<h1>Noelfic</h1>

Nouvelles et Epanchements


Par : lls

Genre : Nawak

Status : C'est compliqué

Note :


Chapitre 4

Lyra Mattin

Publié le 03/09/12 à 19:16:23 par lls

Journal d’Apogée numéro 117 : Lyra Mattin, 21 ans.

Notes de rencontre :

Date : 17 janvier 2017 pour la première Transe. (Note : C’était ma 3979 ème Transe.)

Description physique à la rencontre : 168 cm, 55 kg. IMC de 19.48. (Note : Pas mal.)
Blonde, cheveux longs, bonnet C. (Note : Pas mal.)

Description psychologique à la rencontre : paniquée, terrifiée, hystérique. Pas peur de moi, elle m’a suivi pour la phase 1 du Protocole. (Note : Comme 87% des Invités.)

Relations : Lyra a tout pour me plaire. Mais j’ai réalisé ça très tôt, pour prendre les mesures nécessaires. (Note : Ça ne nous a jamais mis en danger.)

Détails : (Note : Écrit le 17 janvier 2017 sur Nemesis, retranscrit de mémoire quasiment mot pour mot le 18, sur Terre.)

J’ai rencontré Lyra Mattin la nuit du 17 janvier 2017. Par chance pour elle, les Transes à cette période étaient relativement calmes. Souvent des Rampants, quelque fois des Sauteurs. Rien de bien méchant. J’ai entendu ses cris alors que je longeais la rue B12 en direction du Centre. J’avais besoin de matériel médical pour rendre ma vingt-et-unième planque (située à l’embranchement 6F appartement 335) complètement viable et habitable. Le supermarché de B12 pouvait me fournir ce dont j’avais besoin, étant donné que je l’avais pillé seulement trois fois.

Ses hurlements ne m’ont pas fait accélérer, mais j’ai changé de direction pour aller l’aider. Elle avait été visiblement matérialisée dans une boutique d’informatique en ruine. Et elle n’était certainement pas seule, vus les gémissements hystériques que j’entendais. J’ai serré les dents, conscient que la rue s’animait peu à peu autour de moi, les Rampants étant attirés par le bruit.

Avançant avec précaution, j’ai finalement poussé la porte branlante du magasin, et l’ai découverte réfugiée en hauteur, couchée sur un casier défoncé. On était en hiver et elle portait un pyjama assez chaud, mais certainement pas suffisant pour rester dehors trop longtemps. J’ai tué le Rampant qui essayait maladroitement de l’atteindre d’une flèche précise dans la nuque.

Elle m’a regardé à travers ses larmes, et je n’ai lu que la peur dans ses yeux. Je lui ai ordonné sèchement de se taire si elle voulait vivre, et elle a plaqué ses mains sur sa bouche, tentant de refouler sa terreur à grand-peine. On n’avait pas beaucoup de temps, et j’ai tendu une main vers elle pour la faire descendre. M’accorder sa confiance était une des nombreuses choses qu’elle devrait faire pour ne pas mourir. Heureusement, elle a pris sa première bonne décision cette nuit-là.

Lyra a attrapé timidement ma main, et je l’ai tirée à moi avec hâte. Ses jambes tremblaient, et on a fait quelque pas hésitants en direction de la sortie. Elle sanglotait doucement et ne criait plus, mais c’était déjà trop tard. Des dizaines de monstres rouges s’extirpaient lentement des voitures éventrées et des failles béantes pour nous dévorer. Une main dans la sienne et une autre sur mon arbalète, j’ai éliminé les quelques menaces les plus proches tandis qu’on sortait.

Lyra n’avait jamais connu que la gravité de la Terre et avançait difficilement sur les trottoirs de Nemesis. Je savais que si je la portais, on était morts tous les deux. Alors je tirais impatiemment sur sa main, couvrant nos arrières du mieux possible. On a fini par les semer, mais j’ai décidé de faire un détour pour préserver la sécurité de ma planque numéro 21. Elle a essayé de parler, et je lui ai sèchement répété de se taire : faire du bruit n’importe où dans cette ville était un acte purement suicidaire. Elle a obéi, mais n’a pas relâché ma main.

J’ai tourné environ une heure avant d’être complètement rassuré. On a récupéré la rue B12 en amont, pas loin de l’embranchement 6G. Lyra était épuisée et en nage, mais on a continué à marcher à la même vitesse. Avant d’ouvrir la porte, j’ai vérifié sur mon téléphone que le bâtiment était désert. Il s’est mis à vibrer alors qu’on pénétrait dans le hall, m’assurant que la caméra fonctionnait parfaitement.

