dans ce voyage insensé, et maintenant, tu t'engages là dedans ? Qu'est ce que tu espères ?
Tsvao s'interrompit, et posa une main ferme sur l'épaule d'Eagal.
- Je veux pas de ta mort sur la conscience, vieux frère.
Le mage se retourna vers son ami, grave et décidé.
- Je veux des réponses.
En silence, sous le regard bienveillant de Namie, sourd aux remarques de ses compagnons, Eagal s'engagea dans l'allée. Tsvao restait résolument devant l'allée. Il était exaspéré de voir son ami, peut-être envouté par un sortilège, se jeter dans la gueule du loup. Erena, avec un haussement d'épaules, suivit son maître. Le pacte démoniaque l'y obligeait.
Jeïel s'engagea à leur suite. Elle n'avait rien à perdre. Un autre mage était un espoir pour elle de retrouver la mémoire, supposait Tsvao. L'instinct protecteur, exacerbé par le sanctuaire, étranglait le jeune homme. Il aurait voulu, au fond de lui, qu'au moins elle reste à l'extérieur. La jungle était moins dangereuse pour une combattante expérimentée que la demeure d'un mage.
Résigné, déjà blessé par les effets du sanctuaire alors que la jeune fille s'éloignait, il suivit le groupe. .
- Vous faites bien, commenta Namie. Vous pourrez vous reposer un peu, chez mon maître. Vous verrez, il fait plein de cadeaux.
Jeïel, restée silencieuse jusque là, interrompit les commentaires de la petite fille.
- Tu as l'air de savoir beaucoup de choses sur les gens.
Namie regarda son interlocutrice, sans comprendre.
- Tu vois... leur âme ?
- Oui. Je vois si c'est noir, et je peux nettoyer. Toi, ça va... Enfin, c'est normal, quoi. Un mélange de gris, de noir, de blanc. Ça servirait à rien de changer.
- Ça veut dire quoi « noir » ou « blanc » ? ça vient de quoi ? interrompit Tsvao
La petite fille se retourna vers lui, et lui jeta un regard étonné.
- Ben t'es bête ! Quand c'est noir c'est pas bien, quand c'est blanc c'est que c'est propre. Comme ces dalles, là.
Pour appuyer sa réponse, la jeune fille frappa du pied sur le sol immaculé. Tsvao se prit à sourire. Namie lui rappelait les quelques années qu'il avait passées en tant que garde du corps auprès de cette jeune princesse d'Akhyat. Elle avait la même naïveté hautaine, le même esprit à la fois innocent et provocant qu'ont tous les enfants. Même si c'était un esprit...
- Nous aurons des réponses lorsque nous rencontrerons ce fameux Lamantin, conclut Eagal d'une voix calme.
- Il sait mieux expliquer que moi, assura Namie, visiblement reconnaissante de la compréhension du mage.
Alors qu'ils s'avançaient sur l'allée, le silence fut brisé par une musique aux notes appuyées et lugubres. Une rumeur, un choeur de pleurs et de cris qui retentissait dans la jungle, faisait fuir les oiseaux et les animaux. Tsvao se laissa entraîner par cet air triste et déchirant, d'une beauté brute, primitive. Il inspirait des forêts luxuriantes, des océans à perte de vue, débarrassés de toute activité humaine. Des lions et des loups affamés chassant leurs proies, déchirant leur chair sous l'oeil des corbeaux charognards. La nature dans sa sauvagerie, sa brutalité, et ses merveilles.
Tous les voyageurs semblaient aussi captivés et envoutés que le jeune homme. Près de la mer, qui s'étendait à présent devant eux, une plage de sable blanc marquait la fin de l'allée. Un vieil homme en haillons, assis devant les eaux, semblait contempler l'horizon.
Namie fit signe aux voyageurs de l'attendre, et alla dire quelques mots au vieillard. La musique s'arrêta lorsqu'il se leva et claudiqua vers eux, une flute de pan à la main. Il était presque nu, à peine couvert par des lambeaux de tissu déchirés. Il s'appuyait sur une canne de bois noueux, et des algues séchées parsemaient ses cheveux blancs hirsutes.
Arrivant devant eux, le vieil homme éclata d'un rire aigu et enroué, frappant son genou du plat de sa main droite. Tsvao haussa les sourcils. C'était la dernière chose qu'il attendait de leur hôte, qui semblait si vénérable et puissant.
