Le diable au panama
Par : Warser
Genre : Fantastique , Sentimental
Status : Terminée
Note :
Chapitre 1
Publié le 28/08/12 à 11:34:50 par Warser
coucou
Une nouvelle mélancolicofantasticosentimantale. Ne vous attendez pas à des explosions, des vampires, de la magie. le fantastique restera léger et mis en doute :)
J'ai une douce musique dans les oreilles. Le bruit des vagues... Un lent remous, doux et rythmé. Le sable fin caresse ma jambe. J'ai froid. Mais je m'en fous. En fait, tant mieux si j'ai froid. ça veut dire que la plage est à moi, que personne ne viendra gâcher ma solitude paisible. Une légère bruine effleure ma peau, je frissonne un peu. Le papier de mon carnet se constelle d'étoiles grises. Tant qu'il n'est pas trempé, je reste ici. Le mauvais temps est trop précieux pour ne pas en profiter.
La mine de mon crayon court un moment sur la feuille quadrillée. Des nuages. C'est pratique, les nuages. On peut les dessiner au crayon gris, ils seront plus vrais que nature. J'hésite à esquisser aussi la mer vaguement agitée. Elle est grise, elle aussi. Juste une autre nuance de gris, un gris-bleu. Et puis surtout, l'écume est blanche. Blanche comme du papier.
Je crois qu' il vaut mieux que j'en reste à mes nuages. il y a tellement de beauté, de subtilité, de finesse, dans un nuage. Juste du gaz, du gaz et des gouttes d'eau microscopiques, me disait ma mère. J'avais pas voulu la croire, au début. Je lui avais ri au nez. Des palais divins, de grands châteaux dans le ciel, c'était ça les nuages.
En fait, c'est vraiment du gaz. De la vapeur d'eau, d'ailleurs, pour être précis. Pas grave, c'est joli quand même. Et rien ne m'empêche de dessiner des palais, même si je regarde des nuages. La pluie commence à délaver mon croquis, les couleurs se fondent. La mine de graphite s'arrête dans sa course. Merde, mes nuances de gris. Enfin, tant pis, ça fait un dégradé, c'est tout aussi bien. Mais ça ressemble plus vraiment à des nuages. Bah, de toute façon, Will me dit toujours que je dessine trop de nuages. ça me file le blues, d'après lui. Il a pas tort, je crois. C'est beau, mais c'est triste.
Ca y'est, ma feuille est trempée. Je l'ai un peu cherché... Je ferme mon carnet à dessins, le crayon saute dans ma poche de chemise. J'ai pas d'inspiration, aujourd'hui. En plus, il commence à tomber des hallebardes. Dommage, ça aurait pu être une bonne journée. Je marche lentement vers le chemin, tête baissée. Parce qu'il pleut. On baisse toujours la tête quand il pleut, c'est con mais c'est comme ça. Et puis, j'ai pas envie de laisser vagabonder mon regard sur la lande. Je la vois tous les jours, et elle change jamais. Immense, morne, parsemée de rares buissons rachitiques. Oh, elle est belle. Mais pas très joyeuse. Un peu désespérante, aussi, parfois. Enfin ça c'est seulement en hiver, en été elle se couvre de touristes. Mais c'est pas vraiment mieux.
Je commence à sentir de petits cailloux sous mes pieds, à travers mes chaussures fines. Je peux lever la tête, alors. Enfin, il pleut toujours, mais c'est pas grave. Comme d'habitude, de grands pins dénudés, des buissons d'églantier touffus. Je pourrais presque les dessiner de mémoire, tellement je les ai vus et revus. C'est de vieux potes, ils me lâcheront jamais, même quand je pourrai plus me déplacer pour aller les voir. Ils me protègent de la pluie aussi, un peu. Juste les branches, on a vu mieux comme parapluie, remarque. Bah, le village est juste à coté, tant pis si je me mouille sur le chemin. J'ai pas envie de rentrer chez moi, il me faut une bière. Ou un truc plus fort, un whisky peut être, un whisky avec une belle robe ambrée.
J'entrevois le début de la route goudronnée. Goudronnée, mais impraticable en bagnole. C'est peut être un compromis entre modernité et tradition. Ou alors, des travaux publics ratés, j'en sais rien. Je marche sur les abords. j'aime pas le goudron, ça m'oppresse. Le sable, c'est fin, ça s'immisce partout, dans les godasses, dans les jeans, ça pique, ça gratte, ça fait pleurer les yeux quand y a trop de vent. Mais au moins, ça sent pas le pétrole, et ça me donne pas la nausée quand je marche dessus.
