Pestuchos
Par : Roi_des_aulnes
Genre : Fantastique , Horreur
Status : Terminée
Note :
Chapitre 2
Publié le 12/10/11 à 02:13:32 par Roi_des_aulnes
« Princesse retiens ce message. Vend manoir terre et troupeaux. Vains seront les paratonnerres.
Abandonne ton père abandonne ta mère. Les morts iront avec les morts. Et nous avons choisi de vivre.
[…]
Ma noblesse est de vivre cette terre, Princesse selon cette terre,
Comme le riz l’igname la palme et le palétuvier, l’ancêtre Lamantin, l’ancêtre Crocodile »
Leopold Sedar Senghor- Princesse, ton Epitre.
J’avais 11 ans quand Patrice le crocodile est arrivé.
Mon père nous avait fait quitter la France pour le travail qui l’attendait en Afrique. Ancien grand entrepreneur, il était fatigué des difficultés administratives posées par le gouvernement, et il avait décidé de tenter sa chance en partenariat avec de riches propriétaires chinois, qui s’étaient eux aussi installés dans la dernière décennie. Mon père avait toujours voulu réussir, pour que nous ne manquions de rien. C’était ce qu’il disait, et comme pour tout, je le croyais.
J’ai donc grandi dans la région de Tambacounda, à l’extrême-est du Sénégal, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière avec le Mali. Je vivais dans des petites robes blanches à proximité du village de Kidira, qui n’était devenu une véritable commune qu’une dizaine d’années auparavant. Je dis près parce que je n’y aie jamais mis les pieds de toute mon enfance. C’était un lieu d’une pauvreté affolante pour les gens qui, comme nous, vivions dans la richesse et le luxe. Nous étions impuissants face à toute cette famine, tout ses corps maigres et noirs que nous voyions parfois sortir des rues ocre, ou du moins, je pense que nous voulions le croire. Je n’ai jamais parlé à cette misère qui rampait à nos pieds, et les rares fois où le hasard me plaçait seul avec une autre enfant du village, je détournais la tête et m’enfuyais. Ils ne m’intimidaient pas vraiment, et je ne me suis jamais considéré comme supérieur à qui que ce soit. Mais ceux qui disent qu’il n’y a qu’une humanité, que chaque homme est un élément d’un grand groupe, et que nous ne sommes qu’un point reliés à des milliards d’autres à travers toute la grande Terre, ceux-là je ne peux pas les croire. Chacun d’entre nous vit entouré d’un grand abîme, et si il n’y avait pas de hiérarchie entre la blondeur de mes cheveux, les beautés de mes jupes et ces yeux affamés de fantômes, il y avait beaucoup de vide. L’hypocrisie des adultes n’y pouvait rien.
D’ailleurs, depuis que j’étais toute petite, ma mère m’interdisait de sortir du grand parc que nous possédions, ce qui réglait la question. C’était une bâtisse coloniale aux dimensions gigantesques, plus grande que le village, et je crois que je n’en ai jamais fait le tour entier. Tout était déjà en ruine, à cette époque ; les bâtiments annexes, construits au béton, se fissuraient sous l’action du sol. La maison avait été abandonnée des années auparavant, et malgré les restaurations de mon père, j’avais l’impression de dormir dans quelque chose qui s’effondrait inéluctablement. Je me souviens encore des dalles plombées de lumières, des grandes cours vides et des fenêtres qui donnaient sur des cours de tennis défoncés ou sur de mystérieux jardins.
C’était pourtant dans le parc que je jouais. Ma mère avait l’habitude d’y lire des romans interminables et de s’occuper de fleurs qui ne voulaient jamais pousser. Mon père, lui, y gardait une variété d’animaux extraordinaire. Grâce à lui et aux rares moments où il avait le temps de s’occuper de moi, je savais à l’âge de 8 ans différencier une cinquantaine d’espèce d’oiseaux, et, grâce à ses yeux, apercevoir des girafes s’ébattre et grâce à ses oreilles, entendre le léger roulement des colonies d’autruches. Ce parc avait des proportions surnaturelles, il était sans frontière, sans limite, s’étendait jusqu’à la fin du regard et contenait le monde. J’en gardais une sorte de fierté rayonnante et secrète, que je ne partageais qu’avec moi-même dans le silence de mon lit. J’avais sous mes yeux les chacals du désert et les plus gros serpents, et toutes les merveilles qu’une enfant aurait pu rêver. Je m’efforçais par de savants mensonges à faire paraître ce paradis comme naturel, pour rester insatisfaite, je pense. J’ignorais que la plupart de ces trésors avaient été dérobés à la réserve naturelle du Niokolo Koba, qui se trouvait à une cinquantaine de kilomètre, et qu’ils avaient été soigneusement payés par mon père. Quelque fois avec un prix en sang humain.
Mes seuls compagnons de jeux, mes seuls amis, mes seuls ponts au-dessus de l’abîme étaient les animaux inoffensifs qui habitaient le parc. Mes précepteurs successifs (il était évident que je n’allais pas à l’école communale) m’amenaient vers eux pour jouer quand j’avais fini mes leçons, en me prenant par la main. J’avais des lapins et un poney que je brossais moi-même, un poulailler et un vivarium remplis, mais malgré tout, j’avais une préférence pour un vieux dogue, Georges, que nous gardions de la France. Malgré toute la bonne volonté des chinois, le voyage jusqu’à l’aéroport de Bamako, le plus près, nécessitait deux jours de piste, et dans ses conditions, Georges était tout ce qui s’était extirpé du monde perdu de ma première enfance. Le reste avait été abandonné à l’oubli, et parfois je caressais les endroits intacts des murs fissurés pour me souvenir d’une époque où tout n’avait pas un siècle.
Seuls ceux qui ont eu des animaux dans leur jeunesse savent à quel point j’ai pu être attachée à Georges. L’amour que les humains ont pour leurs semblables, les liens de la mort et de la filiation ne valent rien face aux bras amarrés d’un enfant autour d’un bon chien. Georges était vieux, comme tout ce que je touchais, mais il chassait souvent le lapin avec les jeunes lévriers qui gardaient la propriété des voleurs et des curieux. Sa gueule retroussée était déjà plein de boutons blancs qui tiraient sur le vert, mais ses dents gardaient l’éclat d’un bel ivoire, et je me rendais en riant à sa mâchoire enthousiaste. Bien que vif, Georges ne m’a jamais fait du mal, mais parfois, ses grands mouvements de dents et ses étranges bruits de mastications effrayaient ma mère. J’avais dans les huit ans à l’époque, une tête blonde minuscule et Georges faisait deux fois ma taille. A part lui, mes amis étaient innombrables, je dansais avec les colombes, et je tripotais des foules de hamsters qu’on hébergeait dans une des ailes, et chaque arbre avait un nom que j’avais écrit sur son tronc. Je passais mes journées les mains dans la terre et je traversais les grandes salles en criant sur le dos d’une chèvre agacée. Et quand je rentrais, la robe en lambeaux, épuisée mais heureuse, Georges attendait que ma mère sorte de ma chambre, et il se mettait dans mon lit.
Ce fut un événement précis qui me poussa à adopter Patrice le Crocodile. Le nom de l’animal n’avait pas été choisi au hasard, et c’est une rencontre qui l’avait décidé. Patrice Faye n’avait pourtant rien pour plaire à mon père. Il travaillait dans l’humanitaire, mais d’une façon… différente. Etre dans l’humanitaire, pour mon père, c’était organiser des soirées où nous ne pouvions pas aller, faire pleuvoir l’argent dans le désert en espérant que les villages finissent par pousser. Ca n’avait jamais marché. Au contraire, depuis une vingtaine d’années, c’était comme si le monde des hommes s’était arrêté de vivre, et disparaissait tranquillement dans la poussière jaune de la savane. Or Patrice Faye était un aventurier, le dernier descendant de Caillié ou de Livingstone. Il avait tout sacrifié pour partir avec son sac à dos sur des routes grouillantes de serpents et de mendiants dégoutants. Quand il le fallait, mon père payait grassement des chefs, de préférence en jeans plutôt qu’en pagne, pour que tout soit impeccable. Il ne parlait pas à cette masse qui nous était étrangère. Patrice Faye, d’une manière ou d’une autre, était lui dans cet univers que nous voulions ignorer.
La petite Histoire, celle qui intéresse tout le monde et que personne ne retient, a noté son nom pour avoir rencontré, étudié et chassé l’animal le plus meurtrier de notre époque. Patrice Faye avait vécu vingt ans au Burundi, et c’était lui qui avait fini par achever Gustave, le crocodile géant qui avait tué plus de deux cents personnes sur les rives du lac Tagyanika et celles de la rivière Rusizi. Il avait vieilli, pourtant, et quand il vint chez nous, c’est sous les traits d’un vieillard méfiant et assagi. Moi qui m’était attendu à voir un aventurier à la large bedaine et à la voix puissante, comme il y en avait dans mes albums, j’étais déçue. Les quelques chinois qui passaient vérifier le travail ne l’aperçurent même pas.
C’est un soir, alors qu’il nous racontait sa chasse extraordinaire, le fait de sa vie, que je me pris d’une véritable passion pour les crocodiles. J’avais mes mains enfouies dans le col de fourrure de Georges, qui haletait tranquillement. Un concours de circonstance m’avait amené à entrer dans la pièce, tapi près du chien, ce qui ajoutait à l’exceptionnel de la scène. Le courant était coupé, et ce soir là, notre groupe électrogène était en panne. Cachée par l’obscurité de la bougie, dans l’ombre gigantesque de Georges, j’entendais la voix du vieux français nous raconter ses aventures. Le corps du chien rayonnait de chaleur près de moi. La chaleur des autres est tellement merveilleuse, par rapport à l’égoïste foyer qui nous tiédit le sang. Je commençais à cette époque à entendre mes parents dire que je ne pourrais pas rester éternellement collé à Georges, qu’un animal, c’était sale et que je devais grandir, mais je ne les écoutais pas. Mon père était souvent absent. Ma mère était parfois folle. Georges, lui, était toujours là. Et c’est à partir de ce soir-là que moi, je ne fus plus là pour lui autant qu’il l’était pour moi.
Patrice Faye parla des crocodiles. Il raconta comment il les chassait avec les grands traqueurs du Burundi. Le Burundi avait eu un rêve, celui de devenir une grande nation, mais le rêve était parti en fumée. Le Burundi avait des puissants voisins, et, comme chez eux, on se battit pour savoir qui était le coupable, qui avait brisé le rêve et fermé la porte. La boue et le limon s’étaient ouverts pour laisser passer les corps, et ce furent les alligators qui vidèrent les fonds. C’est dans l’un de ces après-mondes, un parmi tant d’autres dans cette Afrique qui ne cessait de mourir, qu’est né Gustave. Et le récit, dans les lèvres de Patrice, serpenta à travers les rivières et les gigantesques forêts du Burundi, cherchant à encercler le monstre, à l’affaiblir, à le tromper, à le tuer. J’étais là, tétanisé, fasciné, et l’étreinte contre Georges se desserrait peu à peu. C’était un des plus grands soirs ma vie, je pense, et, à la lueur des bougies, sentant l’âme d’une femme grandir dans le corps de mon enfance, je pensais à toute la puissance et à la beauté du crocodile. Patrice Faye disait que Gustave en lui-même n’était pas une créature mauvaise, mais juste une créature très forte et très noble qui s’était avilie au contact de la guerre. Tout les animaux à sang-froid sont placides, calmes comme des omniscients. Ils ne tuent pas les humains, ils sont trop maigres, trop difficiles à tuer. Ils mangent quand ils ont faim. Ce qui a transformé Gustave c’était l’action des hommes, et par un génocide, ils lui avaient enseignés le gout du massacre. C’était l’action de l’humanité, qui transformait la faim en haine, et la chaîne alimentaire en meurtres.
Je pense que beaucoup de petites filles seraient tombées amoureuses de Patrice Faye en l’écoutant raconter ses aventures. Pas moi. Ou si je l’étais, si dans mon corps maigre de dix ans se cachait déjà quelque frissons, ils étaient pour le monde d’où il venait, et non pour son pâle avatar vieux et puant. Mes précepteurs n’étaient que des silhouettes qui s’effaçaient années après années, et mes parents devenaient peu à peu comme les piliers centraux du palais dont j’étais la reine, incapables de volontés, étouffés par leurs propres poids. Les adultes étaient comme des brises qui passaient sans m’arrêter, des spectres qui ne pouvaient me toucher. Patrice Faye passa lui aussi, et il mourut quelques mois plus tard, mais il m’avait effleuré l’âme, et avait allumé un nouveau feu en moi. Une semaine après, je faisais un caprice, je réclamais un crocodile, et il en arriva un dans un camion noir.