- Vous êtes drôles ! Regardez vous, si sérieux, effrayés, peut-être ? Inquiets ? Riez, mes amis, Riez !
Eagal esquissa un sourire forcé. Une gêne s'installait lentement mais surement sur la plage, alors que Namie suivait son maître dans un rire cristallin. Cela dura plusieurs longues secondes, pendant lesquelles Tsvao priait que ce fou ne soit qu'un autre serviteur.
- C'est moi, c'est moi le grand lamantin, reprit-il, enjoué.
Crachant presque en riant, il donna une grande tape dans le dos d'Eagal, faisant frémir les lèvres d'Erena. La succube était sur ses gardes. Son visage restait froid et sans expression, mais Tsvao pouvait ressentir sa tension. Il la connaissait suffisamment pour savoir que ses griffes étaient prêtes à déchirer le vieillard s'il esquissait ne serait-ce qu'un geste agressif envers Eagal.
- Alors, on fait des pactes avec le diable ? On se paie une jolie fille de sa Majesté ? Pas mal, Pas mal !
Eagal jeta un regard noir à celui qui semblait bel et bien être le Grand Lamantin
- « Sa Majesté ? »
Le vieillard rit de plus belle. Ce n'était pas un rire moqueur, mais un véritable rire, franc et amusé.
- Sa Majesté Kaï Tan ! Il veut qu'on l'appelle comme ça, si ça lui fait plaisir... Ce bon vieux seigneur des enfers. L'enfant gâté qui s'est révolté contre son papa – pas comme sa sœur.
Eagal resta silencieux, mais le grand lamantin semblait parfaitement s'accommoder d'un monologue.
- Ah, les enfants... ajouta-t-il avec une voix empreinte de tendresse. C'est tant d'ennuis, vous savez... J'aimerais pas être à la place du père !
Riant seul d'une plaisanterie qu'il était seul à comprendre, le Grand Lamantin les entraîna vers la plage. Rompant le silence du groupe de voyageur, Eagal parla le premier.
- Qui êtes vous ? Ou plutôt, qu'êtes vous ? Un mage ? Un esprit ? Autre chose ?
- Si sérieux... répondit le grand lamantin d'une voix lointaine. Je suis... Le Grand Lamantin. Ou vous pouvez m'appeler Job. J'aime bien qu'on m'appelle Job. Quant à ce que je suis....
Il marqua une pause, comme pour réfléchir.
- Je suis un mage. Après tout, ce sont bien les mages qui font des miracles, qui déforment la réalité, qui font pousser des arbres ?
Eagal fronça les sourcils.
- Je fais pousser des arbres, poursuivit-il. J'aime bien, ça occupe mes journées. Et des algues aussi. Si un vieillard qui fait pousser des arbres et des algues est un mage, alors je suis un mage.
Malgré son peu d'expérience en la matière, Tsvao avait entendu des définitions plus rigoureuses de la magie. Auprès de lui, Erena semblait fulminer. La remarque goguenarde du vieil homme à son égard semblait l'avoir mise en fureur. Elle n'aimait pas qu'on parle d'elle comme d'un serviteur, et encore moins avec cette légèreté. Tsvao sentait qu'il n'y avait que sa noblesse de rang pour la retenir de tuer l'impertinent.
- Je n'ai pas voulu vous offenser, ma petite, reprit Job comme s'il avait lu l'esprit d'Erena. Je connais la fierté des démons. Je la connais trop bien. Tranquillisez vous, il n'y a aucun danger pour vous ici. Asseyez vous, s'il vous plaît.
Joignant le geste à la parole, le vieillard s'accroupit sur le sable. Ses bras étaient couverts de taches brunes, au point qu'on l'aurait pensé lépreux. Son regard fuyait parfois vers la mer. Lorsqu'il cessait de rire, il apparaissait plus faible que jamais.
Eagal, s'assit devant le Lamantin, suivi de Tsvao et Jeïel. Erena restait debout, jetant à l'homme un regard de défi, ce qui eut le don de provoquer un nouvel éclat de rire de l'intéressé.
- Vous m'intéressez, vous avec la robe noire. Vous faites un peu de magie, non ? Vous en connaissez les.... conséquences ?