La pluie s'est un peu calmée, elle est fine et légère, caressante. Ca me dérange pas qu'il pleuve comme ça. J'aime la douceur monotone, un peu mélancolique, qui s'en dégage. J'ai du prendre l'habitude, en dix ans. C'est ça, faut prendre l'habitude. De la solitude, de la pluie, de la lande, du pub de Will. Une fois qu'on est plongés dans la routine, ça devient supportable.
De vieilles baraques un peu chic dessinent dans la brume, à quelques mètres de la route. C'est ça le village : un centre ville de cent mètre carrés, et des villas dispersées dans la campagne et sur la lande. J'entrevois le petit bar, une lumière diffuse s'échappe de ses vitres embuées. Will est là, avec son éternel torchon sur l'épaule. Il fait le planton à la porte. Sale journée pour lui aussi, sans doute. L'hiver, le hameau est presque mort, alors si en plus il pleut, les clients n'abondent pas.
Il me sourit. Un grand sourire sincère. Il doit s'emmerder, lui aussi.
- Salut, Danny.
"Salut Danny" Ces deux mots, je les ai entendus des milliers de fois. Pourtant, ça me réchauffe le coeur, toujours. Ca doit être son sourire. Il sourit tout le temps, Will. Même quand n'il a aucune de sourire. Et là, justement, le pub est vide.
- Salut, Will. C'est calme aujourd'hui.
C'est toujours calme. Mais il faut que j'en fasse la remarque. C'est un rituel, on y coupe pas. Ca marche comme ça, depuis dix ans. il m'invite à m'asseoir.
- Je te sers ?
Bière ou Whisky, j'hésite encore un peu. Une bonne pinte de brune c'est une valeur sure. C'est pas trop lourd, et ça guérit le cafard. Mais là, le whisky me tente, j'ai besoin de me brûler la gorge et les boyaux.
La bière suffira pas, même si c'est la brune de Will. Ca doit être le mauvais temps, ou la solitude, j'en sais rien.
- Whisky. De l'écossais.
- Des glaçons?
Il se fout de ma gueule, là. C'est ça le problème avec Will, comme il sourit tout le temps, on voit jamais quand il ironise.
- Par ce temps ? C'est moi qui vais finir en glaçon, ouais.
Will hausse les épaules. Je crois qu'il était sérieux.
- Je reviens.
Il s'éclipse dans l'arrière boutique. Je m'adosse au bois de la chaise, je déboutonne le col e ma chemise.. Il fait chaud, ici, une vraie fournaise.
Will revient, avec deux verres et la bouteille de scotch. Il a peut être besoin de boire un coup, lui aussi. Dehors, il s'est remis à tomber. Une putain d'averse, heureusement que je suis dans le pub.
J'aime bien le bruit du whisky qui coule doucement au fond du verre. Un petit clapotis discret, lointain. Et puis, ça a vraiment une jolie couleur. Un orangé un peu ocre, riche et brillant. J'ai jamais réussi à faire une vraie couleur whisky sur mes toiles. Pas faute d'avoir essayé, c'est frustrant.
On boit notre première gorgée. Sans un mot. D'abord, parce que ça gâcherait le whisky. Ensuite, parce qu'on a rien à se dire. Tous les dimanches, c'est comme ça. Le liquide amer et un peu tiède coule dans ma gorge. Ça me prend aux tripes, j'ai plus l'habitude. J'avais besoin de ça. D'un truc qui me torde bien les boyaux. Dehors, un coup de tonnerre. La pluie s'abat sur les vitres.
Avec les ampoules vacillantes de Will, j'ai l'impression d'être dans un vieux rafiot.
- Sale temps.
J'acquiesce en silence. Deuxième gorgée de whisky, ma gorge me brule un peu.
- Tu sais, il y a marée haute ce soir. Et beaucoup de vent. Tu devrais p'tête rester en ville.
Je le regarde en fronçant les sourcils. Lui, il a retrouvé son sourire. Enfin, peut être qu'il l'avait jamais perdu, j'ai pas fait attention.
- Qu'est ce que tu racontes? La marée m'a jamais fait peur, mon vieux.
Will rigole. C'est pas vrai, en fait. Au début, j'ai eu peur. la première fois qu'on voit les vagues taper juste devant chez soi, on a pas l'air vaillant. Mais maintenant, ça fait dix ans que mon tas de rochers tient bien le coup. Un grain de plus, un grain de moins...
Il hausse les épaules.
- Comme tu veux. Tu manges ici?
- Ouais, ça va me délier la langue. Il est bon ton whisky, mais il tape dur.