***
C’était un animal magnifique. C’était tout ce que je pouvais en dire, de la distance où nous nous sommes rencontrés. Un corps d’un vert brillant, une mâchoire d’une longueur irréelle et de grandes dents blanches, une queue puissante, de muscle et d’os, qui le projetait à travers les eaux. Mon père me disait qu’il l’avait repêché dans l’un des endroits les plus obscurs du Mali, de ces lieux que les hommes n’avaient pas encore fait mourir. Aucun mercenaire ne l’avait touché avant qu’il ne soit endormi, et on ne lui donnait jamais de la viande froide : c’était lui qui se nourrissait, et on allait mettre des poissons dans sa mare. J’ignore jusqu’à quel point mon père me mentait, et jusqu’à quel point il avait cru les vérités de l’explorateur. Toujours est-il que quand je l’ai vu, j’ai su que ce cadeau pourrait être différent de tous les autres. Par une association d’idée qui me ramenait à cette soirée au coin de la bougie, par manque d’inspiration peut-être, il s’est appelé Patrice.
Je n’avais bien entendu pas le droit de jouer avec lui. Il vivait dans une mare tout près de notre maison, et je pouvais lui rendre visite qu’accompagnée de mon tuteur ou bien de mon père. Très vite cependant, je déjouais leur surveillance et allait le voir seule. Sans les hommes. Il n’approchait jamais de moi, il dorait calmement sous le soleil ou alors se réfugiait dans les herbes qui baignaient la mare. Au crépuscule, il s’étendait dans l’eau, s’étendait dans la boue tiède et j’attendais de longues minutes que les remous disparaissent. Alors je ne le voyais plus du tout, je rentrais à la maison, embrassais Georges, qui se laissait faire, et remontais dans ma chambre.
Georges n’était pas jaloux, je pense, mais il vieillissait plus vite. Il marchait avec une allure qu’il voulait rendre digne. Hélas il boitait, il boitait de plus en plus et le vétérinaire n’avait rien pu faire. Dans des éclats de rage, parfois, il courrait avec les lévriers dans de grands éclats et de longs rugissements de douleur. Je me jetais à son cou pour le féliciter. Mais, alors qu’il me léchait le visage avec sa gigantesque langue rose, je sentais les petits boutons blancs qui grossissaient sur ses lèvres. Mes rires prenaient une pointe de dégout, et très vite, je me dégageais. Georges devait le sentir, pourtant il m’aimait toujours, de cette affection terrible que les hommes avaient crée a coup de fouets et de viandes pendant quinze mille ans.
Patrice se laissait peu à peu approcher. Il se nourrissait de la faune aux alentours et des animaux que nous envoyions dans la mare. Il ne paraissait pas être agressif comme les crocodiles l’étaient dans la bouche de Patrice Faye. Il n’avait pas gouté à la chair d’un génocide. Je passais de longues heures à le regarder secrètement, dissimulée dans les herbes. Les autres animaux me paraissaient comme des gentils mammifères face à ce saurien de trois mètres de long. Les panthères elles-mêmes, cachés dans une des cages de cette grande ménagerie, étaient pleines de colère et d’indignations contre leur sort. Pas Patrice. Il était au-dessus de ça, de ces pensées si fraiches et si humaines. Il restait sur le bord, dormait, glissait dans l’eau fraiche, ouvrait la bouche, et tuait. Un néant sans rage que j’admirais en silence, un océan d’où ne sortait pas la moindre ondée. Je me suis peu à peu approchée, oubliant les conseils de prudences de mon père et de tout ces foutus précepteurs incapables de comprendre une chose aussi belle. A chaque fois, c’était une nouvelle découverte. Plongée dans la boue, j’ai vu ses yeux. Les reptiles n’ont pas d’étincelle dans leur pupille, pas de joie ou de souffrance. Les larmes servent à s’hydrater et leurs iris noirs à tuer. Voila comment on regardait le monde avant que les mammifères, les primates et puis les hommes l’envahissent. Voila comment Gustave et tout les animaux de cette Terre auraient du voir. Pas de futur, pas de passé, pas de question, juste être là, sous le Soleil, sans question ni révolte, sans pleurs et sans hypocrisie.
Il m’a tout de même fallu deux ans pour le toucher. J’ai fait preuve de patience et de calme. Mètre par mètre, centimètre par centimètre, j’ai rampé plus prés, je suis resté un peu plus longtemps chaque nuit. Je me parfumais pour masquer l’odeur de ma chair chaude, puis je m’enfonçais dans la boue pour que le rose de mes joues deviennent d’un noir sombre, que je me fonde dans la nature. J’ai appris peu à peu à penser comme lui, à voir comme lui, à sentir comme lui. A assumer un héritage de deux cents millions d’années. Ma mère me faisait tout le temps des remarques sur mon manque de coquetterie. Je lui répondais avec des rires. Ma beauté avait depuis longtemps dépassée celle des bijoux et du rouge à lèvres. Je refusais de plus en plus d’obéir aux hommes qui s’occupaient de moi. Même, parfois, mes yeux pleins de mépris fusillaient le regard de mon père. Il baissait la tête sans comprendre.
Un soir, ma mère voulut me parler. Elle dit qu’elle avait peur d’une crise d’adolescence, rappela que nous étions tout seul, et qu’il fallait que je grandisse un peu pour que tout puisse se passer en paix. Elle était entrée dans ma chambre, brusquement, comme elle l’avait toujours fait. Je me suis assise sur mon lit, je l’ai écoutée sans rien dire, juste en la regardant, un peu dégoutée par toute cette surcharge de sentiments inutiles. Elle a fini par sortir, j’ai fermé la porte derrière moi. Le lendemain, je réclamais une clé pour ma chambre et je caressais la tête de Patrice avec une calme satisfaction. J’y étais parvenu.
Les choses tournaient mal. Je ne le sentais pas seulement par l’air désolé de mon percepteur, les regards mauvais des fantômes noirs et les larmes de ma mère. L’écoulement de l’eau, la température des murs, l’odeur des draps n’étaient plus les mêmes. Des pièces entières du palais tombaient en poussière, et nos serviteurs disparaissaient dans le vide. Du haut de mes ruines, je pouvais sentir les frétillements du sable et les jeeps qui lentement, faisaient des cercles rapprochés vers la maison. Les chinois puaient l’alcool, faisaient la fête jusqu’à l’aube tout les jours. Quand ils se tournaient vers mes parents, leurs sueurs rances devenaient envieuses. Ils avaient peurs, et pour combattre cette peur, ils étaient prêts à tout.
Est apparu alors ce vieux Sérère qui se promenait dans la forêt les pieds nus. Il avait marché depuis le Saloum et vendait sa science aux hommes aux alentours. Je n’y aie pas prêté attention quand il est venu demander de l’argent à mon père, mais en repartant, je l’ai vu jeter un œil à Patrice. Il n’avait pas l’air d’avoir peur. Il s’est assis, et il a chanté longuement. Il avait une voix magnifique, un peu aigre comme tout les vieux griots d’Afrique, mais aux tons ensorcelants et étrangers. Je n’aimais pas les chants que les mendiants venaient chanter à nos fenêtres, mais cette voix ne vibrait pas pour des étrangers à charmer. C’était le chant à un roi, à un Dieu. Un chant plein de peur et de respect pour quelque chose qu’on ne pouvait comprendre. Obscurément, je le sentais, dans les longues notes lancinantes qui descendaient dans la mare comme des gémissements de muezzin, dans la grandeur des refrains et le ton acre et sanglant des verbes. Maad Noro. Maad. Maad. Maad Noro.
Georges rentrait tranquillement de je-ne-sais-où, la queue entre les jambes. Il s’est approché. Le chant ne s’arrêtait pas, et le chien, sans doute animé par une obscure jalousie, a donné un coup de museau sur la cuisse du Sérère. Alors le vieux, en se relevant, a jappé avec un petit rire « Toi tu es Khonik». Les liens entre les chiens et les hommes ne souffrent pas de la barrière de la langue. Georges a compris, et il s’est mit à montrer les dents. Le vieux n’eut à le répéter que deux fois avant qu’il ne s’élance la gueule ouverte. Georges, mon meilleur ami depuis mes six ans, n’avait jamais attaqué un homme. Et il ne le faisait pas pour survivre, pas pour manger à sa faim, pas pour se battre contre un prédateur inconnu. Non, Georges allait tuer un homme juste pour sauver son honneur. Je n’ai jamais, de toute ma vie, eu aussi honte.
Le vieux était rapide. Ses os maigres caché dans son grand costume semblaient insaisissables. Ils ont continué pendant quelques minutes cette danse ancestrale du chasseur et de la proie, les mains ridés évitant les grands crocs en criant « Khonik ! Khonik ! ». Le soleil était haut, grand, comme si il allait toucher la terre. Au loin, on entendait de l’eau goutter d’un plafond, et j’étais là, tapi dans les herbes, à regarder ce long combat. Georges est tombé à terre. Le vieux l’a regardé avec une certaine pitié, et puis est parti en riant.
J’ai voulu aller voir mon chien mais j’ai vu Patrice qui dormait, et, sans savoir pourquoi, je suis resté. Quand Georges s’est éloigné, je suis allé le retrouver dans sa mare de boue. Georges est apparu la queue basse sur la terrasse deux heures plus tard, et dans ma tête, « Khonik » a résonné. Quand la porte de ma chambre s’est refermé ce soir là, je me suis mit à rêver de cette tunique de fantôme, de grandes mains vertes et immémoriales. Elles se posaient sur moi, et de grandes mâchoires me mastiquaient dans des océans brûlants. J’ai repoussé le corps chaud de Georges jusqu’au bas du lit, et, alors qu’il sanglotait longuement sur le tapis humide, mes griffes hésitantes ont découvert l’irradiant plaisir des reptiles.
Pour mes quatorze ans, mes parents ont voulu m’emmener au restaurant de Tambacounda, à trois heures de route. J’ai dit non, mais on me mit dans la voiture sans ménagement. Ce n’était que l’occasion de fuir un peu de cette ruine annoncée. L’avenir paraissait de plus en plus noir. Quand la porte arrière s’est ouverte, Georges a bondit sur mes genoux, et « Khonik » aussi se mit à se mentir à lui-même. Ses joues tombantes de meurtriers étaient pleines de boutons verts et sa bave sentait déjà le macéré. Je lui ai jeté un regard plein de mépris et je l’ai oublié malgré ses stupides efforts. Pendant cinq heures, loin de ma vie, j’ai gouté à ces grandes robes noires et ces rires forcées qui sont la force de la ville. L’air vibrait de tout coté, brouillait mes sens. Ici, on construisait, on bâtissait, il y avait de l’avenir et plus de passé. Les raisins étaient broyées et bouillis, les herbes étaient séchées et fumés, jusqu’à ce que tout ce qui ressemble à la Terre soit réduit et domestiqué dans de petites boites en verres. Je me contentai de regarder mes parents quand ils me demandèrent si je voulais partir pour Dakar, pour ses écoles et pour ses garçons, pour ses fêtes et sa vie. Sans haine ni mépris. Juste la compréhension de glace face à tous ses chauds mensonges.
Nous sommes revenus au moment de la lumière rose. La jeep étincelait sous la lumière, et puis le Soleil a plongé dans le sol et s’est reflété une dernière fois sur les nuages. C’est un moment que seul cette latitude connait, ce soir instantané où tout les éléments du crépuscule et de la nuit crépitent et se mélangent. L’air, tenace et humide, a disparu et j’ai sentit l’atmosphère se remplir de frémissement. Je me suis collé à la fenêtre et j’ai laissé ma peau profiter de la dernière lumière du monde pour enflammer mon sang. Cinq minutes plus tard, j’étais redevenu une petite fille.
