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Chrononautes


Par : Gregor
Genre : Science-Fiction
Statut : C'est compliqué



Chapitre 1


Publié le 05/05/2012 à 17:31:07 par Gregor

1.

Quinze jours que la situation dure. Rajoutez-y le mauvais temps, la faim, le froid, vous obtenez globalement une bouillie amère que je nomme quotidien. Ironie de la chose, c'est le ventre vide que je réfléchis mieux, que je comprends mieux. Je vois les choses sans vernis, sans sentiments, comme si la réalité, aussi dure fût-elle, pouvait révéler des aspects jusqu'alors insoupçonnés.
Quinze jours que la situation dure. J'ai réussi à trouver un toit, chambre d'un squat qui ne durera pas. Les plafonds tachés de suie, les murs pourris par l'humidité, et l'air qui fait vibrer tout l'immeuble, secoue les portes chaque nuit, va bientôt m'emporter. Il est impossible de faire machine arrière. Quand tout a démarré, quand le rideau s'est levé sur la scène, c'était déjà fini. D'avance. Il faut que je raconte les détails, je suppose. En général, c'est ce qu'ils demandent tous. Tous les détraqués, les sordides, les originaux, les cons en manque de sens, les extatiques, les soûlards, les cramés à la coke. Vous n’êtes pas mieux qu'eux. Que nous. Comme si rester humain était une qualité.
C'est le pire des défauts.

C'est quand Max parle qu'il faut se taire. Dans sa voix, il n'y a pas de charmes. Pas de cailloux qui roulent, pas d'accents qui chantent. Pas de poésie non plus, juste la vérité tiède et triste d'une vie sans saveur. Max, c'est moi, évidemment. J'ai pourtant l'impression qu'il est resté depuis quinze jours très loin, très très loin de tout ça. De toute cette misère, de ce cauchemar éveillé qui me bouffe les tripes.
Max est presque mort. On ne l'a pas loupé sur ce coup là. Je sais que tu veux les détails, mais sois patient. Tout viendra à temps. Et comme je n'ai plus rien à dire, que tu t'es assis, presque en face de moi, que je te regarde au travers de la folie et de la crasse, il faut bien que je me lance. Que je me lance vraiment.
Je suis donc Max. Plutôt je que Max en fait. Individu mâle âgé approximativement de dix-neuf années standards. Plastique pauvre, deux bras, deux jambes, une tête. Le reste est un luxe de détails qu'il ne faut pas regarder de trop près. Des yeux, évidemment, trop ternes et trop noirs. Comme les poils, comme les cheveux qui se dressent, hirsutes, crépis de gel. Pose une chemise sur le dos, un pull col en V sobre, un pantalon en toile verdâtre, taille basse, des chaussures en cuir coloré. Voilà, tu situes l'individu ? Une bonne moyenne, raisonnable, pondérée. La médiocrité du milieu, voilà son principal atout.
Et que fait-il ? Oh, pardon, j'avais oublié ce détail. Que faisait-il plutôt ? Une faculté d'histoire pour mieux meubler ses journées, justifier une aide au logement, avoir un argument pour la gent féminine, rendre juste assez fier son ascendance. Moyen dans la vie, moyen en cours, moyen au lit. Tout est bien. Il ne se passe rien. N'oublions pas non plus le mal du siècle, pas la dépression, mais plutôt l'addiction. L'addiction à la cigarette, à l'alcool, déjà, au jeu. AU virtuel, sur console ou ordinateur, dans des jeux à rôles multiples, dans des réseaux sociaux, dans des relations physiques. La notification d'un livre à visage ne vaut pas moins que le sourire d'une demoiselle égarée, un soir, dans un lit. Ils feront l'amour jusqu'à l'aube, en grimaçant. Elle l'aime, mais lui pas.
Et voilà comment tourne Max. Addiction, cours, parents. Sexe, drogue, rock 'n roll, version vintage, pornochic. Voilà comment tout va bien quand tout va bien. Ou mal. Quand tout est mesuré, fade, agréable. L'extase du plein au goût de vide.