Eagal fit oui de la tête, comme un enfant grondé. Tsvao n'avait jamais vu son ami réagir ainsi. Il l'avait connu beaucoup plus fier et sûr de soi.
- Votre corps va mal ! Comme le mien, mais moi, j'ai de l'âge ! J'ai des excuses. Vous, vous êtes jeune.
Le vieil homme jaugea Eagal du regard, et désigna l'eau du doigt.
- Baignez vous dans la mer, mage noir ! Vous vous sentirez mieux.
Eagal se tourna vers l'eau turquoise et scintillante.
- Et vous, jeune homme ! Oui, vous, derrière ! Vous n'êtes pas magicien. Mais vous êtes pris de magie. Il y a de la magie autour de votre corps. Attention, elle pourrait vous manger, ajouta-t-il dans un gloussement.
Tsvao se retourna vers le vieillard qui s'était approché de lui. Son regard perçant lui donnait l'effet désagréable de ne rien pouvoir lui cacher – ce qui semblait être une réalité. Instinctivement, la main de Tsvao caressait la poignée de son sabre.
- Qui ? La magie ?
- Mais oui, la magie ! Qui d'autre ? Qui craignez vous, jeune homme ? Personne, je le vois bien. Vous êtes une noble personne. Personne à part... Les cauchemars ? Les fantasmes d'une vie passée ? L'image réelle d'une cage surnaturelle ! Comme un loup qui se débat dans un enclos d'acier... Il se blesse, il finit par céder, mais il revient à la charge, le museau contre la paroi ! Vous êtes libre, ici, louveteau ! Libre du sang poisseux qui couvre le sol de votre chambre... Libre de vos bibelots empoussiérés souillés par des bigots !
Un nouvel éclat de rire ponctua la tirade du Lamantin, qui laissa Tsvao scandalisé et pris d'une colère qu'il avait peine à contenir. Son passé... Il connaissait son passé. Il connaissait ses peurs... Le jeune homme s'accrocha quelques instants à l'espoir qu'il ne s'agissait que d'un vieux fou bénéficiant d'une coïncidence et d'une interprétation extensive de son esprit.
- Deux jeunes filles... Bien proches, je dois dire ! Prenez l'apparence de madame, cher démon, et vous complèterez votre ressemblance ! Comme les deux faces d'une même pièce... Mais vous, vous ne le savez pas, n'est-ce pas ? C'est là tout le génie ! C'est là toute l'ironie... Vous ne vous... souvenez pas ? Sœurs, sœurs ennemies, sœurs de sang et sœurs d'espoir, sœurs dans l'horreur et dans la peur, sœurs de bonheur et de malheur
Jeïel et Erena regardaient le Lamantin, pris d'un fou-rire incontrôlable, sans comprendre, bouche bée. Les élucubrations du vieux mage devenaient gênantes, voire offensantes.
- C'est drôle, l'amour, reprit-il. C'est la volonté morte ! C'est la volonté éteinte, mais c'est la volonté qui renaît de la mort de la volonté ! Vous voyez ce que je veux dire, monsieur Tsvao, n'est-ce pas ?
Assez, répondit le jeune homme, exaspéré. Parlez clairement, cessez d'insinuer ! Vous pensez que votre pouvoir vous protègera d'un coup de sabre ?
Tsvao se leva de toute sa hauteur devant le Lamantin. Il le dépassait de deux têtes. Sa main droite serrait la garde de son sabre. Sa colère contenue mêlée d'incompréhension était sur le point d'exploser. Il sentait qu'Erena n'était pas loin, elle non plus, de se lever pour briser le dos du vieillard. De quel droit perçait-il des secrets qui n'étaient pas les siens, de quel droit parlait-il ainsi d'eux et de leur vie ?
- Tuez moi, si vous voulez. Je ne me défendrai pas, j'en ai assez de combattre, poursuivit le Lamantin en souriant. Mais il ne sera pas dit que j'interfèrerai avec votre destinée. Je ne vous ai pas amené ici pour vous donner des réponses. Je désirais juste soigner votre ami du mal noir qui le ronge. Sa volonté est mise à l'épreuve chaque jour par ce mal. Je lui laisse le choix aujourd'hui, pour qu'il ait toujours la possibilité de faire des choix.