Un avertissement. C’est ce qu’a dit mon père, ce soir-là. Un avertissement. Ce n’était pas un avertissement, mais un cataclysme. Comme si il fallait frapper encore ce vieux monde sale qui ne demandait qu’à mourir sans bruit ! Mais tout cataclysme peut servir de leçon. Ce soir là, j’ai appris que c’était Patrice Faye qui avait raison, entièrement raison, depuis le début, dans des proportions que lui-même n’a sans doute pas imaginé. Il ne suffit pas de détourner le regard pour éviter d’être contaminé par les hommes. Les Sang-chauds peuvent retrouver les crocodiles, et se jeter en riant dans leurs rivières. Ils peuvent les forcer à boire leurs haines, leur pétrole et leurs génocides, à les faire grossir comme des ballons de sang. Ils les ligotent sur les berges et placent des têtes d’enfants sur leurs gencives. L’hypocrisie humaine contamine le règne des crocodiles, transforment les dinosaures en poulets et mon Georges en tueur. Ne cherchez pas à détourner le regard, ils sont là.
Ils sont là sous la forme de toutes ces ombres sanglantes tout autour de nous. Les canards sont éventrés et les pélicans décapités sur le chemin, les gorges flottant au vent comme des parachutes. La lumière rose s’éteint un peu devant les zébus couchés sur la route, et les nuages semblent s’être gorgés de sang. Tout ce que j’avais de mépris, d’indifférence et d’orgueil a déjà disparu. Georges touche du nez cette viande avec qui il avait couru, mais les lévriers restent écartelés sur le carrelage, les ventres ouverts. Je prends le bras de ma mère alors que nous avançons en silence dans ce gigantesque cimetière.
Chaque pièce que nous parcourons possède ses particularités. Les testicules de mes chèvres roulent sur les tables, pendant que les survivantes courent à travers le salon les jarrets tranchés. Les lapins, les lapins que je tenais dans les bras quand j’étais petite, à qui j’ai donné le biberon bébé, ils sont tous là, égorgés, à pourrir mollement sur le bureau.
Nous sommes arrivés à nos chambres en silence, sans parler. Notre maison, ma maison était devenue un train fantôme dont nous découvrions méthodiquement toutes les étapes. Je n’ai pas eu à ouvrir ma chambre, la porte avait été forcée. Il n’y avait plus rien. Mes sous-vêtements étaient accrochés à mon porte-manteau, souillés de sperme et du sang de mes amis. Au plafond pendait la tête de mon poney, les yeux exorbités, la langue pendante. Je restai à l’extérieur pendant de longues minutes. Je pensais à la France, à la ville, à ce monde où tout n’était pas vieux, ou tout n’était pas destiné à mourir. Je me revoyais à cinq ans, dans mes belles robes blanches, à découvrir ce passé qui gisait maintenant mort devant moi, aux sucettes et aux jeux. J’avais tout oublié dans la boue sauvage de cette Afrique que je croyais connaître, et qui maintenant me traite comme sa proie. J’avais peur. Ils étaient là. Au loin, à travers la fenêtre du bureau, j’ai vu le vieux sérère qui passait sur le sable éclairé par les torches, et qui regardait nos larmes en souriant.
Je me suis avancé. Au dessus de mon lit, on m’avait dessinée nue sous mon chien, les deux jambes écartées. Je ne voulais pas lire ce qui était écrit, j’ai tourné la tête, mais un mouvement m’a arrêté. A l’intérieur de mes draps, quelque chose bougeait. J’étouffai un sanglot, et, prenant mon courage a deux mains, j’ai soulevé la couverture. C’était Patrice. Patrice, Maad Noro, le roi sans hommes. Ses pates avaient été coupées. Il n’était plus qu’un gros serpent vert. Sa queue fouettait l’air avec fureur. Les larmes ont envahies mes yeux –Oh, Patrice, comment un gavial peut-il avoir de la fureur ? Ses yeux n’étaient plus noir, on voyait une pupille rouge, acérée, humaine, débordante de haine et de meurtre. Quand j’ai étendu la main, il a eu un horrible sursaut et a voulu me mordre. Ses muscles se sont contractés, et le sang rouge a giclé sur mon matelas. Je suis parti en courant.
Dans la cuisine, mes parents hurlaient. Ma mère, recroquevillée dans le petit endroit encore propre de la maison, marchait doucement sur son bord en sanglotant. Il fallait partir. Ils allaient nous tuer. Mon père s’essuyait le front, il hurlait, tempêtait, insultait son beau navire qui coulait. Il tremblait comme nous tous, postillonnait au ciel et jurait dans de grands éclats de voix pour cacher les ténèbres et le silence. Quand je suis entré dans la pièce et que mes mains pleines de sang rouge –comment un crocodile peut-il saigner du sang aussi rouge ? – ont jailli à la lumière, ils se sont arrêtés. Il m’a fallut une minute pour respirer. J’ai répété, entre deux sanglots, que ils ne devaient pas se disputer, que Patrice était là, qu’il était vivant, qu’il était dans ma chambre, qu’il fallait le soigner, qu’il ne fallait surtout, surtout pas qu’il meurt, parce qu’il n’y était pour rien, ce n’était pas sa faute à lui, et que je l’aimais, et que, et que, et que… J’ai parlé toute la nuit. Mes yeux rougis dansaient au rythme de la lumière. Mes bras avaient retrouvé le corps aveuglé de ma mère. Et au fond de moi, mon cœur recommençait à redevenir cette horrible chaudière à humanité.
***
Quand cette nuit prit fin, c’est comme si une année entière était passée. Comment avions-nous pu être si stupides ? Mon père n’était pas entrepreneur, qui y avait-il à entreprendre au milieu de ces ruines, de ces villages désertés et de ces ténèbres ? Et lui, comment avait-il pu se croire à l’abri ? Les hommes de la propriété sont revenus le soir même. Ils avaient tout vu, mais n’avait rien pu faire. Mon père n’a rien dit, car il savait, il ne pouvait que savoir ; ils l’avaient tous trahi. Il en engagea d’autre, mais nous savions que ce n’était qu’un gain de temps provisoire. Les chinois avaient disparus : Leurs clans comptaient les meurtriers et les victimes, et dans cette gigantesque tempête invisible qui embrasait toute le continent, ils se disputaient sous les corps les limons engorgés.
Patrice était vivant. Embaumé dans des bandelettes comme un pharaon mais ses yeux de Sobek infectés par la fureur des Hébreux. J’avais obtenu de mon père qu’il quitte la mare et qu’il vienne à l’intérieur de la maison : il ne pouvait plus être un danger pour personne, maintenant. Je venais moi-même lui apporter à manger, quand il n’y avait personne, avec l’air le plus sauvage et le plus glacé que je pouvais inventer. Je devais devenir pour lui la savane et la mare, les gazelles et les petits enfants, la proie et le danger. Seule avec lui, j’apportais l’absence des hommes, le néant de sa vie. Le reste du temps, je faisais ce que ma mère me demandait il y a de cela quelque mois. Je faisais attention à moi, je répondais, je partais en ville. Je découvrais la vie d’une jeune fille sans vraie conviction. D’ailleurs, cela n’apportait de réconfort à personne. Mon père me demandait de partir à la minute où je le voyais. Maman, elle, pleurait. Est-ce qu’elle a déjà su faire autre chose que pleurer ?
Ca ne suffisait plus. Je le sentais souffrir. Quand je voyais son corps, posé sur la terrasse comme une outre gigantesque, si loin de sa boue et de son Soleil, j’étais tellement désolée que je ne voulais plus sortir. Je ne le touchais plus : il était malheureux et plein de colère. Georges venait dormir avec moi à nouveau, tout heureux, sa pave puante et verte souillant mes draps blancs J’ai compris ce qui allait se passer, je le savais depuis longtemps, d’ailleurs : Patrice allait se laisser mourir. Il allait désobéir à ses os, à son sang de glace et à sa race divine pour suivre la voie des hommes. Je ne pouvais l’accepter. Depuis le soir rouge où j’avais vu mon enfance mourir, je ne pouvais penser qu’une créature aussi belle et aussi sauvage puisse mourir comme cela.
Un soir, alors que mes parent faisaient bruyamment l’amour de l’autre coté du mur, j’ai quitté ma chambre et puis nos appartements. Georges a voulu me suivre, mais je lui ai fermé la porte au nez. J’ai longtemps marché dans la demeure, vers ce que je devinais en être l’autre sortie, celle que je n’avais jamais emprunté. Les murs troués et les grandes moustiquaires laissaient briller la grande Lune de l’Afrique. Les cafards, les serpents et les vautours grouillaient à mes pieds. Les ruines semblaient plus gigantesques que jamais. Je passais dans des cours fumantes d’étranges cratères, des grandes forêt de palétuviers s’étendaient jusqu’à l’horizon. Un pont de parpaing posé à la va-vite enjambait un fleuve qui se jetait au loin. De grandes statues d’argiles montraient leurs seins monstrueux à la lune. Des groupes blancs se rassemblaient en nuées et brulaient des idoles avec des grands cris rauques. J’avais l’obscur sentiment d’avoir déjà vu cela, quand j’étais petite et que j’errais seule dans les ruines, mais c’était autre chose qui me poussait toujours en avant. Cela sentait la chair empoisonnée.
Quand j’ai enfin atteint Kidira, je savais que je ne pouvais plus revenir en arrière. Des petits enfants ont commencés à me suivre en riant, en touchant mes mains, en palpant mes fesses, en tirant mes cheveux. Un bébé au visage rond et à la moue sérieuse m’a conduit au sérère, dans une case reculée loin du village. Je n’avais rien eu à dire et quand le vieux me vit, il ne demanda rien non plus. Il ria.
Il n’était pas du clan des hommes. Il les avait quitté depuis longtemps, cela se sentait jusqu’à l’odeur de pourriture qui se dégageait de sa peau. Il me demanda si je voulais rendre à mon mari la sauvagerie et la flamme perdue dans nos grandes étreintes. Je n’ai pas trouvé ça drôle, mais je ne me suis pas mise en colère. Les moustiques m’enflammaient les bras et les cuisses pendant qu’il parlait et parlait. Sa langue était étrange, faite de claquement et de chocs, d’écoulement et de grands abimes silencieux. Je regardais ses mains, si dures et si calleuses qu’elles étaient comme faites d’os et d’écailles. Le prix qu’il réclamait dansait dans ma tête. C’était normal, on ne défaisait pas un génocide comme cela. Aucun prédateur ne lâche une proie si il n’en a pas vu une plus importante. Les forces du sable et de la forêt ont le sang froid, monstrueusement froid, et ils étaient les plus affamés des dévoreurs. J’ai dit oui. J’ai pleuré un peu, aussi et j’avais honte, tellement honte.
Il est revenu avec moi, et le chemin sembla plus court. Nous traversâmes en silence la grande terrasse de ma maison. Mes parents dormaient. J’ai ouverte la porte de ma chambre. « Khonik » semblait heureux de me voir, et il est venu en jappant jusqu’à cette gigantesque dalle qui donnait vue sur le parc. Je ne l’ai pas regardé quand le vieux lui a posé le couteau sur le ventre, et a pratiqué l’incision. Il ne chantait pas. Les mouvements que formaient ses lèvres dépassaient les oreilles humaines. J’ai en revanche vu les yeux de Georges, mon Georges, quand ils se sont agrandis, agrandis, agrandis, jusqu’à tracer dans l’os des arceaux de cathédrales. Il a voulu crier, mais sa mâchoire aussi s’est mise à vibrer. J’ai vu cela de la façon la plus calme et la plus sereine possible, en respirant l’odeur âcre, en goutant aux vibrations de l’air nocturne. Puis, le vieux est parti, je suis allé dormir. J’ai tenté de rire, de regarder la fenêtre en attendant le Soleil, comme je le faisais avant, mais je n’ai pas su. Georges était mort, ce pitoyable Georges qui était venu en Afrique dans un lourd porte-bagages, ce Georges corrompu amoureux des steaks cuits et des longues marches. Il avait donné son sang chaud pour ce qui restait de pur à mes cotés, pour une cause que je savais désespérée et sans espoir. « Khonik ». Celui qui va mourir.
Mes parents n’ont rien remarqué. La carcasse du crocodile dormait encore dans le couloir. Parfois, ses yeux s’ouvraient, mais ce n’était plus qu’une enveloppe vide. Tous ses grands airs vides, ses ultimes fureurs, tout s’était évaporé. Il était devenu l’étrange gardien de ma chambre, un meuble de pierre qui ne remarquait plus rien, une parodie de vie aux yeux d’outre-monde. Moi, je ne le regardais plus ; depuis les premiers jours, j’avais décidé d’oublier totalement ce qui s’était passé, et je suis allé vivre avec ce qui restait de Patrice, le crocodile qui dormait dans la fourrure pelée d’un chien.