Sans même me demander ce que je veux, il se tire à nouveau. Remarque, tant mieux qu'il m'aie pas posé la question. J'aurais pas pu lui répondre...
Will revient avec un feuilleté à la viande chaud. Il me pose le plat sous le nez et se rassied.
- J'avais pas autre chose, aujourd'hui.
- Te justifie pas, Will, j'aime bien les feuilletés.
C'est pas dur à manger, un feuilleté. On peut y aller avec les doigts.
- T'as jamais pensé à retourner à Paris, des fois?
J'avale une bouchée de feuilleté avant de répondre, ça me donnera des forces. La croute est brûlante, un peu grasse. Mes doigts glissent et s'enfoncent. Je mastique un moment la viande. Une sorte de chair à saucisse, à peine parfumée, entourée d'une fine couche de graisse. Comme d'habitude.
- J'suis pas venu ici pour rien, Will. On veut plus de moi à la capitale, mes tableaux valent plus rien.
- Ouais, mais tu pourrais voir des gens. Des gens comme toi, des artistes.
Je me lèche les doigts. Il me reste une moitié de feuilleté.
- Je te vois, toi. Et puis Igor.
- J'suis pas un artiste, répond Will en rigolant.
- Ben si, ils sont bons tes feuilletés. Plus agréables que mes toiles.
Will se rasseoit en face de moi.
- Tu crois pas que ça te remettrait dedans, la capitale?
Un soupir. On a déjà eu cette conversation. Il est gentil, Will. Il voudrait que tout marche du feu de dieu pour moi, comme avant.
- J'suis déjà dehors, cassé, massacré. Tu comprends? J'ai été démoli. Maintenant j'suis juste un artiste raté. J'ai plus la niaque.
- Moi j'aime bien ce que tu fais, répond le barman, un peu rêveur.
Ca aussi, ça me réchauffe le coeur. Même s'il dit ça un peu par politesse, ça peut jamais faire de mal.
Je termine le feuilleté. J'ai le bout des doigts couvertes de morceaux de croute grasse. Il fait chaud, très chaud, le whisky et le repas n'arrange rien. J'ai envie de dormir ici, mais j'peux pas. J'ai pas fermé les fenêtres en sortant. Je me force à me lever, j'ai la tête qui me tourne un peu. Je me sens lourd. Il est bon, le feuilleté de Will, mais il est nourrissant.
- Tu rentres?
- Ouais. J'dois fermer les volets. Vu le grain qui s'prépare.
Will fait oui de la tête. Je paie.
Il fait nuit noire dehors. On voit même pas la lune... Fourbe. C'est à cause d'elle qu'on va prendre la sauce, cette nuit. Par contre, y a une ou deux étoiles. Elles brillent pas fort, mais elles sont là, avec leur petite lanterne qui éclaire un peu la nuit. La pluie s'est calmée. Pour le moment, j'ai intérêt à me dépecher. Avec la marée et le vent, le chemin va vite devenir impraticable. Je presse le pas, un peu. Pas trop. J'aime bien voir l'eau monter et dévorer peu à peu la lande. C'est dangereux, mais ça a quelque chose d'hypnotique. Faut bien trouver du piment quelque part, quand on vit ici. Sinon, on crève d'ennui.
Je sors du village. Les dernières lumières du village s'éloignent. Y'en avait déjà pas beaucoup, mais là il fait nuit sombre. Mes yeux s'habituent un peu. Je distingue plus clairement les abords du chemin. Du sable, du sel. Stérile, même pas un genêt n'y survit.
J'entends la mer. Je l'entend qui s'approche. Au début, c'est de la musique, cette drôle de symphonie des vagues qui s'écrasent sur la plage, tranquille, entêtante. Mais aujourd'hui, tout est plus fort. La musique devient un bruit, puis un vacarme. J'ai sous-estimé l'océan. Il est affamé, ce soir. J'aurais du écouter Will, tant pis pour mes fenêtres. Je marche à grandes enjambées.
Le vent me fouette le visage. Un vent chargé de gouttes d'eau salées. Une petite vague hésitante va mourir aux abords du chemins, écrasée sur le talus.
C'est pas bon. Normalement, je suis presque déjà chez moi, quand le spectacle commence vraiment. Là, je suis plus vraiment spectateur. Je suis acteur. Mais j'aime pas ce genre de pièce.
Un peu d'eau sous mes chaussures. Une odeur de sel de mer, de poisson, de crustacés, qui me prend à la gorge. Une autre vague. Plus forte, celle là. Elle déferle sur le bas-coté, un peu d'écume ruissèle sur le chemin. Trop tard pour revenir au village.