Tsvao jeta un regard à son ami, sans comprendre. Eagal ne lui avait jamais parlé d'un tel mal. Il s'était plaint de douleurs, d'effets secondaires de la magie démoniaque, mais jamais d'atteintes à sa liberté ni à ses facultés de raisonnement.
Calmé, il retira la main de son arme. Son code de l'honneur lui interdisait de frapper un vieillard, même un vieux fou arrogant et provocateur.
- C'est l'effet bien connu de la magie de Kai tan, rétorqua Eagal avec un énervement inhabituel. La corruption démoniaque atteint le corps et l'âme.
Le Lamantin acquiesça.
- Baignez vous, Eagal Sobresud. Gardez vous la possibilité de choisir, quand le moment sera venu. Mais que suis-je pour vous y forcer ? Ce n'est qu'un autre choix, que celui d'avoir le choix.
- Choisir quoi, vieillard ?, répondit Eagal d'une voix rauque.
- Que suis-je pour déranger les constellations du temps qui passe ?
- Eagal ? Je ne te suivrai pas là dedans.
Le mage lui jeta un regard d'incompréhension.
- Ce piège est gros comme une montagne, reprit Tsvao. Rappelle toi de la succube dans ta caverne. Qu'est-ce qui te prend ?
Eagal semblait attendre. Il avait baissé les yeux, il réfléchissait. Tsvao priait Shay'la – si il avait jamais cru à l'existence de la déesse – pour que le mage change d'avis.
- à quoi ressemble ton maître ?
Namie réfléchit un instant, les sourcils froncés.
- Il est pas comme vous, il est beaucoup plus grand. Très grand, très gros, et très gentil. Mais il n'aime pas trop les magiciens.
- Et pourquoi tu tiens absolument à ce qu'on le rencontre alors ? Interrompit Tsvao. Mon ami est magicien, comme tu l'as compris...
- La petite fille éclata de rire, un rire qui sonnait comme un grelot.
Mais il n'est pas méchant ! On est ses enfants. Vous aussi. Il va pas faire de mal à ses enfants.
Tsvao perdait patience. Un piège cousu de fil blanc... Même sans avoir de sens magique, le jeune homme voyait parfaitement que l'allée était une illusion construite de toutes pièces. La description de Namie ajoutait encore à l'énervement du jeune homme. Ça n'avait aucun sens... Ce mage n'était-il pas humain ? Cachait-il sa forme derrière une autre apparence ? Tsvao avait rencontré plusieurs mages dans sa courte vie. Ils étaient tous attachés à un style, qu'ils voulaient original, voire unique. Leur apparence, leurs demeures, leurs serviteurs... Tout cela contribuait à une œuvre unique et complexe. Ils faisaient de leur personne et de leur vie une œuvre d'art.
Cette allée de pierres blanches au milieu de nulle part, cette illusion si choquante, aberrante et pourtant si réelle, portait la signature d'un mage puissant et orgueilleux.
- Suivez moi ou non, j'y vais.
La phrase laconique d'Eagal tomba comme une chappe de plomb sur le petit groupe. Tsvao jeta un regard de détresse à Erena, qui semblait, elle aussi, réfléchir.
Mais quel intérêt ? Déjà, tu me suis dans ce voyage insensé, et maintenant, tu t'engages là dedans ? Qu'est ce que tu espères ?
Tsvao s'interrompit, et posa une main ferme sur l'épaule d'Eagal.
- Je veux pas de ta mort sur la conscience, vieux frère.
Le mage se retourna vers son ami, grave et décidé.
- Je veux des réponses.
En silence, sous le regard bienveillant de Namie, sourd aux remarques de ses compagnons, Eagal s'engagea dans l'allée. Tsvao restait résolument devant l'allée. Il était exaspéré de voir son ami, peut-être envouté par un sortilège, se jeter dans la gueule du loup. Erena, avec un haussement d'épaules, suivit son maître. Le pacte démoniaque l'y obligeait.
Jeïel s'engagea à leur suite. Elle n'avait rien à perdre. Un autre mage était un espoir pour elle de retrouver la mémoire, supposait Tsvao. L'instinct protecteur, exacerbé par le sanctuaire, étranglait le jeune homme. Il aurait voulu, au fond de lui, qu'au moins elle reste à l'extérieur. La jungle était moins dangereuse pour une combattante expérimentée que la demeure d'un mage.