La fille a quitté ma main après que j’ai fermé et verrouillé la porte de l’appartement 335. Elle a mis le plus de distance entre nous deux, et s’est assise contre un mur avant de se mettre à pleurer. Mais elle était en vie, et en sécurité. J’ai attendu qu’elle n’ait plus aucune larme à donner, avant d’appliquer la deuxième partie du Protocole : le contact.

Je me suis approché rapidement et l’ai serrée dans mes bras, comme je l’ai appris. Elle n’a pas eu le temps d’avoir peur de moi, pas le temps de crier ou de me repousser. Elle a juste laissé échapper un hoquet de surprise alors que mon corps se collait au sien. Je l’ai rassurée en chuchotant au creux de son oreille. Bien que toujours livide, elle s’est peu à peu détendue, et s’est allongée sur le dos. Elle tremblait encore, alors je lui ai donné une couverture chaude.

Lyra m’a finalement demandé de l’eau, mais j’ai refusé, comme je le fais toujours depuis le journal numéro 58. Je devais attendre que le choc passe pour lui donner quoi que ce soit à boire ou à manger. Elle n’a rien dit, et a juste attendu que je finisse de faire cuire le riz. Je me suis assis près d’elle, j’ai examiné ses yeux sans la toucher, et lui ai tendu un bol et un verre. Elle a naturellement bu d’un trait, et m’a redemandé de l’eau.

Elle était affamée et n’a rien dit pendant plusieurs minutes. Puis elle m’a demandé si elle rêvait. Où on était. Qui j’étais. Quelles étaient ces choses dehors. Je n’ai pas répondu. Je voulais éviter de lui couper l’appétit. Troisième partie du Protocole : L’explication.

Quand elle a posé son bol, je me suis lancé. J’ai commencé par lui demander plusieurs fois de ne pas m’interrompre, jusqu’à ce que son « oui » me satisfasse. Je me suis ensuite assuré qu’elle m’écoutait attentivement. Elle paraissait agacée par mon attitude, et c’était parfait. Je voulais absolument que mes explications entrent dans sa tête pour ne jamais en sortir. Je me suis mis à parler.

Je m’appelle Apogée, et je suis un garçon de 24 ans normal. Je veux dire que comme les autres, je vais au cinéma avec des amis, je prends le métro pour aller en cours, et j’aime me prélasser sur une plage au soleil. Mais voilà, au cours de ma treizième année, j’ai fait un cauchemar d’une intensité poignante. Et depuis ce jour, tous les soirs à 22H00, je meurs. J’entends par là que mon cœur s’arrête et que mon cerveau s’éteint. Peu importe l’endroit, que ça soit dans mon lit, à table, en plein amphi de droit. Et je retombe dans ce cauchemar pendant sept longues heures. Tous les matins à 5H00, mon corps reprend vie là où il est resté sur Terre, là où quelqu’un l’a porté. Mon cerveau redémarre, mon cœur se remet à battre. La température de mon organisme remonte instantanément, et je me sens reposé comme si j’avais passé une nuit normale. Mais ça n’est pas le cas. Car tous les soirs entre 22H00 et 5H00, pendant ma mort, je vis. Je vis dans une immense cité hostile que j’ai baptisée Nemesis. Je me suis rapidement rendu compte que mon intégrité physique était liée entre les deux mondes. Une blessure sur Terre se répercute sur Nemesis. Et inversement, lorsque je renais sur Terre, mon corps s’actualise : les dégâts qu’il a subis apparaissent… comme par magie. Et ils sont nombreux. Car fouler le sol de Nemesis n’est vraiment pas une partie de plaisir. La gravité y est plus importante que dans mon monde, et le moindre effort demande infiniment plus d’énergie. Ne pas boire pendant trois heures signifie la mort. Ne pas manger pendant quatre me donne des vertiges. Et les monstres qui peuplent cet endroit glauque ne facilitent pas la quête de vivres. Mais j’ai survécu pendant près de onze ans. Onze longues années. J’ai arrêté de me demander comment j’ai fait pour ne pas commettre la moindre erreur, comment j’ai fait pour m’attarder sur le moindre détail qui a sauvé ma vie. J’ai appris. J’ai opéré méticuleusement, comme une machine. J’ai accepté chaque contrainte froidement, je les ai tournées à mon avantage, et j’ai vaincu au moins jusqu’à présent.