J'ai peur. C'est pas naturel, que ça arrive si vite. Où alors je suis resté trop longtemps chez Will. Ca doit être ça, plutôt. Le tas de rochers se dessine dans le noir. Au milieu de la lande. J'y suis presque. J'accélère encore, je bute sur une pierre. j'ai failli trébucher. Une vague s'écrase devant moi, délavant le sable du chemin. J'ai des chaussures en toile. Quel imbécile. Ouais, un imbécile, j'aurais du prendre mes bottes. Un rapide coup d'oeil derrière moi. Le chemin ressemble plus vraiment à un chemin, il est assailli par les flots.
Dans la nuit ça fait une sorte de flou artistique, un peu surréaliste. Des nuances de noir, de bleu marine, de gris, mêlées au marron foncé du sable. Le paysage danse devant mes yeux, mélange d'écume, de sel, de sable, d'eau. Une danse effrayante, une danse de mort. Si j'avais le temps, je le peindrais, ce drôle de ballet. Mais là, j'ai d'autres priorités. La marée, c'est dangereux. C'est beau, mais c'est dangereux. Comme une satanée fleur carnivore, prête à te dévorer, à t'avaler, à te digérer dans ses profondeurs. Et je suis l'insecte.
J'ai presque les pieds dans l'eau, ils s'enfoncent, s'enlisent dans le sable. Je redouble d'efforts, chaque pas est plus difficile que le précédent. La lande est presque entièrement recouverte par la mer agitée. Y'a juste quelques rochers qui dépassent encore, des silhouettes sombres, harcelées par l'écume. Un coup de tonnerre, plus fort que les autres. Il pleut, maintenant. De grosses gouttes mouillent mon visage, ma chemise est trempée.
Le vent me hurle aux oreilles. Une espèce de sifflement bizarre, un peu macabre. J'essaie de courir, je laisse mes chaussures derrière moi. Faut bien savoir lâcher du leste, et je les aimais pas trop, ces chaussures. Je cours, pieds nus. J'y suis presque. La nausée... J'ai envie de vomir. Une vague me jette à terre avec force, mon visage s'écrase sur le sable, j'arrive plus à respirer. De l'eau dans mes narines. De l'eau dans mes yeux aussi. Mélange de larmes et d'écume. Des pleurs salés. La douleur... Je sens la mer m'envelopper, lentement. Elle m'embrasse avec douceur, m'emporte à elle. J'ai envie de me laisser aller, mais la douleur me réveille. Elle m'aiguillone.
Je me relève et je cours encore. Mon genou saigne, je crois, mais je ne sens plus rien. Juste un liquide chaud qui coule sur mon tibia, et va se perdre dans l'eau glacée de la mer. je hurle, même si personne n'entendra. Faudrait que je garde mon souffle, mais j'ai pas envie de mourir en silence.
Une pente douce. ça y'est, j'y suis. Des roches protectrices se dessinent autour de moi. Elles arrêtent la mer, la repoussent. Encore un effort. Mon coeur bat comme un tambour. Je m'étale sur le pas de la porte. Mon souffle revient, ma douleur aussi. Une douleur fulgurante au genou.
L'eau a envahi la lande. La plage de sable fin s'est transformée en étendue noir bleutée. Un ciel sombre, sans étoile ni lune. Le vacarme des vagues et le grondement du tonnerre. Je savoure quand même le spectacle. C'est trop rare. Machinalement, je fouille dans ma poche droite, à la recherche de mon carnet. J'ai du le perdre... Enfin, même si je l'avais, il serait dans un drôle d'état. Tant pis. Je plonge mes yeux dans la nuit orageuse. C'est beau, tout de même. La mer déchaînée assiège rageusement mon ilot. je repose ma jambe blessée sur le sol. J'ai le vertige... La nuit devient un mélange de couleurs sombres et dansantes.
Un éclair zèbre le ciel. Là, sur le rocher. Une silhouette. fine, féminine. Elle a le dos tourné, et une longue chevelure noire descend en cascade sur ses épaules. Je l'aperçois une seconde. Non, même pas une seconde... J'essaie de bouger, de m'approcher, mais mon genou me rappelle à l'ordre. Un rayon de lune perce les nuages, et je la revois. Sur ce rocher qui dépasse encore des flots, tranquillement assise. Je crois qu'elle est nue... Enfin, d'ici, je peux pas voir. Elle se tourne vers moi. j'ai juste le temps d'attraper son regard. Et son sourire. Une lame puissante s'abat sur le rocher, s'écrase dans une gerbe d'eau et d'écume. Elle est plus là. Ma tête se repose sur le sable, mes paupières tombent. La nausée, encore. La mer, le ciel, me bercent. Je tombe.