Résigné, déjà blessé par les effets du sanctuaire alors que la jeune fille s'éloignait, il suivit le groupe. .
- Vous faites bien, commenta Namie. Vous pourrez vous reposer un peu, chez mon maître. Vous verrez, il fait plein de cadeaux.
Jeïel, restée silencieuse jusque là, interrompit les commentaires de la petite fille.
- Tu as l'air de savoir beaucoup de choses sur les gens.
Namie regarda son interlocutrice, sans comprendre.
- Tu vois... leur âme ?
- Oui. Je vois si c'est noir, et je peux nettoyer. Toi, ça va... Enfin, c'est normal, quoi. Un mélange de gris, de noir, de blanc. Ça servirait à rien de changer.
- Ça veut dire quoi « noir » ou « blanc » ? ça vient de quoi ? interrompit Tsvao
La petite fille se retourna vers lui, et lui jeta un regard étonné.
- Ben t'es bête ! Quand c'est noir c'est pas bien, quand c'est blanc c'est que c'est propre. Comme ces dalles, là.
Pour appuyer sa réponse, la jeune fille frappa du pied sur le sol immaculé. Tsvao se prit à sourire. Namie lui rappelait les quelques années qu'il avait passées en tant que garde du corps auprès de cette jeune princesse d'Akhyat. Elle avait la même naïveté hautaine, le même esprit à la fois innocent et provocant qu'ont tous les enfants. Même si c'était un esprit...
- Nous aurons des réponses lorsque nous rencontrerons ce fameux Lamantin, conclut Eagal d'une voix calme.
- Il sait mieux expliquer que moi, assura Namie, visiblement reconnaissante de la compréhension du mage.
Alors qu'ils s'avançaient sur l'allée, le silence fut brisé par une musique aux notes appuyées et lugubres. Une rumeur, un choeur de pleurs et de cris qui retentissait dans la jungle, faisait fuir les oiseaux et les animaux. Tsvao se laissa entraîner par cet air triste et déchirant, d'une beauté brute, primitive. Il inspirait des forêts luxuriantes, des océans à perte de vue, débarrassés de toute activité humaine. Des lions et des loups affamés chassant leurs proies, déchirant leur chair sous l'oeil des corbeaux charognards. La nature dans sa sauvagerie, sa brutalité, et ses merveilles.
Tous les voyageurs semblaient aussi captivés et envoutés que le jeune homme. Près de la mer, qui s'étendait à présent devant eux, une plage de sable blanc marquait la fin de l'allée. Un vieil homme en haillons, assis devant les eaux, semblait contempler l'horizon.
Namie fit signe aux voyageurs de l'attendre, et alla dire quelques mots au vieillard. La musique s'arrêta lorsqu'il se leva et claudiqua vers eux, une flute de pan à la main. Il était presque nu, à peine couvert par des lambeaux de tissu déchirés. Il s'appuyait sur une canne de bois noueux, et des algues séchées parsemaient ses cheveux blancs hirsutes.
Arrivant devant eux, le vieil homme éclata d'un rire aigu et enroué, frappant son genou du plat de sa main droite. Tsvao haussa les sourcils. C'était la dernière chose qu'il attendait de leur hôte, qui semblait si vénérable et puissant.
- Vous êtes drôles ! Regardez vous, si sérieux, effrayés, peut-être ? Inquiets ? Riez, mes amis, Riez !
Eagal esquissa un sourire forcé. Une gêne s'installait lentement mais surement sur la plage, alors que Namie suivait son maître dans un rire cristallin. Cela dura plusieurs longues secondes, pendant lesquelles Tsvao priait que ce fou ne soit qu'un autre serviteur.
- C'est moi, c'est moi le grand lamantin, reprit-il, enjoué.
Crachant presque en riant, il donna une grande tape dans le dos d'Eagal, faisant frémir les lèvres d'Erena. La succube était sur ses gardes. Son visage restait froid et sans expression, mais Tsvao pouvait ressentir sa tension. Il la connaissait suffisamment pour savoir que ses griffes étaient prêtes à déchirer le vieillard s'il esquissait ne serait-ce qu'un geste agressif envers Eagal.