Nous nous nourrissions dans les alentours de la mare. Mon père, plongé dans une tâche qui allait nous couter la vie, ma mère, vidant dans sa chambre des sanglots et des regrets absurdes, ne remarquaient plus mes absences. Tout partait à la dérive, tout mourrait, et, brusquement, j’ai vécu les moments les plus intenses de ma vie. Je me roulais d’abord dans la boue, et puis, avec ce loup surnaturel, nous parcourions notre territoire et chassions ensemble. Nous nous nourrissions sans rien dire, sans nous regarder, profitant de tout ce sang rouge qui coulait des arbres et des pentes. Nous n’attaquions jamais, jamais les hommes, même les plus petits enfants qui oubliaient leurs cases, leurs familles et qui s’avançaient vers la mort de la grande savane. Ce sont les humains qui tuent les humains. Pour les autres, les serpents, les gazelles, les zébus, nous plongions dans les grandes mers de tourbe qui sillonnaient les savanes autour de Kidira, et ils nous tendaient leurs gorges. Des chiens ou des hommes auraient éprouvé leurs libertés dans les grandes étendues qui s’ouvraient soudain à moi, mais nous étions des créatures à sang-froid. Et nous restions dans les cuves en exposant nos peaux rougissantes à notre grand Dieu de lumière et de flammes, le beau Soleil des Ruines, nos âmes apatrides et sèches profitant de la simple et terrible toute-puissance des derniers grands sauriens de la Terre.
Quand je rentrais à la maison, je redevenais une ombre. Patrice me suivait, évitant les lampes et les regards. La mâchoire du corps de Georges s’était étrangement allongé, ses maladies purulentes avaient disparu : il ne dégageait plus aucune odeur. Et ses yeux, fixes et vide, débarrassé de toute sensibilité artificielle, étaient à nouveau là. Il entrait, comme son corps le faisait autrefois, dans ma chambre sans qu’on remarque ces changements. Je prenais une douche et nous allions nous coucher. Il ne dormait pas avec moi, pas comme Georges, non. Nous sommes des reptiles, et nous nous estimions trop pour nous faire confiance.
J’ai passé trois mois merveilleux à ramper sous le soleil brulant à coté des ruines, à mordre et à tuer. Les vibrations que je ressentais instinctivement devenaient omniprésentes, et enfin, je les comprenais. Les sons étaient plus précis, plus durs, plus gorgées de vies. Dans ce monde nouveau, je ressentais la viande qui battait, la viande rouge et crue, pas ces horribles morceaux cuits qui transformaient le sang en graisse. Je n’avais besoin de presque rien, mais tout était là pour ces merveilleux assauts : Ma mâchoire s’agrandissait, mes yeux s’écarquillaient, mes longs cheveux devenaient rêches et collaient à ma peau comme des herbes de marais. Il n’y avait plus de percepteurs, plus d’ouvriers, plus de jardiniers, plus de père et plus de mère, plus de menace et plus d’ami. Plus de futur non plus. Juste Patrice. Juste moi. Juste le monde.
Mais un jour, j’ai manqué de prudence. J’ai fait une erreur. Une erreur que ne ferait jamais un crocodile avant de rejoindre sa tanière. Un crocodile recompte les petits et ferme l’entrée. J’ai laissé la porte entrouverte, par excès de bonheur et d’humanité. La chaleur venait de tomber. Nous étions en décembre, et il faisait froid. Patrice a voulu chercher un peu de chaleur prés des fours, peut-être a-t-il confondu la lumière des torches avec celle du Soleil, ou… Je ne sais pas. Il est passé doucement devant mon lit, et a traversé la pièce. Sur la terrasse, devant ma chambre, il y avait son ancienne carcasse, les yeux ouverts. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Mais le corps du monstre s’est soulevé.
Il y a eu un fracas épouvantable. Je me suis levé, j’ai couru –à quoi bon ?- jusqu’à la terrasse. Tout semblait si réel, malgré le vide de l’air et le vent étrange qui s’était levé, malgré le froid, ce froid qui m’envahissait, qui vidait mes muscles et fissurait mes os. Et puis il y avait cette grande Lune, disproportionnée, qui enveloppait tout le ciel de son orbite vide et blanc. Et, à travers elle, traçant une pupille verdâtre et brillante, un corps de crocodile géant, monstrueux et boursouflé. Sa mâchoire mordait le dos d’un chien, et le maintenait en l’air. Je poussai un cri étranglé et il le lâcha. Patrice s’effondra, les flans lacérés, sans une seule plainte.
Mes parents sont accourus, et mon père, un fusil à la main, a d’un coup de coude allumé la lumière. Le rouge vif du sang me sauta au visage. Il n’eut pas l’intelligence de comprendre en voyant les dents du monstre s’ouvrir à nouveau. Avec une force gigantesque, le grand serpent vert tordit ses lourds muscles pour se hisser sur sa queue, et bondir à nouveau. J’ai poussé un cri d’horreur. Rien dans tout le règne animal n’était plus déformé, corrompu et contre nature que cette chimère monstrueuse qui avançait en plongeons odieux de quatre mètres.
Son flanc frappa de plein fouet ma mère, qui vola à travers la terrasse. Mon père réagit enfin. Il brandit son fusil vers le monstre. La carcasse animée entrouvrit la mâchoire, plaça sa queue contre le mur, prête à faire à nouveau jouer ses crocs. Elle attendit quelques secondes. Mon père ne tira pas. Il ne voulait pas tirer le premier. Peut-être par peur, ou par hypocrisie. Combien d’hommes avait-il vraiment tué ? Ce n’était que l’animal de compagnie de sa fille. Il resta en silence, les yeux fous, à regarder son meurtrier jouer avec sa peur. Alors le monstre s’élança dans les airs par un bond formidable, et trois coups de feu retentirent dans la nuit.
Ce fut enfin le silence. Ce monde était mort. Les ruines s’écroulaient doucement tout autour de moi. Je me suis approché de Patrice, le roi sans hommes, le seigneur des crocodiles. Maad Noro. Maad. Maad. Maad Noro. Le chien avait été déchiqueté. Ses écailles chimériques n’avaient pas résisté aux dents de son ancien corps. Ses yeux fixes regardaient devant lui avec un air de profonde interrogation. J’en ai déduit qu’il n’était pas mort en saurien, et j’ai ressenti une profonde tristesse, sans sanglot, sans haine, et pleine de pitié.
Ma mère reprenait conscience en gémissant de douleur. Sans un regard vers elle, j’ai marché à grand pas vers le monstrueux serpent. Lui ne bougeait plus. En-dessous de lui, une masse informe et rougeoyante agonisait, la tête probablement enfoncée dans le ventre ouvert de l’animal. Je pouvais sentir que le monstre était encore vivant, alors je me suis agenouillé en face de lui. Ma robe et mes cheveux étaient détrempés du sang du meurtre de mon amour. La lumière électrique amplifiait mes traits. Je l’ai regardé. J’ai senti dans les mouvements de ses yeux, dans l’odeur de son haleine cette sourde fureur qui n’avait jamais quitté ce corps. Le monstre était resté, enfermé dans cette outre pendant des mois, vidé de sa noblesse et de son âme par le travail des spectres. Et puis, il a actionné le muscle de ses joues. Sa mâchoire s’est déformée à nouveau, s’est élargi, s’est agrandir, et la bouche de Patrice traça dans l’ombre un sourire horriblement humain. J’ai regardé à nouveau ses yeux, et, au moment où il expirait, j’ai vu de une immense tristesse. Il était là, dans ce sang vidé, dans ces muscles rompus au désespoir, dans cette graisse ruisselante d’amour. Khonik. La créature misérable qui était devenue pire que les hommes.
Mon père était mort sous ce corps depuis de longues minutes déjà. Je me suis levé en serrant les poings et en sifflant de mépris. Je m’éloignais à grands pas décidé, quand un bras m’a agrippé du mur, et j’ai vu ma mère, blessée et suffocante, qui demandait de l’aide. Je l’ai repoussée comme on chasse un moustique. Elle m’a crié que je l’abandonnais, que je ne devais pas, que je la trahissais, que je trahissais mon sang et son amour. Je me suis mis à courir pour ne pas l’entendre, pour ne pas que son horrible sang chaud pénètre dans mon âme et me retransforme en petite fille. Je ne voulais plus être faible. Je ne voulais plus jamais être seule.
Les ruines ont défilé autour de moi. J’avais l’impression que l’espace se contractait, que les murs se rapprochaient. Les immenses champs n’étaient plus que des jardins, le pont s’était rétréci. Autour de moi, des pans entiers de la demeure s’effondraient. Je voyais les cafards affluer à l’extérieur, les rats bondir des égouts. Il n’y avait plus d’oiseaux depuis déjà de longues minutes. Comme si l’univers désertait le lieu. Derrière moi, des grandes flammes, la Lune qui passe derrière les nuages, une nuée de corbeaux, et puis plus rien. Je ne sens plus que du sable sous mes pieds, et du vide tout autour.
Le vieux allait au devant du village. Il avait allumé un feu dans la dernière chambre des ruines. Un serpent dormait sur ses genoux calleux. Il a eut un petit rire quand il m’a vu, et m’a proposé de m’asseoir. J’ai regardé Kidira plongé dans le noir, les tympans battant au vent, mes grandes narines dressées pour chercher des humains. Mais il n’y avait rien. Plus rien. Tout avait disparu. Il n’y avait plus rien de vivant dans ces cases noires.
Je l’ai traité de menteur. J’avais cru que Georges ne reviendrait jamais ! «Que t’avais-je promis ? Je t’ai ramené ton amant. Ton mari était le prix, mais les esprits ne l’ont pas tué. » « Pourquoi ? » « Ils n’avaient pas faim. Ils ne mangent que quand ils ont faim.». Je me suis mit à balbutier, à marmonner furieusement, à chercher une faille. Mais il n’y en avait pas. Patrice était mort par ma faute. C’était mon erreur. L’espace d’un instant, j’avais eu la meurtrière confiance des sangs chauds.
J’ai regardé ma robe tachée de sang. Ces mains que je croyais faites d’écailles, si frêles et si pâle. Ces formes naissantes que je cachais du mieux que je pouvais, ces jambes qui s’allongeaient sous moi et qui me faisaient peur. En silence, je pris un morceau de verre et je regardai mes yeux : ils étaient brillant comme du quartz, et cernés de rouge. Une jeune fille aux cheveux blonds et au regard rêveur m’observait sans comprendre. Elle me semblait si pâle, si fragile, si jeune et si misérable. Mon triste double de verre, par ses cernes, par sa frayeur, et par les sanglots qu’elle commençait à pousser, se montrait comme tout ces hommes de chairs rouges. Inutiles. Méprisables. Et contagieux.
Le sérère avait compris. Peut-être même bien avant, avant toute chose, il avait compris. Compris que je m’étais trompé de frontière. Que j’étais un cancer amoureuse du porteur. Et qu’encore une fois, au nom dérobé des sauriens, je tenterais de le sauver.
J’ai cherché un prix. Quelque chose à donner. Quelque chose à lui proposer. Les esprits avaient faim, il fallait qu’ils mangent, je le sentais. Mais je n’avais plus rien. Alors que mon esprit se résignait au désespoir, j’ai senti la main du vieux caresser mon visage. Ses ongles noirs sentaient la chair putréfiée, mais il y avait autre chose. Ses bras tout entiers étaient glacés, comme son sang et son cœur. Mon corps hurlait de me dégager, mais c’était trop tard, j’avais compris moi aussi. J’ai eu un rire désaccordé, détruit, et j’ai murmuré une chanson de mon enfance pour me donner un peu de courage. J’ai entrouvert ma robe, et je l’ai laissé faire. Ses mains ont parcouru mon dos, se sont refermés sur ma gorge. Il me plongea dans la poussière, et, ses dents m’arrachant les lèvres, il me murmura mon nom.
Mosi. Sois belle.
Chaque seconde fut un déchirement. Les coups qu’il frappait dans mon ventre aspiraient ma vie. Je ne mourrai pas pourtant, et je me sentais comme condamnée, à sentir ce corps, cette puanteur, ce poids ignoble pour une éternité infernale et glacée. Quand il s’est retiré dans le village qu’il avait englouti, me laissant souillée à jamais, j’ai mécaniquement porté la main à mon cœur. La chaleur s’était arrêtée. Les esprits étaient enfin repus, et la petite fille était morte.