Une nouvelle mélancolicofantasticosentimantale. Ne vous attendez pas à des explosions, des vampires, de la magie. le fantastique restera léger et mis en doute :)
J'ai une douce musique dans les oreilles. Le bruit des vagues... Un lent remous, doux et rythmé. Le sable fin caresse ma jambe. J'ai froid. Mais je m'en fous. En fait, tant mieux si j'ai froid. ça veut dire que la plage est à moi, que personne ne viendra gâcher ma solitude paisible. Une légère bruine effleure ma peau, je frissonne un peu. Le papier de mon carnet se constelle d'étoiles grises. Tant qu'il n'est pas trempé, je reste ici. Le mauvais temps est trop précieux pour ne pas en profiter.
La mine de mon crayon court un moment sur la feuille quadrillée. Des nuages. C'est pratique, les nuages. On peut les dessiner au crayon gris, ils seront plus vrais que nature. J'hésite à esquisser aussi la mer vaguement agitée. Elle est grise, elle aussi. Juste une autre nuance de gris, un gris-bleu. Et puis surtout, l'écume est blanche. Blanche comme du papier.
Je crois qu' il vaut mieux que j'en reste à mes nuages. il y a tellement de beauté, de subtilité, de finesse, dans un nuage. Juste du gaz, du gaz et des gouttes d'eau microscopiques, me disait ma mère. J'avais pas voulu la croire, au début. Je lui avais ri au nez. Des palais divins, de grands châteaux dans le ciel, c'était ça les nuages.
En fait, c'est vraiment du gaz. De la vapeur d'eau, d'ailleurs, pour être précis. Pas grave, c'est joli quand même. Et rien ne m'empêche de dessiner des palais, même si je regarde des nuages. La pluie commence à délaver mon croquis, les couleurs se fondent. La mine de graphite s'arrête dans sa course. Merde, mes nuances de gris. Enfin, tant pis, ça fait un dégradé, c'est tout aussi bien. Mais ça ressemble plus vraiment à des nuages. Bah, de toute façon, Will me dit toujours que je dessine trop de nuages. ça me file le blues, d'après lui. Il a pas tort, je crois. C'est beau, mais c'est triste.
Ca y'est, ma feuille est trempée. Je l'ai un peu cherché... Je ferme mon carnet à dessins, le crayon saute dans ma poche de chemise. J'ai pas d'inspiration, aujourd'hui. En plus, il commence à tomber des hallebardes. Dommage, ça aurait pu être une bonne journée. Je marche lentement vers le chemin, tête baissée. Parce qu'il pleut. On baisse toujours la tête quand il pleut, c'est con mais c'est comme ça. Et puis, j'ai pas envie de laisser vagabonder mon regard sur la lande. Je la vois tous les jours, et elle change jamais. Immense, morne, parsemée de rares buissons rachitiques. Oh, elle est belle. Mais pas très joyeuse. Un peu désespérante, aussi, parfois. Enfin ça c'est seulement en hiver, en été elle se couvre de touristes. Mais c'est pas vraiment mieux.
Je commence à sentir de petits cailloux sous mes pieds, à travers mes chaussures fines. Je peux lever la tête, alors. Enfin, il pleut toujours, mais c'est pas grave. Comme d'habitude, de grands pins dénudés, des buissons d'églantier touffus. Je pourrais presque les dessiner de mémoire, tellement je les ai vus et revus. C'est de vieux potes, ils me lâcheront jamais, même quand je pourrai plus me déplacer pour aller les voir. Ils me protègent de la pluie aussi, un peu. Juste les branches, on a vu mieux comme parapluie, remarque. Bah, le village est juste à coté, tant pis si je me mouille sur le chemin. J'ai pas envie de rentrer chez moi, il me faut une bière. Ou un truc plus fort, un whisky peut être, un whisky avec une belle robe ambrée.
J'entrevois le début de la route goudronnée. Goudronnée, mais impraticable en bagnole. C'est peut être un compromis entre modernité et tradition. Ou alors, des travaux publics ratés, j'en sais rien. Je marche sur les abords. j'aime pas le goudron, ça m'oppresse. Le sable, c'est fin, ça s'immisce partout, dans les godasses, dans les jeans, ça pique, ça gratte, ça fait pleurer les yeux quand y a trop de vent. Mais au moins, ça sent pas le pétrole, et ça me donne pas la nausée quand je marche dessus.