- Alors, on fait des pactes avec le diable ? On se paie une jolie fille de sa Majesté ? Pas mal, Pas mal !
Eagal jeta un regard noir à celui qui semblait bel et bien être le Grand Lamantin
- « Sa Majesté ? »
Le vieillard rit de plus belle. Ce n'était pas un rire moqueur, mais un véritable rire, franc et amusé.
- Sa Majesté Kaï Tan ! Il veut qu'on l'appelle comme ça, si ça lui fait plaisir... Ce bon vieux seigneur des enfers. L'enfant gâté qui s'est révolté contre son papa – pas comme sa sœur.
Eagal resta silencieux, mais le grand lamantin semblait parfaitement s'accommoder d'un monologue.
- Ah, les enfants... ajouta-t-il avec une voix empreinte de tendresse. C'est tant d'ennuis, vous savez... J'aimerais pas être à la place du père !
Riant seul d'une plaisanterie qu'il était seul à comprendre, le Grand Lamantin les entraîna vers la plage. Rompant le silence du groupe de voyageur, Eagal parla le premier.
- Qui êtes vous ? Ou plutôt, qu'êtes vous ? Un mage ? Un esprit ? Autre chose ?
- Si sérieux... répondit le grand lamantin d'une voix lointaine. Je suis... Le Grand Lamantin. Ou vous pouvez m'appeler Job. J'aime bien qu'on m'appelle Job. Quant à ce que je suis....
Il marqua une pause, comme pour réfléchir.
- Je suis un mage. Après tout, ce sont bien les mages qui font des miracles, qui déforment la réalité, qui font pousser des arbres ?
Eagal fronça les sourcils.
- Je fais pousser des arbres, poursuivit-il. J'aime bien, ça occupe mes journées. Et des algues aussi. Si un vieillard qui fait pousser des arbres et des algues est un mage, alors je suis un mage.
Malgré son peu d'expérience en la matière, Tsvao avait entendu des définitions plus rigoureuses de la magie. Auprès de lui, Erena semblait fulminer. La remarque goguenarde du vieil homme à son égard semblait l'avoir mise en fureur. Elle n'aimait pas qu'on parle d'elle comme d'un serviteur, et encore moins avec cette légèreté. Tsvao sentait qu'il n'y avait que sa noblesse de rang pour la retenir de tuer l'impertinent.
- Je n'ai pas voulu vous offenser, ma petite, reprit Job comme s'il avait lu l'esprit d'Erena. Je connais la fierté des démons. Je la connais trop bien. Tranquillisez vous, il n'y a aucun danger pour vous ici. Asseyez vous, s'il vous plaît.
Joignant le geste à la parole, le vieillard s'accroupit sur le sable. Ses bras étaient couverts de taches brunes, au point qu'on l'aurait pensé lépreux. Son regard fuyait parfois vers la mer. Lorsqu'il cessait de rire, il apparaissait plus faible que jamais.
Eagal, s'assit devant le Lamantin, suivi de Tsvao et Jeïel. Erena restait debout, jetant à l'homme un regard de défi, ce qui eut le don de provoquer un nouvel éclat de rire de l'intéressé.
- Vous m'intéressez, vous avec la robe noire. Vous faites un peu de magie, non ? Vous en connaissez les.... conséquences ?
Eagal fit oui de la tête, comme un enfant grondé. Tsvao n'avait jamais vu son ami réagir ainsi. Il l'avait connu beaucoup plus fier et sûr de soi.
- Votre corps va mal ! Comme le mien, mais moi, j'ai de l'âge ! J'ai des excuses. Vous, vous êtes jeune.
Le vieil homme jaugea Eagal du regard, et désigna l'eau du doigt.
- Baignez vous dans la mer, mage noir ! Vous vous sentirez mieux.
Eagal se tourna vers l'eau turquoise et scintillante.
- Et vous, jeune homme ! Oui, vous, derrière ! Vous n'êtes pas magicien. Mais vous êtes pris de magie. Il y a de la magie autour de votre corps. Attention, elle pourrait vous manger, ajouta-t-il dans un gloussement.
Tsvao se retourna vers le vieillard qui s'était approché de lui. Son regard perçant lui donnait l'effet désagréable de ne rien pouvoir lui cacher – ce qui semblait être une réalité. Instinctivement, la main de Tsvao caressait la poignée de son sabre.