Je ne suis pas seul. Régulièrement, de nouveaux venus apparaissent à Nemesis. Je les ai appelés les Invités. Ils font leur première Transe, et jusqu’à ce qu’ils meurent, ils obéiront aux mêmes règles immondes que moi. C’est-à-dire qu’entre 22H00 et 5H00 toutes les nuits de leurs vies, ils devront défendre leur peau.

Lyra a fondu en larmes quand j’en suis arrivé là. Je me suis arrêté, voulant absolument qu’elle écoute mes paroles. Elle s’est allongée à nouveau, me tournant le dos. Ses pleurs se sont transformés en sanglots après de longues minutes, et elle m’a juste demandé pourquoi.

Pourquoi ça ? J’ai simplement répondu qu’il m’avait fallu trois ans avant d’arrêter d’y penser. J’ai eu le temps de cogiter sur les raisons d’une telle atrocité en apparence si méticuleusement ficelée, et je lui ai confié quelques-unes de mes hypothèses, laissant à son imagination le soin d’inventer les autres. Une technologie humaine très avancée et secrète ? Une race extraterrestre sadique qui aurait le pouvoir de nous contraindre de la sorte ? Une punition divine ? Ou alors simplement le fait qu’on soit tous fous, les Invités et moi, à délirer quelque part dans un asile terrien.

J’ai redemandé son attention, et elle s’est redressée péniblement pour affronter la terrible vérité. J’ai attendu quelques minutes que sa respiration se calme pour reprendre.

Naturellement, j’ai rapidement rencontré certains Invités. Pas tous, hélas. Certains sont morts dès leur première Transe, apparaissant loin de là où je me trouvais. D’autres habitaient loin de la France sur Terre, et leur passage à Némésis était décalé du mien. Je pouvais vivre le paradis devant un film dans mon salon pendant qu’ils se faisaient réduire en miettes par des Rampants affamés. Entre les centaines d’heures que j’ai passées à parcourir cette ville, les multiples ruelles explorées, les centaines d’appartements visités pendant toutes ces années, je n’ai relevé aucun signe distinctif pouvant m’indiquer la survie prolongée d’un Invité. De plus, je n’en ai jamais croisé deux en même temps. J’ai toujours dû attendre la mort d’un individu pour en rencontrer un autre. Une règle obscure du système, j’imagine. Le fait que je sois moi-même encore en vie et qu’ils apparaissent tout de même autour de moi m’a conduit à penser que je n’étais pas comme eux, que je n’étais et ne suis pas un Invité classique.

Et tandis que je survivais, que j’appréhendais peu à peu cet environnement mortel, j’ai commencé à vouloir les aider. Je parle de ceux qui partageaient mes horaires, maîtrisaient ma langue, et qui avaient la chance de me rencontrer promptement à leur première Transe. J’ai dit à Lyra que comme je venais de le faire avec elle, je les emmenais en sécurité dans l’une des nombreuses cachettes que je créais au fil du temps. Qu’une fois au calme, j’essayais de leur expliquer. Que mes qualités d’orateur laissaient à désirer au début. Je voulais tout expliquer trop vite, sans savoir par où commencer. Nombre d’entre eux ne m’ont pas fait confiance, et ont échappé à ma vigilance pour courir à une mort certaine. J’ai vite réalisé que tous les Invités que je secourais mouraient systématiquement parce qu’ils me désobéissaient. Et j’ai dit à Lyra Mattin que c’était encore vrai ce jour-là. Que parmi les cent seize autres avant elle, à un moment où un autre, ceux qui avaient été tués ne m’avaient pas écouté.

J’ai appliqué la quatrième partie de mon Protocole : mes chiffres. Mes statistiques. Mes études. Je lui ai dit que vingt-quatre de mes précédents Invités, et j’entends par là, ceux que j’avais pris sous mon aile, étaient morts car ils l’avaient désiré. Suicide. À Némésis, sur Terre, peu importe. Au bout de quelques jours, après quelques semaines pour certains. J’ai ajouté que la cause de la mort de treize autres m’était inconnue, bien que je susse qu’ils avaient perdu la vie sur Terre. Intentionnellement, ou pas. Tué pendant un braquage qui tourne mal ? Overdose ? Noyade ? J’étais en tout cas certain que Nemesis n’avait rien à voir là-dedans.