Il me fallut de longues heures pour retraverser les ruines. Mais je ne pressais plus. Il n’y avait rien qui ne m’attendait. Je suis finalement arrivé à la terrasse. J’ai vu ma mère étendue contre un mur, les yeux-mi-clos, qui sanglotait encore et toujours. La lampe s’était éteinte, mais elle a du m’entendre. Elle a tenté de se lever, mais avec le choc que lui avait infligé Georges, c’était peine perdue. Je crois que ma mère ne m’a pas non plus reconnue quand je suis arrivée et que j’ai lentement marché vers elle. Elle a hurlé. Moi, je n’avais pas faim, pas encore. Quand on a pas faim, il faut mastiquer lentement, pour laisser la chair rentrer tout de même dans l’estomac.
Les jeeps sont arrivées deux jours plus tard. Des mousquetaires armés pour explorer les ruines. Ils se sont séparés pour éviter qu’on s’enfuie. Les cuves avaient été éventrés, et la boue coulait, partout, partout. Deux yeux luisants de haine sont arrivés à leurs niveaux, un par uns. Ils se sont débattus, ils ont poussés des cris de suppliciés, mais on n’échappe pas à son prédateur. Jamais.
Je suis partie maintenant. J’ai suivi lentement le lent labyrinthe des mares qui s’étendent jusqu’au grand fleuve. J’ai plongé dans la boue froide et maintenant, je vois le Soleil. D’autres crocodiles attendent autour de moi, leurs longues silhouettes enfoncés dans l’eau, les yeux noirs et rougeoyants comme ceux des hommes : d’entre tous, je suis le plus grand. Autour de la rivière, les terres se sont soulevés, tranchées par la tourbe sombre. Les berges sont loin, mais je peux sentir l’odeur des enfants, brulants de sueurs, qui s’approchent de l’eau. Leurs rires résonnent, et dans le son de leur voix, je peux sentir leurs misérables défis. Leurs plongeons éclabousseront bientôt mes écailles.
Et je sais ce que je vais faire. Toute ma vie, j’avais voulu vivre seule, isolée dans mes mondes de sable et de boue, rêvant dans les draps de mon trône jurassique mon amour de la nature. Je m’étais trompée, lourdement. Et je sens encore en moi le néant de Patrice, le roi des Crocodiles, engorgé de mon sang, de ma chaleur et de mon détestable amour, qui disparait. Les hommes détruiront ce qui reste de ce monde, de la même façon qu’ils ont achevé le mien. Ils couleront des villes vers les campagnes mortes en des nuées de pétroles et de pluies acides, empoisonneront l’eau et le ciel, la viande et le sang. Nous ne les avons jamais attaqués, mais ils nous détruirons et ils nous enchaineront par les cadeaux et l’amour. Et, malgré nous, par la terrifiante faiblesse des derniers grands sauriens, nous les suivrons dans leur folie. Tous, comme moi, les reptiles quitteront le Soleil brulant et terrible pour plonger dans les délicates ombres que manient les renégats, les orgueilleux, et les coupables.
Un enfant plonge. Je donne un coup de queue et avance à sa rencontre. Dans mon cœur bat désormais le sang tiède des grands monstres.
PS: Les mots en italiques sont des noms traditionnels sérères.
Abandonne ton père abandonne ta mère. Les morts iront avec les morts. Et nous avons choisi de vivre.
[…]
Ma noblesse est de vivre cette terre, Princesse selon cette terre,
Comme le riz l’igname la palme et le palétuvier, l’ancêtre Lamantin, l’ancêtre Crocodile »
Leopold Sedar Senghor- Princesse, ton Epitre.
J’avais 11 ans quand Patrice le crocodile est arrivé.
Mon père nous avait fait quitter la France pour le travail qui l’attendait en Afrique. Ancien grand entrepreneur, il était fatigué des difficultés administratives posées par le gouvernement, et il avait décidé de tenter sa chance en partenariat avec de riches propriétaires chinois, qui s’étaient eux aussi installés dans la dernière décennie. Mon père avait toujours voulu réussir, pour que nous ne manquions de rien. C’était ce qu’il disait, et comme pour tout, je le croyais.
J’ai donc grandi dans la région de Tambacounda, à l’extrême-est du Sénégal, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière avec le Mali. Je vivais dans des petites robes blanches à proximité du village de Kidira, qui n’était devenu une véritable commune qu’une dizaine d’années auparavant. Je dis près parce que je n’y aie jamais mis les pieds de toute mon enfance. C’était un lieu d’une pauvreté affolante pour les gens qui, comme nous, vivions dans la richesse et le luxe. Nous étions impuissants face à toute cette famine, tout ses corps maigres et noirs que nous voyions parfois sortir des rues ocre, ou du moins, je pense que nous voulions le croire. Je n’ai jamais parlé à cette misère qui rampait à nos pieds, et les rares fois où le hasard me plaçait seul avec une autre enfant du village, je détournais la tête et m’enfuyais. Ils ne m’intimidaient pas vraiment, et je ne me suis jamais considéré comme supérieur à qui que ce soit. Mais ceux qui disent qu’il n’y a qu’une humanité, que chaque homme est un élément d’un grand groupe, et que nous ne sommes qu’un point reliés à des milliards d’autres à travers toute la grande Terre, ceux-là je ne peux pas les croire. Chacun d’entre nous vit entouré d’un grand abîme, et si il n’y avait pas de hiérarchie entre la blondeur de mes cheveux, les beautés de mes jupes et ces yeux affamés de fantômes, il y avait beaucoup de vide. L’hypocrisie des adultes n’y pouvait rien.
D’ailleurs, depuis que j’étais toute petite, ma mère m’interdisait de sortir du grand parc que nous possédions, ce qui réglait la question. C’était une bâtisse coloniale aux dimensions gigantesques, plus grande que le village, et je crois que je n’en ai jamais fait le tour entier. Tout était déjà en ruine, à cette époque ; les bâtiments annexes, construits au béton, se fissuraient sous l’action du sol. La maison avait été abandonnée des années auparavant, et malgré les restaurations de mon père, j’avais l’impression de dormir dans quelque chose qui s’effondrait inéluctablement. Je me souviens encore des dalles plombées de lumières, des grandes cours vides et des fenêtres qui donnaient sur des cours de tennis défoncés ou sur de mystérieux jardins.
C’était pourtant dans le parc que je jouais. Ma mère avait l’habitude d’y lire des romans interminables et de s’occuper de fleurs qui ne voulaient jamais pousser. Mon père, lui, y gardait une variété d’animaux extraordinaire. Grâce à lui et aux rares moments où il avait le temps de s’occuper de moi, je savais à l’âge de 8 ans différencier une cinquantaine d’espèce d’oiseaux, et, grâce à ses yeux, apercevoir des girafes s’ébattre et grâce à ses oreilles, entendre le léger roulement des colonies d’autruches. Ce parc avait des proportions surnaturelles, il était sans frontière, sans limite, s’étendait jusqu’à la fin du regard et contenait le monde. J’en gardais une sorte de fierté rayonnante et secrète, que je ne partageais qu’avec moi-même dans le silence de mon lit. J’avais sous mes yeux les chacals du désert et les plus gros serpents, et toutes les merveilles qu’une enfant aurait pu rêver. Je m’efforçais par de savants mensonges à faire paraître ce paradis comme naturel, pour rester insatisfaite, je pense. J’ignorais que la plupart de ces trésors avaient été dérobés à la réserve naturelle du Niokolo Koba, qui se trouvait à une cinquantaine de kilomètre, et qu’ils avaient été soigneusement payés par mon père. Quelque fois avec un prix en sang humain.
Mes seuls compagnons de jeux, mes seuls amis, mes seuls ponts au-dessus de l’abîme étaient les animaux inoffensifs qui habitaient le parc. Mes précepteurs successifs (il était évident que je n’allais pas à l’école communale) m’amenaient vers eux pour jouer quand j’avais fini mes leçons, en me prenant par la main. J’avais des lapins et un poney que je brossais moi-même, un poulailler et un vivarium remplis, mais malgré tout, j’avais une préférence pour un vieux dogue, Georges, que nous gardions de la France. Malgré toute la bonne volonté des chinois, le voyage jusqu’à l’aéroport de Bamako, le plus près, nécessitait deux jours de piste, et dans ses conditions, Georges était tout ce qui s’était extirpé du monde perdu de ma première enfance. Le reste avait été abandonné à l’oubli, et parfois je caressais les endroits intacts des murs fissurés pour me souvenir d’une époque où tout n’avait pas un siècle.
Seuls ceux qui ont eu des animaux dans leur jeunesse savent à quel point j’ai pu être attachée à Georges. L’amour que les humains ont pour leurs semblables, les liens de la mort et de la filiation ne valent rien face aux bras amarrés d’un enfant autour d’un bon chien. Georges était vieux, comme tout ce que je touchais, mais il chassait souvent le lapin avec les jeunes lévriers qui gardaient la propriété des voleurs et des curieux. Sa gueule retroussée était déjà plein de boutons blancs qui tiraient sur le vert, mais ses dents gardaient l’éclat d’un bel ivoire, et je me rendais en riant à sa mâchoire enthousiaste. Bien que vif, Georges ne m’a jamais fait du mal, mais parfois, ses grands mouvements de dents et ses étranges bruits de mastications effrayaient ma mère. J’avais dans les huit ans à l’époque, une tête blonde minuscule et Georges faisait deux fois ma taille. A part lui, mes amis étaient innombrables, je dansais avec les colombes, et je tripotais des foules de hamsters qu’on hébergeait dans une des ailes, et chaque arbre avait un nom que j’avais écrit sur son tronc. Je passais mes journées les mains dans la terre et je traversais les grandes salles en criant sur le dos d’une chèvre agacée. Et quand je rentrais, la robe en lambeaux, épuisée mais heureuse, Georges attendait que ma mère sorte de ma chambre, et il se mettait dans mon lit.
Ce fut un événement précis qui me poussa à adopter Patrice le Crocodile. Le nom de l’animal n’avait pas été choisi au hasard, et c’est une rencontre qui l’avait décidé. Patrice Faye n’avait pourtant rien pour plaire à mon père. Il travaillait dans l’humanitaire, mais d’une façon… différente. Etre dans l’humanitaire, pour mon père, c’était organiser des soirées où nous ne pouvions pas aller, faire pleuvoir l’argent dans le désert en espérant que les villages finissent par pousser. Ca n’avait jamais marché. Au contraire, depuis une vingtaine d’années, c’était comme si le monde des hommes s’était arrêté de vivre, et disparaissait tranquillement dans la poussière jaune de la savane. Or Patrice Faye était un aventurier, le dernier descendant de Caillié ou de Livingstone. Il avait tout sacrifié pour partir avec son sac à dos sur des routes grouillantes de serpents et de mendiants dégoutants. Quand il le fallait, mon père payait grassement des chefs, de préférence en jeans plutôt qu’en pagne, pour que tout soit impeccable. Il ne parlait pas à cette masse qui nous était étrangère. Patrice Faye, d’une manière ou d’une autre, était lui dans cet univers que nous voulions ignorer.
La petite Histoire, celle qui intéresse tout le monde et que personne ne retient, a noté son nom pour avoir rencontré, étudié et chassé l’animal le plus meurtrier de notre époque. Patrice Faye avait vécu vingt ans au Burundi, et c’était lui qui avait fini par achever Gustave, le crocodile géant qui avait tué plus de deux cents personnes sur les rives du lac Tagyanika et celles de la rivière Rusizi. Il avait vieilli, pourtant, et quand il vint chez nous, c’est sous les traits d’un vieillard méfiant et assagi. Moi qui m’était attendu à voir un aventurier à la large bedaine et à la voix puissante, comme il y en avait dans mes albums, j’étais déçue. Les quelques chinois qui passaient vérifier le travail ne l’aperçurent même pas.
C’est un soir, alors qu’il nous racontait sa chasse extraordinaire, le fait de sa vie, que je me pris d’une véritable passion pour les crocodiles. J’avais mes mains enfouies dans le col de fourrure de Georges, qui haletait tranquillement. Un concours de circonstance m’avait amené à entrer dans la pièce, tapi près du chien, ce qui ajoutait à l’exceptionnel de la scène. Le courant était coupé, et ce soir là, notre groupe électrogène était en panne. Cachée par l’obscurité de la bougie, dans l’ombre gigantesque de Georges, j’entendais la voix du vieux français nous raconter ses aventures. Le corps du chien rayonnait de chaleur près de moi. La chaleur des autres est tellement merveilleuse, par rapport à l’égoïste foyer qui nous tiédit le sang. Je commençais à cette époque à entendre mes parents dire que je ne pourrais pas rester éternellement collé à Georges, qu’un animal, c’était sale et que je devais grandir, mais je ne les écoutais pas. Mon père était souvent absent. Ma mère était parfois folle. Georges, lui, était toujours là. Et c’est à partir de ce soir-là que moi, je ne fus plus là pour lui autant qu’il l’était pour moi.