- Qui ? La magie ?
- Mais oui, la magie ! Qui d'autre ? Qui craignez vous, jeune homme ? Personne, je le vois bien. Vous êtes une noble personne. Personne à part... Les cauchemars ? Les fantasmes d'une vie passée ? L'image réelle d'une cage surnaturelle ! Comme un loup qui se débat dans un enclos d'acier... Il se blesse, il finit par céder, mais il revient à la charge, le museau contre la paroi ! Vous êtes libre, ici, louveteau ! Libre du sang poisseux qui couvre le sol de votre chambre... Libre de vos bibelots empoussiérés souillés par des bigots !
Un nouvel éclat de rire ponctua la tirade du Lamantin, qui laissa Tsvao scandalisé et pris d'une colère qu'il avait peine à contenir. Son passé... Il connaissait son passé. Il connaissait ses peurs... Le jeune homme s'accrocha quelques instants à l'espoir qu'il ne s'agissait que d'un vieux fou bénéficiant d'une coïncidence et d'une interprétation extensive de son esprit.
- Deux jeunes filles... Bien proches, je dois dire ! Prenez l'apparence de madame, cher démon, et vous complèterez votre ressemblance ! Comme les deux faces d'une même pièce... Mais vous, vous ne le savez pas, n'est-ce pas ? C'est là tout le génie ! C'est là toute l'ironie... Vous ne vous... souvenez pas ? Sœurs, sœurs ennemies, sœurs de sang et sœurs d'espoir, sœurs dans l'horreur et dans la peur, sœurs de bonheur et de malheur
Jeïel et Erena regardaient le Lamantin, pris d'un fou-rire incontrôlable, sans comprendre, bouche bée. Les élucubrations du vieux mage devenaient gênantes, voire offensantes.
- C'est drôle, l'amour, reprit-il. C'est la volonté morte ! C'est la volonté éteinte, mais c'est la volonté qui renaît de la mort de la volonté ! Vous voyez ce que je veux dire, monsieur Tsvao, n'est-ce pas ?
Assez, répondit le jeune homme, exaspéré. Parlez clairement, cessez d'insinuer ! Vous pensez que votre pouvoir vous protègera d'un coup de sabre ?
Tsvao se leva de toute sa hauteur devant le Lamantin. Il le dépassait de deux têtes. Sa main droite serrait la garde de son sabre. Sa colère contenue mêlée d'incompréhension était sur le point d'exploser. Il sentait qu'Erena n'était pas loin, elle non plus, de se lever pour briser le dos du vieillard. De quel droit perçait-il des secrets qui n'étaient pas les siens, de quel droit parlait-il ainsi d'eux et de leur vie ?
- Tuez moi, si vous voulez. Je ne me défendrai pas, j'en ai assez de combattre, poursuivit le Lamantin en souriant. Mais il ne sera pas dit que j'interfèrerai avec votre destinée. Je ne vous ai pas amené ici pour vous donner des réponses. Je désirais juste soigner votre ami du mal noir qui le ronge. Sa volonté est mise à l'épreuve chaque jour par ce mal. Je lui laisse le choix aujourd'hui, pour qu'il ait toujours la possibilité de faire des choix.
Tsvao jeta un regard à son ami, sans comprendre. Eagal ne lui avait jamais parlé d'un tel mal. Il s'était plaint de douleurs, d'effets secondaires de la magie démoniaque, mais jamais d'atteintes à sa liberté ni à ses facultés de raisonnement.
Calmé, il retira la main de son arme. Son code de l'honneur lui interdisait de frapper un vieillard, même un vieux fou arrogant et provocateur.
- C'est l'effet bien connu de la magie de Kai tan, rétorqua Eagal avec un énervement inhabituel. La corruption démoniaque atteint le corps et l'âme.
Le Lamantin acquiesça.
- Baignez vous, Eagal Sobresud. Gardez vous la possibilité de choisir, quand le moment sera venu. Mais que suis-je pour vous y forcer ? Ce n'est qu'un autre choix, que celui d'avoir le choix.
- Choisir quoi, vieillard ?, répondit Eagal d'une voix rauque.
- Que suis-je pour déranger les constellations du temps qui passe ?
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