Et enfin, j’ai parlé des soixante-dix-neuf autres. Ceux qui avaient été tués ici. Je lui ai dit que tous, sans exception, sans aucune exception, tous étaient morts car ils ne m’avaient pas obéi. J’ai insisté lourdement, pour être bien sûr qu’elle comprenne. Qu’elle comprenne quoi ? Que suivre la moindre de mes demandes était sa plus grande chance de survie dans cette ville maudite. Puis j’ai lâché le dernier chiffre. Je lui ai dit que son espérance de vie, référencée par rapport à ses prédécesseurs, avoisinait les onze jours. Elle s’est immédiatement penchée pour vomir dans la bassine que j’avais poussée vers elle. Ils le font tous, depuis le journal numéro quarante-trois.

Tant pis pour le matériel médical nécessaire à ma planque 21. Il attendrait une prochaine Transe qui me matérialiserait dans cette zone. Pour l’heure, je devais commencer à la préparer. Et le temps passait bien trop vite. Elle était épuisée par le choc et par la gravité, mais elle semblait à l’écoute. Elle n’a pas quitté mon regard, et j’ai eu la nette impression qu’elle voulait vivre. Je l’ai prévenue qu’une masse d’informations allait suivre, et qu’elle devrait tout retenir par cœur. Penser à tout et n’oublier aucun détail est une condition sinequanone de survie à Nemesis. Elle n’a rien dit. Elle a juste ramené ses genoux sous son menton, et les a enlacés avec ses bras. J’ai commencé en lui parlant des Règles.

Règle numéro 1 : Etre couchée dans son lit à 21h30 tous les soirs en étant habillée comme pour sortir, en fonction de la saison en cours. La Transe conserve les vêtements portés juste avant la mort temporaire sur Terre. Et on ne peut décemment pas porter de pyjama pour affronter l’enfer. Lyra a acquiescé lentement.

Règle numéro 2 : Les Invités ayant le même créneau horaire se matérialisent ensemble au hasard dans Nemesis, bien qu’après 3979 Transes, j’ai établi 54 points d’arrivées différents. Ce qui signifie que jusqu’à la mort de l’un d’entre nous, Lyra et moi allions apparaître ensemble dans ce cauchemar. Elle a poussé ce qui me semblait être un soupir de soulagement, et a serré un peu plus ses jambes contre elle.

Règle numéro 3 : Prendre connaissance de mes écrits. Apprendre par cœur la carte que j’ai dressée de la ville. Lire toutes mes études des différents monstres errant dans la cité. La période de leur apparition, leurs points faibles, leurs points forts, l’attitude à adopter pour les tuer, ou au moins pour leur survivre. J’ai demandé à Lyra un moyen de la contacter en France, pour lui envoyer mes notes retranscrites. J’ai insisté pour que les prochains jours, elle se fasse porter malade, reste chez elle, et potasse à longueur de journée tout ce que j’ai écrit. Elle a accepté, mais j’ai mis l’accent sur le fait que beaucoup d’Invités avaient perdu la vie à leur deuxième ou troisième Transe, par manque de préparation.

Règle numéro 4 : Avoir une condition physique la meilleure possible. Pas de problème de poids, pas de blessures. Je lui ai dit sans aucune arrière-pensée machiste qu’elle devrait être capable de courir comme un homme dans Nemesis. Ce qui signifiait couper ses cheveux, et bloquer sa poitrine avec des bandes de tissus très serrées. J’ai ajouté que quand elle aurait suffisamment appris de mes écrits, elle pourrait commencer à s’entretenir physiquement sur Terre. Footing, musculation, tir à l’arc, armes à feu. Elle m’a alors demandé d’une petite voix comment faire tout ça sans attirer l’attention. C’était l’objet de ma Règle suivante.

Règle numéro 5 : Prévenir ses parents. Lyra a laissé échapper un sanglot, et je lui ai intimé l’ordre de ne surtout pas leur en parler le lendemain. Ils la prendraient pour une folle. Même la blesser légèrement ou lui couper les cheveux sur Nemesis ne leur prouverait rien du tout, à part que leur fille est somnambule et se mutile pendant la nuit. Non, ce qu’elle devait faire, c’était jouer la comédie toute la journée, et leur demander de venir dans sa chambre près d’elle, le soir à 21H50. De leur expliquer en quelques minutes qu’ils ne devraient pas s’inquiéter. Du mieux possible. De leur dire qu’ils devraient attendre 5H00 avant de la pleurer. De les rendre témoins de sa mort et de sa renaissance, avant de tout leur dire. Mon Invitée a pris sa tête entre ses mains et a essayé de respirer profondément.