Patrice Faye parla des crocodiles. Il raconta comment il les chassait avec les grands traqueurs du Burundi. Le Burundi avait eu un rêve, celui de devenir une grande nation, mais le rêve était parti en fumée. Le Burundi avait des puissants voisins, et, comme chez eux, on se battit pour savoir qui était le coupable, qui avait brisé le rêve et fermé la porte. La boue et le limon s’étaient ouverts pour laisser passer les corps, et ce furent les alligators qui vidèrent les fonds. C’est dans l’un de ces après-mondes, un parmi tant d’autres dans cette Afrique qui ne cessait de mourir, qu’est né Gustave. Et le récit, dans les lèvres de Patrice, serpenta à travers les rivières et les gigantesques forêts du Burundi, cherchant à encercler le monstre, à l’affaiblir, à le tromper, à le tuer. J’étais là, tétanisé, fasciné, et l’étreinte contre Georges se desserrait peu à peu. C’était un des plus grands soirs ma vie, je pense, et, à la lueur des bougies, sentant l’âme d’une femme grandir dans le corps de mon enfance, je pensais à toute la puissance et à la beauté du crocodile. Patrice Faye disait que Gustave en lui-même n’était pas une créature mauvaise, mais juste une créature très forte et très noble qui s’était avilie au contact de la guerre. Tout les animaux à sang-froid sont placides, calmes comme des omniscients. Ils ne tuent pas les humains, ils sont trop maigres, trop difficiles à tuer. Ils mangent quand ils ont faim. Ce qui a transformé Gustave c’était l’action des hommes, et par un génocide, ils lui avaient enseignés le gout du massacre. C’était l’action de l’humanité, qui transformait la faim en haine, et la chaîne alimentaire en meurtres.
Je pense que beaucoup de petites filles seraient tombées amoureuses de Patrice Faye en l’écoutant raconter ses aventures. Pas moi. Ou si je l’étais, si dans mon corps maigre de dix ans se cachait déjà quelque frissons, ils étaient pour le monde d’où il venait, et non pour son pâle avatar vieux et puant. Mes précepteurs n’étaient que des silhouettes qui s’effaçaient années après années, et mes parents devenaient peu à peu comme les piliers centraux du palais dont j’étais la reine, incapables de volontés, étouffés par leurs propres poids. Les adultes étaient comme des brises qui passaient sans m’arrêter, des spectres qui ne pouvaient me toucher. Patrice Faye passa lui aussi, et il mourut quelques mois plus tard, mais il m’avait effleuré l’âme, et avait allumé un nouveau feu en moi. Une semaine après, je faisais un caprice, je réclamais un crocodile, et il en arriva un dans un camion noir.
***
C’était un animal magnifique. C’était tout ce que je pouvais en dire, de la distance où nous nous sommes rencontrés. Un corps d’un vert brillant, une mâchoire d’une longueur irréelle et de grandes dents blanches, une queue puissante, de muscle et d’os, qui le projetait à travers les eaux. Mon père me disait qu’il l’avait repêché dans l’un des endroits les plus obscurs du Mali, de ces lieux que les hommes n’avaient pas encore fait mourir. Aucun mercenaire ne l’avait touché avant qu’il ne soit endormi, et on ne lui donnait jamais de la viande froide : c’était lui qui se nourrissait, et on allait mettre des poissons dans sa mare. J’ignore jusqu’à quel point mon père me mentait, et jusqu’à quel point il avait cru les vérités de l’explorateur. Toujours est-il que quand je l’ai vu, j’ai su que ce cadeau pourrait être différent de tous les autres. Par une association d’idée qui me ramenait à cette soirée au coin de la bougie, par manque d’inspiration peut-être, il s’est appelé Patrice.
Je n’avais bien entendu pas le droit de jouer avec lui. Il vivait dans une mare tout près de notre maison, et je pouvais lui rendre visite qu’accompagnée de mon tuteur ou bien de mon père. Très vite cependant, je déjouais leur surveillance et allait le voir seule. Sans les hommes. Il n’approchait jamais de moi, il dorait calmement sous le soleil ou alors se réfugiait dans les herbes qui baignaient la mare. Au crépuscule, il s’étendait dans l’eau, s’étendait dans la boue tiède et j’attendais de longues minutes que les remous disparaissent. Alors je ne le voyais plus du tout, je rentrais à la maison, embrassais Georges, qui se laissait faire, et remontais dans ma chambre.
Georges n’était pas jaloux, je pense, mais il vieillissait plus vite. Il marchait avec une allure qu’il voulait rendre digne. Hélas il boitait, il boitait de plus en plus et le vétérinaire n’avait rien pu faire. Dans des éclats de rage, parfois, il courrait avec les lévriers dans de grands éclats et de longs rugissements de douleur. Je me jetais à son cou pour le féliciter. Mais, alors qu’il me léchait le visage avec sa gigantesque langue rose, je sentais les petits boutons blancs qui grossissaient sur ses lèvres. Mes rires prenaient une pointe de dégout, et très vite, je me dégageais. Georges devait le sentir, pourtant il m’aimait toujours, de cette affection terrible que les hommes avaient crée a coup de fouets et de viandes pendant quinze mille ans.
Patrice se laissait peu à peu approcher. Il se nourrissait de la faune aux alentours et des animaux que nous envoyions dans la mare. Il ne paraissait pas être agressif comme les crocodiles l’étaient dans la bouche de Patrice Faye. Il n’avait pas gouté à la chair d’un génocide. Je passais de longues heures à le regarder secrètement, dissimulée dans les herbes. Les autres animaux me paraissaient comme des gentils mammifères face à ce saurien de trois mètres de long. Les panthères elles-mêmes, cachés dans une des cages de cette grande ménagerie, étaient pleines de colère et d’indignations contre leur sort. Pas Patrice. Il était au-dessus de ça, de ces pensées si fraiches et si humaines. Il restait sur le bord, dormait, glissait dans l’eau fraiche, ouvrait la bouche, et tuait. Un néant sans rage que j’admirais en silence, un océan d’où ne sortait pas la moindre ondée. Je me suis peu à peu approchée, oubliant les conseils de prudences de mon père et de tout ces foutus précepteurs incapables de comprendre une chose aussi belle. A chaque fois, c’était une nouvelle découverte. Plongée dans la boue, j’ai vu ses yeux. Les reptiles n’ont pas d’étincelle dans leur pupille, pas de joie ou de souffrance. Les larmes servent à s’hydrater et leurs iris noirs à tuer. Voila comment on regardait le monde avant que les mammifères, les primates et puis les hommes l’envahissent. Voila comment Gustave et tout les animaux de cette Terre auraient du voir. Pas de futur, pas de passé, pas de question, juste être là, sous le Soleil, sans question ni révolte, sans pleurs et sans hypocrisie.
Il m’a tout de même fallu deux ans pour le toucher. J’ai fait preuve de patience et de calme. Mètre par mètre, centimètre par centimètre, j’ai rampé plus prés, je suis resté un peu plus longtemps chaque nuit. Je me parfumais pour masquer l’odeur de ma chair chaude, puis je m’enfonçais dans la boue pour que le rose de mes joues deviennent d’un noir sombre, que je me fonde dans la nature. J’ai appris peu à peu à penser comme lui, à voir comme lui, à sentir comme lui. A assumer un héritage de deux cents millions d’années. Ma mère me faisait tout le temps des remarques sur mon manque de coquetterie. Je lui répondais avec des rires. Ma beauté avait depuis longtemps dépassée celle des bijoux et du rouge à lèvres. Je refusais de plus en plus d’obéir aux hommes qui s’occupaient de moi. Même, parfois, mes yeux pleins de mépris fusillaient le regard de mon père. Il baissait la tête sans comprendre.
Un soir, ma mère voulut me parler. Elle dit qu’elle avait peur d’une crise d’adolescence, rappela que nous étions tout seul, et qu’il fallait que je grandisse un peu pour que tout puisse se passer en paix. Elle était entrée dans ma chambre, brusquement, comme elle l’avait toujours fait. Je me suis assise sur mon lit, je l’ai écoutée sans rien dire, juste en la regardant, un peu dégoutée par toute cette surcharge de sentiments inutiles. Elle a fini par sortir, j’ai fermé la porte derrière moi. Le lendemain, je réclamais une clé pour ma chambre et je caressais la tête de Patrice avec une calme satisfaction. J’y étais parvenu.
Les choses tournaient mal. Je ne le sentais pas seulement par l’air désolé de mon percepteur, les regards mauvais des fantômes noirs et les larmes de ma mère. L’écoulement de l’eau, la température des murs, l’odeur des draps n’étaient plus les mêmes. Des pièces entières du palais tombaient en poussière, et nos serviteurs disparaissaient dans le vide. Du haut de mes ruines, je pouvais sentir les frétillements du sable et les jeeps qui lentement, faisaient des cercles rapprochés vers la maison. Les chinois puaient l’alcool, faisaient la fête jusqu’à l’aube tout les jours. Quand ils se tournaient vers mes parents, leurs sueurs rances devenaient envieuses. Ils avaient peurs, et pour combattre cette peur, ils étaient prêts à tout.
Est apparu alors ce vieux Sérère qui se promenait dans la forêt les pieds nus. Il avait marché depuis le Saloum et vendait sa science aux hommes aux alentours. Je n’y aie pas prêté attention quand il est venu demander de l’argent à mon père, mais en repartant, je l’ai vu jeter un œil à Patrice. Il n’avait pas l’air d’avoir peur. Il s’est assis, et il a chanté longuement. Il avait une voix magnifique, un peu aigre comme tout les vieux griots d’Afrique, mais aux tons ensorcelants et étrangers. Je n’aimais pas les chants que les mendiants venaient chanter à nos fenêtres, mais cette voix ne vibrait pas pour des étrangers à charmer. C’était le chant à un roi, à un Dieu. Un chant plein de peur et de respect pour quelque chose qu’on ne pouvait comprendre. Obscurément, je le sentais, dans les longues notes lancinantes qui descendaient dans la mare comme des gémissements de muezzin, dans la grandeur des refrains et le ton acre et sanglant des verbes. Maad Noro. Maad. Maad. Maad Noro.
Georges rentrait tranquillement de je-ne-sais-où, la queue entre les jambes. Il s’est approché. Le chant ne s’arrêtait pas, et le chien, sans doute animé par une obscure jalousie, a donné un coup de museau sur la cuisse du Sérère. Alors le vieux, en se relevant, a jappé avec un petit rire « Toi tu es Khonik». Les liens entre les chiens et les hommes ne souffrent pas de la barrière de la langue. Georges a compris, et il s’est mit à montrer les dents. Le vieux n’eut à le répéter que deux fois avant qu’il ne s’élance la gueule ouverte. Georges, mon meilleur ami depuis mes six ans, n’avait jamais attaqué un homme. Et il ne le faisait pas pour survivre, pas pour manger à sa faim, pas pour se battre contre un prédateur inconnu. Non, Georges allait tuer un homme juste pour sauver son honneur. Je n’ai jamais, de toute ma vie, eu aussi honte.
Le vieux était rapide. Ses os maigres caché dans son grand costume semblaient insaisissables. Ils ont continué pendant quelques minutes cette danse ancestrale du chasseur et de la proie, les mains ridés évitant les grands crocs en criant « Khonik ! Khonik ! ». Le soleil était haut, grand, comme si il allait toucher la terre. Au loin, on entendait de l’eau goutter d’un plafond, et j’étais là, tapi dans les herbes, à regarder ce long combat. Georges est tombé à terre. Le vieux l’a regardé avec une certaine pitié, et puis est parti en riant.