La pluie s'est un peu calmée, elle est fine et légère, caressante. Ca me dérange pas qu'il pleuve comme ça. J'aime la douceur monotone, un peu mélancolique, qui s'en dégage. J'ai du prendre l'habitude, en dix ans. C'est ça, faut prendre l'habitude. De la solitude, de la pluie, de la lande, du pub de Will. Une fois qu'on est plongés dans la routine, ça devient supportable.
De vieilles baraques un peu chic dessinent dans la brume, à quelques mètres de la route. C'est ça le village : un centre ville de cent mètre carrés, et des villas dispersées dans la campagne et sur la lande. J'entrevois le petit bar, une lumière diffuse s'échappe de ses vitres embuées. Will est là, avec son éternel torchon sur l'épaule. Il fait le planton à la porte. Sale journée pour lui aussi, sans doute. L'hiver, le hameau est presque mort, alors si en plus il pleut, les clients n'abondent pas.
Il me sourit. Un grand sourire sincère. Il doit s'emmerder, lui aussi.
- Salut, Danny.
"Salut Danny" Ces deux mots, je les ai entendus des milliers de fois. Pourtant, ça me réchauffe le coeur, toujours. Ca doit être son sourire. Il sourit tout le temps, Will. Même quand n'il a aucune de sourire. Et là, justement, le pub est vide.
- Salut, Will. C'est calme aujourd'hui.
C'est toujours calme. Mais il faut que j'en fasse la remarque. C'est un rituel, on y coupe pas. Ca marche comme ça, depuis dix ans. il m'invite à m'asseoir.
- Je te sers ?
Bière ou Whisky, j'hésite encore un peu. Une bonne pinte de brune c'est une valeur sure. C'est pas trop lourd, et ça guérit le cafard. Mais là, le whisky me tente, j'ai besoin de me brûler la gorge et les boyaux.
La bière suffira pas, même si c'est la brune de Will. Ca doit être le mauvais temps, ou la solitude, j'en sais rien.
- Whisky. De l'écossais.
- Des glaçons?
Il se fout de ma gueule, là. C'est ça le problème avec Will, comme il sourit tout le temps, on voit jamais quand il ironise.
- Par ce temps ? C'est moi qui vais finir en glaçon, ouais.
Will hausse les épaules. Je crois qu'il était sérieux.
- Je reviens.
Il s'éclipse dans l'arrière boutique. Je m'adosse au bois de la chaise, je déboutonne le col e ma chemise.. Il fait chaud, ici, une vraie fournaise.
Will revient, avec deux verres et la bouteille de scotch. Il a peut être besoin de boire un coup, lui aussi. Dehors, il s'est remis à tomber. Une putain d'averse, heureusement que je suis dans le pub.
J'aime bien le bruit du whisky qui coule doucement au fond du verre. Un petit clapotis discret, lointain. Et puis, ça a vraiment une jolie couleur. Un orangé un peu ocre, riche et brillant. J'ai jamais réussi à faire une vraie couleur whisky sur mes toiles. Pas faute d'avoir essayé, c'est frustrant.
On boit notre première gorgée. Sans un mot. D'abord, parce que ça gâcherait le whisky. Ensuite, parce qu'on a rien à se dire. Tous les dimanches, c'est comme ça. Le liquide amer et un peu tiède coule dans ma gorge. Ça me prend aux tripes, j'ai plus l'habitude. J'avais besoin de ça. D'un truc qui me torde bien les boyaux. Dehors, un coup de tonnerre. La pluie s'abat sur les vitres.
Avec les ampoules vacillantes de Will, j'ai l'impression d'être dans un vieux rafiot.
- Sale temps.
J'acquiesce en silence. Deuxième gorgée de whisky, ma gorge me brule un peu.
- Tu sais, il y a marée haute ce soir. Et beaucoup de vent. Tu devrais p'tête rester en ville.
Je le regarde en fronçant les sourcils. Lui, il a retrouvé son sourire. Enfin, peut être qu'il l'avait jamais perdu, j'ai pas fait attention.
- Qu'est ce que tu racontes? La marée m'a jamais fait peur, mon vieux.
Will rigole. C'est pas vrai, en fait. Au début, j'ai eu peur. la première fois qu'on voit les vagues taper juste devant chez soi, on a pas l'air vaillant. Mais maintenant, ça fait dix ans que mon tas de rochers tient bien le coup. Un grain de plus, un grain de moins...
Il hausse les épaules.
- Comme tu veux. Tu manges ici?
- Ouais, ça va me délier la langue. Il est bon ton whisky, mais il tape dur.
Sans même me demander ce que je veux, il se tire à nouveau. Remarque, tant mieux qu'il m'aie pas posé la question. J'aurais pas pu lui répondre...