Règle numéro 6 : Pas de rencontres physiques sur Terre. Pas de bavardages autour d’un café. Pas de cinéma ensemble. Pas de sentiments entre nous. Nos seuls contacts auraient à voir avec notre survie dans Nemesis par téléphone, mails, lettres.

Règle finale : Toujours m’écouter. Faire ce que je dis, quand je le dis. Sans exception.

J’ai mis près d’une heure pour lui faire comprendre ça. Elle acquiesçait déjà au début, mais je voulais absolument instaurer la peur de la désobéissance dans son esprit. J’ai sorti le journal numéro soixante-deux pour lui montrer. Niki Patrick. C’était une femme de trente-et-un an, morte après douze Transes, le 14 Mai 2015. On était apparu à dix mètres l’un de l’autre, dans la rue C8. Ce lieu de matérialisation était une aubaine, car très proche de deux planques très sécurisées. Seulement, nous étions en présence d’un Rôdeur. Il avançait déjà vers nous de sa démarche pesante, colosse de près de deux mètres cinquante de haut. Dès que je l’ai vu, je n’ai pas bougé. J’ai discrètement fait comprendre à Niki d’en faire autant. Elle le savait déjà car elle avait étudié mes notes, mais c’était la première fois qu’elle en voyait un.

Les Rôdeurs sont des géants très lents et aveugles. Leur peau purulente tombe en poussière derrière eux au fur et à mesure de leurs pas, jusqu’à ce qu’il ne reste rien d’eux. À part patienter, il n’y a pratiquement aucun autre moyen de s’en débarrasser. Le tout, c’est de ne pas bouger, et d’attendre qu’ils passent en serrant les dents. Ils deviennent extrêmement rapides dès qu’ils détectent un mouvement, et s’acharnent à transformer sa source en miettes, déployant une énergie et une force brute impressionnantes.

Il m’est plusieurs fois arrivé de rester une heure ou deux sans bouger, alors qu’un de ces monstres s’approchait, passait à un mètre de moi, et disparaissait au coin d’une rue. C’était très difficile au début, car l’immobilité dans Nemesis fatigue énormément à cause de la gravité. La soif est un problème aussi, dans ce genre de situation. Et évidemment, accepter la proximité de ces monstres est un calvaire. L’odeur putride qu’ils dégagent vous prend aux tripes, et vous ne pouvez rien faire, ni vomir, ni hurler, ni même pleurer.

J’ai soufflé plusieurs fois à Niki Patrick de m’imiter. De ne pas bouger. Elle m’a entendu, comme elle m’avait entendu lui répéter inlassablement de m’obéir, lorsqu’elle était à la place actuelle de Lyra Mattin, au chaud dans une planque. Mais elle n’en a rien fait. Elle a perdu ses moyens, s’est mise à courir dans ma direction, et le monstre s’est jeté quasiment instantanément à sa poursuite. Je vois encore son regard implorant à deux mètres de moi, alors que le Rôdeur sectionnait sa nuque d’un coup de griffes. J’ai dû attendre presque trois heures ce jour-là qu’il finisse de la dévorer sous mes yeux. Je ne pouvais pas me retourner, je ne pouvais pas échapper à ce spectacle immonde. Je ne pouvais même pas attraper l’eau dans mon sac. J’ai attendu, j’ai serré les dents en attendant qu’il parte. Alors que la soif commençait à me rendre fou, il s’est finalement détourné, ne laissant de Niki qu’un petit paquet de chair et de cheveux. Journal numéro soixante-deux, classé.

Lyra était sous le choc, les yeux exorbités. Elle a acquiescé quand je lui ai demandé une énième fois si elle était prête à m’obéir au doigt et à l’œil. Je lui ai donc donné mes notes et lui ai dit de commencer à les lire, pendant les quelques heures qu’il nous restait. J’ai moi-même profité de ce moment pour écrire ce journal avec l’ordinateur de la planque numéro 21. Je le conclus ici, et comme pour les cent seize autres avant lui, j’espère de tout mon cœur ne jamais l’ouvrir à nouveau pour y rajouter quelque chose.



Détails : (Note : Écrit le 28 Juin 2018 sur Nemesis, retranscrit de mémoire quasiment mot pour mot le 29 sur Terre.)