J’ai voulu aller voir mon chien mais j’ai vu Patrice qui dormait, et, sans savoir pourquoi, je suis resté. Quand Georges s’est éloigné, je suis allé le retrouver dans sa mare de boue. Georges est apparu la queue basse sur la terrasse deux heures plus tard, et dans ma tête, « Khonik » a résonné. Quand la porte de ma chambre s’est refermé ce soir là, je me suis mit à rêver de cette tunique de fantôme, de grandes mains vertes et immémoriales. Elles se posaient sur moi, et de grandes mâchoires me mastiquaient dans des océans brûlants. J’ai repoussé le corps chaud de Georges jusqu’au bas du lit, et, alors qu’il sanglotait longuement sur le tapis humide, mes griffes hésitantes ont découvert l’irradiant plaisir des reptiles.
Pour mes quatorze ans, mes parents ont voulu m’emmener au restaurant de Tambacounda, à trois heures de route. J’ai dit non, mais on me mit dans la voiture sans ménagement. Ce n’était que l’occasion de fuir un peu de cette ruine annoncée. L’avenir paraissait de plus en plus noir. Quand la porte arrière s’est ouverte, Georges a bondit sur mes genoux, et « Khonik » aussi se mit à se mentir à lui-même. Ses joues tombantes de meurtriers étaient pleines de boutons verts et sa bave sentait déjà le macéré. Je lui ai jeté un regard plein de mépris et je l’ai oublié malgré ses stupides efforts. Pendant cinq heures, loin de ma vie, j’ai gouté à ces grandes robes noires et ces rires forcées qui sont la force de la ville. L’air vibrait de tout coté, brouillait mes sens. Ici, on construisait, on bâtissait, il y avait de l’avenir et plus de passé. Les raisins étaient broyées et bouillis, les herbes étaient séchées et fumés, jusqu’à ce que tout ce qui ressemble à la Terre soit réduit et domestiqué dans de petites boites en verres. Je me contentai de regarder mes parents quand ils me demandèrent si je voulais partir pour Dakar, pour ses écoles et pour ses garçons, pour ses fêtes et sa vie. Sans haine ni mépris. Juste la compréhension de glace face à tous ses chauds mensonges.
Nous sommes revenus au moment de la lumière rose. La jeep étincelait sous la lumière, et puis le Soleil a plongé dans le sol et s’est reflété une dernière fois sur les nuages. C’est un moment que seul cette latitude connait, ce soir instantané où tout les éléments du crépuscule et de la nuit crépitent et se mélangent. L’air, tenace et humide, a disparu et j’ai sentit l’atmosphère se remplir de frémissement. Je me suis collé à la fenêtre et j’ai laissé ma peau profiter de la dernière lumière du monde pour enflammer mon sang. Cinq minutes plus tard, j’étais redevenu une petite fille.
Un avertissement. C’est ce qu’a dit mon père, ce soir-là. Un avertissement. Ce n’était pas un avertissement, mais un cataclysme. Comme si il fallait frapper encore ce vieux monde sale qui ne demandait qu’à mourir sans bruit ! Mais tout cataclysme peut servir de leçon. Ce soir là, j’ai appris que c’était Patrice Faye qui avait raison, entièrement raison, depuis le début, dans des proportions que lui-même n’a sans doute pas imaginé. Il ne suffit pas de détourner le regard pour éviter d’être contaminé par les hommes. Les Sang-chauds peuvent retrouver les crocodiles, et se jeter en riant dans leurs rivières. Ils peuvent les forcer à boire leurs haines, leur pétrole et leurs génocides, à les faire grossir comme des ballons de sang. Ils les ligotent sur les berges et placent des têtes d’enfants sur leurs gencives. L’hypocrisie humaine contamine le règne des crocodiles, transforment les dinosaures en poulets et mon Georges en tueur. Ne cherchez pas à détourner le regard, ils sont là.
Ils sont là sous la forme de toutes ces ombres sanglantes tout autour de nous. Les canards sont éventrés et les pélicans décapités sur le chemin, les gorges flottant au vent comme des parachutes. La lumière rose s’éteint un peu devant les zébus couchés sur la route, et les nuages semblent s’être gorgés de sang. Tout ce que j’avais de mépris, d’indifférence et d’orgueil a déjà disparu. Georges touche du nez cette viande avec qui il avait couru, mais les lévriers restent écartelés sur le carrelage, les ventres ouverts. Je prends le bras de ma mère alors que nous avançons en silence dans ce gigantesque cimetière.
Chaque pièce que nous parcourons possède ses particularités. Les testicules de mes chèvres roulent sur les tables, pendant que les survivantes courent à travers le salon les jarrets tranchés. Les lapins, les lapins que je tenais dans les bras quand j’étais petite, à qui j’ai donné le biberon bébé, ils sont tous là, égorgés, à pourrir mollement sur le bureau.
Nous sommes arrivés à nos chambres en silence, sans parler. Notre maison, ma maison était devenue un train fantôme dont nous découvrions méthodiquement toutes les étapes. Je n’ai pas eu à ouvrir ma chambre, la porte avait été forcée. Il n’y avait plus rien. Mes sous-vêtements étaient accrochés à mon porte-manteau, souillés de sperme et du sang de mes amis. Au plafond pendait la tête de mon poney, les yeux exorbités, la langue pendante. Je restai à l’extérieur pendant de longues minutes. Je pensais à la France, à la ville, à ce monde où tout n’était pas vieux, ou tout n’était pas destiné à mourir. Je me revoyais à cinq ans, dans mes belles robes blanches, à découvrir ce passé qui gisait maintenant mort devant moi, aux sucettes et aux jeux. J’avais tout oublié dans la boue sauvage de cette Afrique que je croyais connaître, et qui maintenant me traite comme sa proie. J’avais peur. Ils étaient là. Au loin, à travers la fenêtre du bureau, j’ai vu le vieux sérère qui passait sur le sable éclairé par les torches, et qui regardait nos larmes en souriant.
Je me suis avancé. Au dessus de mon lit, on m’avait dessinée nue sous mon chien, les deux jambes écartées. Je ne voulais pas lire ce qui était écrit, j’ai tourné la tête, mais un mouvement m’a arrêté. A l’intérieur de mes draps, quelque chose bougeait. J’étouffai un sanglot, et, prenant mon courage a deux mains, j’ai soulevé la couverture. C’était Patrice. Patrice, Maad Noro, le roi sans hommes. Ses pates avaient été coupées. Il n’était plus qu’un gros serpent vert. Sa queue fouettait l’air avec fureur. Les larmes ont envahies mes yeux –Oh, Patrice, comment un gavial peut-il avoir de la fureur ? Ses yeux n’étaient plus noir, on voyait une pupille rouge, acérée, humaine, débordante de haine et de meurtre. Quand j’ai étendu la main, il a eu un horrible sursaut et a voulu me mordre. Ses muscles se sont contractés, et le sang rouge a giclé sur mon matelas. Je suis parti en courant.
Dans la cuisine, mes parents hurlaient. Ma mère, recroquevillée dans le petit endroit encore propre de la maison, marchait doucement sur son bord en sanglotant. Il fallait partir. Ils allaient nous tuer. Mon père s’essuyait le front, il hurlait, tempêtait, insultait son beau navire qui coulait. Il tremblait comme nous tous, postillonnait au ciel et jurait dans de grands éclats de voix pour cacher les ténèbres et le silence. Quand je suis entré dans la pièce et que mes mains pleines de sang rouge –comment un crocodile peut-il saigner du sang aussi rouge ? – ont jailli à la lumière, ils se sont arrêtés. Il m’a fallut une minute pour respirer. J’ai répété, entre deux sanglots, que ils ne devaient pas se disputer, que Patrice était là, qu’il était vivant, qu’il était dans ma chambre, qu’il fallait le soigner, qu’il ne fallait surtout, surtout pas qu’il meurt, parce qu’il n’y était pour rien, ce n’était pas sa faute à lui, et que je l’aimais, et que, et que, et que… J’ai parlé toute la nuit. Mes yeux rougis dansaient au rythme de la lumière. Mes bras avaient retrouvé le corps aveuglé de ma mère. Et au fond de moi, mon cœur recommençait à redevenir cette horrible chaudière à humanité.
***
Quand cette nuit prit fin, c’est comme si une année entière était passée. Comment avions-nous pu être si stupides ? Mon père n’était pas entrepreneur, qui y avait-il à entreprendre au milieu de ces ruines, de ces villages désertés et de ces ténèbres ? Et lui, comment avait-il pu se croire à l’abri ? Les hommes de la propriété sont revenus le soir même. Ils avaient tout vu, mais n’avait rien pu faire. Mon père n’a rien dit, car il savait, il ne pouvait que savoir ; ils l’avaient tous trahi. Il en engagea d’autre, mais nous savions que ce n’était qu’un gain de temps provisoire. Les chinois avaient disparus : Leurs clans comptaient les meurtriers et les victimes, et dans cette gigantesque tempête invisible qui embrasait toute le continent, ils se disputaient sous les corps les limons engorgés.
Patrice était vivant. Embaumé dans des bandelettes comme un pharaon mais ses yeux de Sobek infectés par la fureur des Hébreux. J’avais obtenu de mon père qu’il quitte la mare et qu’il vienne à l’intérieur de la maison : il ne pouvait plus être un danger pour personne, maintenant. Je venais moi-même lui apporter à manger, quand il n’y avait personne, avec l’air le plus sauvage et le plus glacé que je pouvais inventer. Je devais devenir pour lui la savane et la mare, les gazelles et les petits enfants, la proie et le danger. Seule avec lui, j’apportais l’absence des hommes, le néant de sa vie. Le reste du temps, je faisais ce que ma mère me demandait il y a de cela quelque mois. Je faisais attention à moi, je répondais, je partais en ville. Je découvrais la vie d’une jeune fille sans vraie conviction. D’ailleurs, cela n’apportait de réconfort à personne. Mon père me demandait de partir à la minute où je le voyais. Maman, elle, pleurait. Est-ce qu’elle a déjà su faire autre chose que pleurer ?
Ca ne suffisait plus. Je le sentais souffrir. Quand je voyais son corps, posé sur la terrasse comme une outre gigantesque, si loin de sa boue et de son Soleil, j’étais tellement désolée que je ne voulais plus sortir. Je ne le touchais plus : il était malheureux et plein de colère. Georges venait dormir avec moi à nouveau, tout heureux, sa pave puante et verte souillant mes draps blancs J’ai compris ce qui allait se passer, je le savais depuis longtemps, d’ailleurs : Patrice allait se laisser mourir. Il allait désobéir à ses os, à son sang de glace et à sa race divine pour suivre la voie des hommes. Je ne pouvais l’accepter. Depuis le soir rouge où j’avais vu mon enfance mourir, je ne pouvais penser qu’une créature aussi belle et aussi sauvage puisse mourir comme cela.
Un soir, alors que mes parent faisaient bruyamment l’amour de l’autre coté du mur, j’ai quitté ma chambre et puis nos appartements. Georges a voulu me suivre, mais je lui ai fermé la porte au nez. J’ai longtemps marché dans la demeure, vers ce que je devinais en être l’autre sortie, celle que je n’avais jamais emprunté. Les murs troués et les grandes moustiquaires laissaient briller la grande Lune de l’Afrique. Les cafards, les serpents et les vautours grouillaient à mes pieds. Les ruines semblaient plus gigantesques que jamais. Je passais dans des cours fumantes d’étranges cratères, des grandes forêt de palétuviers s’étendaient jusqu’à l’horizon. Un pont de parpaing posé à la va-vite enjambait un fleuve qui se jetait au loin. De grandes statues d’argiles montraient leurs seins monstrueux à la lune. Des groupes blancs se rassemblaient en nuées et brulaient des idoles avec des grands cris rauques. J’avais l’obscur sentiment d’avoir déjà vu cela, quand j’étais petite et que j’errais seule dans les ruines, mais c’était autre chose qui me poussait toujours en avant. Cela sentait la chair empoisonnée.
Quand j’ai enfin atteint Kidira, je savais que je ne pouvais plus revenir en arrière. Des petits enfants ont commencés à me suivre en riant, en touchant mes mains, en palpant mes fesses, en tirant mes cheveux. Un bébé au visage rond et à la moue sérieuse m’a conduit au sérère, dans une case reculée loin du village. Je n’avais rien eu à dire et quand le vieux me vit, il ne demanda rien non plus. Il ria.