Voilà aussi où tout s'arrête. Inutile de tourner autour du pot, vous le savez maintenant. Quinze jours que la situation a plongés dans les bas-fonds. Des motifs trop anodins sans doute. Loyer impayé ? Pourtant les aides au logement… Oui, mais qui achète la beuh, pour la soirée chez Lulu ? « Papa, maman ? Je n'ai plus assez pour ce mois ci. » Regard gêné, un dimanche midi. Un père qui se lève de table, s’essuie consciencieusement la bouche, fait une petite moue. « Nous savons ce qu'il s'est passé Max, ça ne peut plus durer. Tu ne fais plus rien de tes journées. On en a marre de cautionner tes conneries. » Silence, toujours malhabile. « Pourtant, j'ai validé mon semestre. » « Ça ne suffit pas Max. Il faut que tu arrêtes ça. La drogue, le manque du sérieux. Tu n'es plus un enfant. » « Alors, vous me coupez les vivres, c'est ça ? . »Il hoche la tête. « Je t'ai trouvé un petit job, en attendant que tu te reprennes. J'ai appelé le propriétaire du studio, je lui ai expliqué. Tu iras chercher tes affaires demain. »
Et puis la suite, classique. Je ne veux pas arrêter « ça », comme il appelle ma vie. Je crie, le ton monte trop haut, trop vite. Je n'irais pas chercher mes affaires, je retournerais à la fac demain. « Alors, fous le camp. Fous le camp et n'attends plus rien de nous ».
C'est ce que j'ai fait. Sans regret. Même maintenant, alors que j'ai dû perdre plusieurs kilos, que mes cotes me font souffrir, que je ressemble sans doute à un poisson pané dans un congélateur, je n'ai pas de regrets.

Imagine sans mal ce que c'est, la rue, la vraie. Se balader, partir de la maison en banlieue avec le premier RER venu. File vers Paris, marche, use tes semelles sur les quais de Seine, sur le champ de Mars, près de La Madeleine, de Pigalle, de Saint-Lazare. Atterris dans un endroit improbable, inexistant, prêt à tomber, à fuir le monde. Couche-toi là, attends la lueur du soleil qui se lève. Ferme les yeux.
Trouver à manger, c'est difficile sans argent. Ma carte bleue n'est plus qu'un bout de plastique mort, mon compte a été siphonné. L’honnêteté de mon père me sidère. Alors, je divague, et je marche. Trois jours comme ça, avant de me forcer à faire les poubelles. Envie de vomir, de cracher, et puis finalement, ne rien dire. Les poubelles ne sont pas si dégueulasses après tout. Il faut juste faire voyager son esprit, ne pas s'attarder sur le fait que tu te mets au niveau du sol, que tu lèches les invendus, les périmés, les pas comestibles. Se résumer à lécher la merde des autres, en voilà une idée étrange. Il faut pourtant bien le faire.
L'eau, c'est plus difficile. Paris, en février, c'est froid. Les fontaines potables ne sont pas à côté. S'organiser, trouver des bouteilles. Presque oublier les regards concupiscents, farouches, des passants ; parce qu’avant, j'étais eux. Maintenant, pas. D'aucuns je ne perçois la moindre miette de pitié, d'humanité. Ils sont devenus des oiseaux de proie. Ils sont réussis, alors que moi, j'ai échoué. Sans doute trop humain, après tout.
Le froid. Les couvertures ne suffisent pas par moins dix. Un brasero fait l'affaire. Rencontrer les éclopés du Tout-Paris est un joli sujet pour une thèse de socio. Je suis déjà doctorant. On ne parle pas, on s'apprécie, à rester juste ainsi. Le SAMU social ? Hors de question.
Maintenant que j'ai fait ce choix, hors de question de revenir en arrière.
C'est plus facile de crever ici, en dormant. Il suffit juste d'attendre. De fermer les yeux.


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