Lyra Mattin est décédée dans la nuit du 28 au 29 Juin sur Nemesis, tuée par un Projecteur. Je lui avais dit de rester couchée derrière son couvert, car je savais que le monstre avait un angle parfait pour elle. Mais Lyra a fait une erreur. Une erreur minime, à en juger par son comportement exemplaire jusque-là. Mais une erreur terrible. Un excès de confiance en elle ? Une pointe d’inattention ? Elle s’est relevée malgré mon ordre, à bandé son arc, et a tiré une flèche parfaite dans l’œil de la bête, déchirant son cerveau et le tuant sur le coup. Mais il a quand même eu le temps d’armer et de propulser un de ses stalactites vers elle. Le bloc de cartilage de huit centimètres de diamètre l’a touchée à la poitrine, l’empalant net en la projetant au sol.

Il n’y a eu que deux Invités qui ont vécu à mes côtés plus longtemps que Lyra Mattin.




« Monsieur et Madame Mattin,

Si vous lisez cette lettre, je ne vous apprends pas que votre fille Lyra a perdu la vie dans la nuit du 28 au 29 Juin 2018 à Nemesis. Ce que je peux vous dire, c’est que j’étais la dernière personne près d’elle au moment de sa mort. Je me suis approché de son corps, et j’ai pris ses mains dans les miennes. Elle n’avait pas peur mais elle tremblait, et de grosses larmes dégoulinaient sur ses joues. Elle ne m’a dit qu’une seule chose. Elle m’a demandé qui était la fille en portrait dans chacune de mes planques. À croire qu’elle n’avait jamais osé m’en parler pendant nos 527 Transes ensemble.

Alors qu’elle se vidait de son sang, je lui ai raconté ce que je n’avais jamais dit à personne auparavant, pas même à mes parents. Que cette fille en photo, c’était Rosalyn Beige, mon journal numéro 1. Que notre première Transe à tous les deux avait concordé la même nuit. Qu’on avait découvert l’horreur ensemble, et qu’on avait survécu pendant près de trois ans à Nemesis. Qu’on avait créé nos planques tous les deux. Et qu’elle était le premier et le seul amour de ma vie.

Je pense que Lyra était déjà partie quand je lui ai raconté comment la folie s’était peu à peu emparée de Rosalyn. Comment j’avais été obligé de la tuer de mes propres mains, le 8 août 2009.

Monsieur et Madame Mattin, j’ai énormément pleuré votre fille disparue, mais je suis fier d’elle. Lyra a montré un impressionnant instinct de survie, une force et une concentration phénoménales. C’est grâce aux gens comme elle que je tiens le choc. Que je ne deviens pas fou comme Rosalyn. Que je peux profiter de ma vie sur Terre, mentir à mes amis en leur faisant croire et en me faisant croire par la même occasion que je vais bien. C’est grâce à des gens comme Lyra que j’améliore sans cesse mon Protocole, mes Règles, ma façon de protéger les pauvres âmes perdues dans cet horrible cauchemar. Ça va être très difficile pour moi de recueillir le prochain Invité, après votre fille. Mais grâce à elle et à notre expérience ensemble, il ou elle aura un peu plus de chances de vivre. Vous trouverez joint à cette lettre le journal que j’ai écrit pour Lyra. Il vous semblera peut-être dénué d’affection et empli de constats froids et purement matériels, et je m’en excuse. Je ne peux rien y faire, mais j’espère que vous ne m’en voudrez pas et ne me jugerez pas trop durement pour ne pas avoir réussi à la protéger plus longtemps. J’ai fait ce que je pense être tout mon possible pour la garder en vie, et ça n’a pas suffi. Pouvez-vous deviner ce que vous auriez fait à ma place pendant les douze dernières années ?

Je ne peux imaginer les tourments que vous avez endurés toutes ces nuits, où vous attendiez près de son corps qu’elle se relève et vous réchauffe de son magnifique sourire, à 5H00. Je ne peux imaginer votre détresse lorsqu’hier matin à cette même heure, elle n’a pas bougé. Lorsque vous avez vu le trou béant apparaître au milieu de sa poitrine, les sillons laissés par les larmes sur ses joues. La mort de Lyra a été rapide, presque sans douleur et je crois qu’elle l’avait totalement acceptée. Elle a maintenant son propre portrait près de celui de Rosalyn, dans ma planque numéro 22. Notre planque. Celle qu’on a choisie tous les deux, elle et moi, et qu’on a rendue viable pour protéger de futurs Invités, de futures jeunes filles perdues comme votre Lyra.

Je ne l’oublierai pas. Jamais. Apogée. »


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