Will revient avec un feuilleté à la viande chaud. Il me pose le plat sous le nez et se rassied.
- J'avais pas autre chose, aujourd'hui.
- Te justifie pas, Will, j'aime bien les feuilletés.
C'est pas dur à manger, un feuilleté. On peut y aller avec les doigts.
- T'as jamais pensé à retourner à Paris, des fois?
J'avale une bouchée de feuilleté avant de répondre, ça me donnera des forces. La croute est brûlante, un peu grasse. Mes doigts glissent et s'enfoncent. Je mastique un moment la viande. Une sorte de chair à saucisse, à peine parfumée, entourée d'une fine couche de graisse. Comme d'habitude.
- J'suis pas venu ici pour rien, Will. On veut plus de moi à la capitale, mes tableaux valent plus rien.
- Ouais, mais tu pourrais voir des gens. Des gens comme toi, des artistes.
Je me lèche les doigts. Il me reste une moitié de feuilleté.
- Je te vois, toi. Et puis Igor.
- J'suis pas un artiste, répond Will en rigolant.
- Ben si, ils sont bons tes feuilletés. Plus agréables que mes toiles.
Will se rasseoit en face de moi.
- Tu crois pas que ça te remettrait dedans, la capitale?
Un soupir. On a déjà eu cette conversation. Il est gentil, Will. Il voudrait que tout marche du feu de dieu pour moi, comme avant.
- J'suis déjà dehors, cassé, massacré. Tu comprends? J'ai été démoli. Maintenant j'suis juste un artiste raté. J'ai plus la niaque.
- Moi j'aime bien ce que tu fais, répond le barman, un peu rêveur.
Ca aussi, ça me réchauffe le coeur. Même s'il dit ça un peu par politesse, ça peut jamais faire de mal.
Je termine le feuilleté. J'ai le bout des doigts couvertes de morceaux de croute grasse. Il fait chaud, très chaud, le whisky et le repas n'arrange rien. J'ai envie de dormir ici, mais j'peux pas. J'ai pas fermé les fenêtres en sortant. Je me force à me lever, j'ai la tête qui me tourne un peu. Je me sens lourd. Il est bon, le feuilleté de Will, mais il est nourrissant.
- Tu rentres?
- Ouais. J'dois fermer les volets. Vu le grain qui s'prépare.
Will fait oui de la tête. Je paie.
Il fait nuit noire dehors. On voit même pas la lune... Fourbe. C'est à cause d'elle qu'on va prendre la sauce, cette nuit. Par contre, y a une ou deux étoiles. Elles brillent pas fort, mais elles sont là, avec leur petite lanterne qui éclaire un peu la nuit. La pluie s'est calmée. Pour le moment, j'ai intérêt à me dépecher. Avec la marée et le vent, le chemin va vite devenir impraticable. Je presse le pas, un peu. Pas trop. J'aime bien voir l'eau monter et dévorer peu à peu la lande. C'est dangereux, mais ça a quelque chose d'hypnotique. Faut bien trouver du piment quelque part, quand on vit ici. Sinon, on crève d'ennui.
Je sors du village. Les dernières lumières du village s'éloignent. Y'en avait déjà pas beaucoup, mais là il fait nuit sombre. Mes yeux s'habituent un peu. Je distingue plus clairement les abords du chemin. Du sable, du sel. Stérile, même pas un genêt n'y survit.
J'entends la mer. Je l'entend qui s'approche. Au début, c'est de la musique, cette drôle de symphonie des vagues qui s'écrasent sur la plage, tranquille, entêtante. Mais aujourd'hui, tout est plus fort. La musique devient un bruit, puis un vacarme. J'ai sous-estimé l'océan. Il est affamé, ce soir. J'aurais du écouter Will, tant pis pour mes fenêtres. Je marche à grandes enjambées.
Le vent me fouette le visage. Un vent chargé de gouttes d'eau salées. Une petite vague hésitante va mourir aux abords du chemins, écrasée sur le talus.
C'est pas bon. Normalement, je suis presque déjà chez moi, quand le spectacle commence vraiment. Là, je suis plus vraiment spectateur. Je suis acteur. Mais j'aime pas ce genre de pièce.
Un peu d'eau sous mes chaussures. Une odeur de sel de mer, de poisson, de crustacés, qui me prend à la gorge. Une autre vague. Plus forte, celle là. Elle déferle sur le bas-coté, un peu d'écume ruissèle sur le chemin. Trop tard pour revenir au village.
J'ai peur. C'est pas naturel, que ça arrive si vite. Où alors je suis resté trop longtemps chez Will. Ca doit être ça, plutôt. Le tas de rochers se dessine dans le noir. Au milieu de la lande. J'y suis presque. J'accélère encore, je bute sur une pierre. j'ai failli trébucher. Une vague s'écrase devant moi, délavant le sable du chemin. J'ai des chaussures en toile. Quel imbécile. Ouais, un imbécile, j'aurais du prendre mes bottes. Un rapide coup d'oeil derrière moi. Le chemin ressemble plus vraiment à un chemin, il est assailli par les flots.
Dans la nuit ça fait une sorte de flou artistique, un peu surréaliste. Des nuances de noir, de bleu marine, de gris, mêlées au marron foncé du sable. Le paysage danse devant mes yeux, mélange d'écume, de sel, de sable, d'eau. Une danse effrayante, une danse de mort. Si j'avais le temps, je le peindrais, ce drôle de ballet. Mais là, j'ai d'autres priorités. La marée, c'est dangereux. C'est beau, mais c'est dangereux. Comme une satanée fleur carnivore, prête à te dévorer, à t'avaler, à te digérer dans ses profondeurs. Et je suis l'insecte.
J'ai presque les pieds dans l'eau, ils s'enfoncent, s'enlisent dans le sable. Je redouble d'efforts, chaque pas est plus difficile que le précédent. La lande est presque entièrement recouverte par la mer agitée. Y'a juste quelques rochers qui dépassent encore, des silhouettes sombres, harcelées par l'écume. Un coup de tonnerre, plus fort que les autres. Il pleut, maintenant. De grosses gouttes mouillent mon visage, ma chemise est trempée.
Le vent me hurle aux oreilles. Une espèce de sifflement bizarre, un peu macabre. J'essaie de courir, je laisse mes chaussures derrière moi. Faut bien savoir lâcher du leste, et je les aimais pas trop, ces chaussures. Je cours, pieds nus. J'y suis presque. La nausée... J'ai envie de vomir. Une vague me jette à terre avec force, mon visage s'écrase sur le sable, j'arrive plus à respirer. De l'eau dans mes narines. De l'eau dans mes yeux aussi. Mélange de larmes et d'écume. Des pleurs salés. La douleur... Je sens la mer m'envelopper, lentement. Elle m'embrasse avec douceur, m'emporte à elle. J'ai envie de me laisser aller, mais la douleur me réveille. Elle m'aiguillone.
Je me relève et je cours encore. Mon genou saigne, je crois, mais je ne sens plus rien. Juste un liquide chaud qui coule sur mon tibia, et va se perdre dans l'eau glacée de la mer. je hurle, même si personne n'entendra. Faudrait que je garde mon souffle, mais j'ai pas envie de mourir en silence.
Une pente douce. ça y'est, j'y suis. Des roches protectrices se dessinent autour de moi. Elles arrêtent la mer, la repoussent. Encore un effort. Mon coeur bat comme un tambour. Je m'étale sur le pas de la porte. Mon souffle revient, ma douleur aussi. Une douleur fulgurante au genou.
L'eau a envahi la lande. La plage de sable fin s'est transformée en étendue noir bleutée. Un ciel sombre, sans étoile ni lune. Le vacarme des vagues et le grondement du tonnerre. Je savoure quand même le spectacle. C'est trop rare. Machinalement, je fouille dans ma poche droite, à la recherche de mon carnet. J'ai du le perdre... Enfin, même si je l'avais, il serait dans un drôle d'état. Tant pis. Je plonge mes yeux dans la nuit orageuse. C'est beau, tout de même. La mer déchaînée assiège rageusement mon ilot. je repose ma jambe blessée sur le sol. J'ai le vertige... La nuit devient un mélange de couleurs sombres et dansantes.
Un éclair zèbre le ciel. Là, sur le rocher. Une silhouette. fine, féminine. Elle a le dos tourné, et une longue chevelure noire descend en cascade sur ses épaules. Je l'aperçois une seconde. Non, même pas une seconde... J'essaie de bouger, de m'approcher, mais mon genou me rappelle à l'ordre. Un rayon de lune perce les nuages, et je la revois. Sur ce rocher qui dépasse encore des flots, tranquillement assise. Je crois qu'elle est nue... Enfin, d'ici, je peux pas voir. Elle se tourne vers moi. j'ai juste le temps d'attraper son regard. Et son sourire. Une lame puissante s'abat sur le rocher, s'écrase dans une gerbe d'eau et d'écume. Elle est plus là. Ma tête se repose sur le sable, mes paupières tombent. La nausée, encore. La mer, le ciel, me bercent. Je tombe.
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