Il n’était pas du clan des hommes. Il les avait quitté depuis longtemps, cela se sentait jusqu’à l’odeur de pourriture qui se dégageait de sa peau. Il me demanda si je voulais rendre à mon mari la sauvagerie et la flamme perdue dans nos grandes étreintes. Je n’ai pas trouvé ça drôle, mais je ne me suis pas mise en colère. Les moustiques m’enflammaient les bras et les cuisses pendant qu’il parlait et parlait. Sa langue était étrange, faite de claquement et de chocs, d’écoulement et de grands abimes silencieux. Je regardais ses mains, si dures et si calleuses qu’elles étaient comme faites d’os et d’écailles. Le prix qu’il réclamait dansait dans ma tête. C’était normal, on ne défaisait pas un génocide comme cela. Aucun prédateur ne lâche une proie si il n’en a pas vu une plus importante. Les forces du sable et de la forêt ont le sang froid, monstrueusement froid, et ils étaient les plus affamés des dévoreurs. J’ai dit oui. J’ai pleuré un peu, aussi et j’avais honte, tellement honte.
Il est revenu avec moi, et le chemin sembla plus court. Nous traversâmes en silence la grande terrasse de ma maison. Mes parents dormaient. J’ai ouverte la porte de ma chambre. « Khonik » semblait heureux de me voir, et il est venu en jappant jusqu’à cette gigantesque dalle qui donnait vue sur le parc. Je ne l’ai pas regardé quand le vieux lui a posé le couteau sur le ventre, et a pratiqué l’incision. Il ne chantait pas. Les mouvements que formaient ses lèvres dépassaient les oreilles humaines. J’ai en revanche vu les yeux de Georges, mon Georges, quand ils se sont agrandis, agrandis, agrandis, jusqu’à tracer dans l’os des arceaux de cathédrales. Il a voulu crier, mais sa mâchoire aussi s’est mise à vibrer. J’ai vu cela de la façon la plus calme et la plus sereine possible, en respirant l’odeur âcre, en goutant aux vibrations de l’air nocturne. Puis, le vieux est parti, je suis allé dormir. J’ai tenté de rire, de regarder la fenêtre en attendant le Soleil, comme je le faisais avant, mais je n’ai pas su. Georges était mort, ce pitoyable Georges qui était venu en Afrique dans un lourd porte-bagages, ce Georges corrompu amoureux des steaks cuits et des longues marches. Il avait donné son sang chaud pour ce qui restait de pur à mes cotés, pour une cause que je savais désespérée et sans espoir. « Khonik ». Celui qui va mourir.
Mes parents n’ont rien remarqué. La carcasse du crocodile dormait encore dans le couloir. Parfois, ses yeux s’ouvraient, mais ce n’était plus qu’une enveloppe vide. Tous ses grands airs vides, ses ultimes fureurs, tout s’était évaporé. Il était devenu l’étrange gardien de ma chambre, un meuble de pierre qui ne remarquait plus rien, une parodie de vie aux yeux d’outre-monde. Moi, je ne le regardais plus ; depuis les premiers jours, j’avais décidé d’oublier totalement ce qui s’était passé, et je suis allé vivre avec ce qui restait de Patrice, le crocodile qui dormait dans la fourrure pelée d’un chien.
Nous nous nourrissions dans les alentours de la mare. Mon père, plongé dans une tâche qui allait nous couter la vie, ma mère, vidant dans sa chambre des sanglots et des regrets absurdes, ne remarquaient plus mes absences. Tout partait à la dérive, tout mourrait, et, brusquement, j’ai vécu les moments les plus intenses de ma vie. Je me roulais d’abord dans la boue, et puis, avec ce loup surnaturel, nous parcourions notre territoire et chassions ensemble. Nous nous nourrissions sans rien dire, sans nous regarder, profitant de tout ce sang rouge qui coulait des arbres et des pentes. Nous n’attaquions jamais, jamais les hommes, même les plus petits enfants qui oubliaient leurs cases, leurs familles et qui s’avançaient vers la mort de la grande savane. Ce sont les humains qui tuent les humains. Pour les autres, les serpents, les gazelles, les zébus, nous plongions dans les grandes mers de tourbe qui sillonnaient les savanes autour de Kidira, et ils nous tendaient leurs gorges. Des chiens ou des hommes auraient éprouvé leurs libertés dans les grandes étendues qui s’ouvraient soudain à moi, mais nous étions des créatures à sang-froid. Et nous restions dans les cuves en exposant nos peaux rougissantes à notre grand Dieu de lumière et de flammes, le beau Soleil des Ruines, nos âmes apatrides et sèches profitant de la simple et terrible toute-puissance des derniers grands sauriens de la Terre.
Quand je rentrais à la maison, je redevenais une ombre. Patrice me suivait, évitant les lampes et les regards. La mâchoire du corps de Georges s’était étrangement allongé, ses maladies purulentes avaient disparu : il ne dégageait plus aucune odeur. Et ses yeux, fixes et vide, débarrassé de toute sensibilité artificielle, étaient à nouveau là. Il entrait, comme son corps le faisait autrefois, dans ma chambre sans qu’on remarque ces changements. Je prenais une douche et nous allions nous coucher. Il ne dormait pas avec moi, pas comme Georges, non. Nous sommes des reptiles, et nous nous estimions trop pour nous faire confiance.
J’ai passé trois mois merveilleux à ramper sous le soleil brulant à coté des ruines, à mordre et à tuer. Les vibrations que je ressentais instinctivement devenaient omniprésentes, et enfin, je les comprenais. Les sons étaient plus précis, plus durs, plus gorgées de vies. Dans ce monde nouveau, je ressentais la viande qui battait, la viande rouge et crue, pas ces horribles morceaux cuits qui transformaient le sang en graisse. Je n’avais besoin de presque rien, mais tout était là pour ces merveilleux assauts : Ma mâchoire s’agrandissait, mes yeux s’écarquillaient, mes longs cheveux devenaient rêches et collaient à ma peau comme des herbes de marais. Il n’y avait plus de percepteurs, plus d’ouvriers, plus de jardiniers, plus de père et plus de mère, plus de menace et plus d’ami. Plus de futur non plus. Juste Patrice. Juste moi. Juste le monde.
Mais un jour, j’ai manqué de prudence. J’ai fait une erreur. Une erreur que ne ferait jamais un crocodile avant de rejoindre sa tanière. Un crocodile recompte les petits et ferme l’entrée. J’ai laissé la porte entrouverte, par excès de bonheur et d’humanité. La chaleur venait de tomber. Nous étions en décembre, et il faisait froid. Patrice a voulu chercher un peu de chaleur prés des fours, peut-être a-t-il confondu la lumière des torches avec celle du Soleil, ou… Je ne sais pas. Il est passé doucement devant mon lit, et a traversé la pièce. Sur la terrasse, devant ma chambre, il y avait son ancienne carcasse, les yeux ouverts. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Mais le corps du monstre s’est soulevé.
Il y a eu un fracas épouvantable. Je me suis levé, j’ai couru –à quoi bon ?- jusqu’à la terrasse. Tout semblait si réel, malgré le vide de l’air et le vent étrange qui s’était levé, malgré le froid, ce froid qui m’envahissait, qui vidait mes muscles et fissurait mes os. Et puis il y avait cette grande Lune, disproportionnée, qui enveloppait tout le ciel de son orbite vide et blanc. Et, à travers elle, traçant une pupille verdâtre et brillante, un corps de crocodile géant, monstrueux et boursouflé. Sa mâchoire mordait le dos d’un chien, et le maintenait en l’air. Je poussai un cri étranglé et il le lâcha. Patrice s’effondra, les flans lacérés, sans une seule plainte.
Mes parents sont accourus, et mon père, un fusil à la main, a d’un coup de coude allumé la lumière. Le rouge vif du sang me sauta au visage. Il n’eut pas l’intelligence de comprendre en voyant les dents du monstre s’ouvrir à nouveau. Avec une force gigantesque, le grand serpent vert tordit ses lourds muscles pour se hisser sur sa queue, et bondir à nouveau. J’ai poussé un cri d’horreur. Rien dans tout le règne animal n’était plus déformé, corrompu et contre nature que cette chimère monstrueuse qui avançait en plongeons odieux de quatre mètres.
Son flanc frappa de plein fouet ma mère, qui vola à travers la terrasse. Mon père réagit enfin. Il brandit son fusil vers le monstre. La carcasse animée entrouvrit la mâchoire, plaça sa queue contre le mur, prête à faire à nouveau jouer ses crocs. Elle attendit quelques secondes. Mon père ne tira pas. Il ne voulait pas tirer le premier. Peut-être par peur, ou par hypocrisie. Combien d’hommes avait-il vraiment tué ? Ce n’était que l’animal de compagnie de sa fille. Il resta en silence, les yeux fous, à regarder son meurtrier jouer avec sa peur. Alors le monstre s’élança dans les airs par un bond formidable, et trois coups de feu retentirent dans la nuit.
Ce fut enfin le silence. Ce monde était mort. Les ruines s’écroulaient doucement tout autour de moi. Je me suis approché de Patrice, le roi sans hommes, le seigneur des crocodiles. Maad Noro. Maad. Maad. Maad Noro. Le chien avait été déchiqueté. Ses écailles chimériques n’avaient pas résisté aux dents de son ancien corps. Ses yeux fixes regardaient devant lui avec un air de profonde interrogation. J’en ai déduit qu’il n’était pas mort en saurien, et j’ai ressenti une profonde tristesse, sans sanglot, sans haine, et pleine de pitié.
Ma mère reprenait conscience en gémissant de douleur. Sans un regard vers elle, j’ai marché à grand pas vers le monstrueux serpent. Lui ne bougeait plus. En-dessous de lui, une masse informe et rougeoyante agonisait, la tête probablement enfoncée dans le ventre ouvert de l’animal. Je pouvais sentir que le monstre était encore vivant, alors je me suis agenouillé en face de lui. Ma robe et mes cheveux étaient détrempés du sang du meurtre de mon amour. La lumière électrique amplifiait mes traits. Je l’ai regardé. J’ai senti dans les mouvements de ses yeux, dans l’odeur de son haleine cette sourde fureur qui n’avait jamais quitté ce corps. Le monstre était resté, enfermé dans cette outre pendant des mois, vidé de sa noblesse et de son âme par le travail des spectres. Et puis, il a actionné le muscle de ses joues. Sa mâchoire s’est déformée à nouveau, s’est élargi, s’est agrandir, et la bouche de Patrice traça dans l’ombre un sourire horriblement humain. J’ai regardé à nouveau ses yeux, et, au moment où il expirait, j’ai vu de une immense tristesse. Il était là, dans ce sang vidé, dans ces muscles rompus au désespoir, dans cette graisse ruisselante d’amour. Khonik. La créature misérable qui était devenue pire que les hommes.
Mon père était mort sous ce corps depuis de longues minutes déjà. Je me suis levé en serrant les poings et en sifflant de mépris. Je m’éloignais à grands pas décidé, quand un bras m’a agrippé du mur, et j’ai vu ma mère, blessée et suffocante, qui demandait de l’aide. Je l’ai repoussée comme on chasse un moustique. Elle m’a crié que je l’abandonnais, que je ne devais pas, que je la trahissais, que je trahissais mon sang et son amour. Je me suis mis à courir pour ne pas l’entendre, pour ne pas que son horrible sang chaud pénètre dans mon âme et me retransforme en petite fille. Je ne voulais plus être faible. Je ne voulais plus jamais être seule.
Les ruines ont défilé autour de moi. J’avais l’impression que l’espace se contractait, que les murs se rapprochaient. Les immenses champs n’étaient plus que des jardins, le pont s’était rétréci. Autour de moi, des pans entiers de la demeure s’effondraient. Je voyais les cafards affluer à l’extérieur, les rats bondir des égouts. Il n’y avait plus d’oiseaux depuis déjà de longues minutes. Comme si l’univers désertait le lieu. Derrière moi, des grandes flammes, la Lune qui passe derrière les nuages, une nuée de corbeaux, et puis plus rien. Je ne sens plus que du sable sous mes pieds, et du vide tout autour.
Le vieux allait au devant du village. Il avait allumé un feu dans la dernière chambre des ruines. Un serpent dormait sur ses genoux calleux. Il a eut un petit rire quand il m’a vu, et m’a proposé de m’asseoir. J’ai regardé Kidira plongé dans le noir, les tympans battant au vent, mes grandes narines dressées pour chercher des humains. Mais il n’y avait rien. Plus rien. Tout avait disparu. Il n’y avait plus rien de vivant dans ces cases noires.
Je l’ai traité de menteur. J’avais cru que Georges ne reviendrait jamais ! «Que t’avais-je promis ? Je t’ai ramené ton amant. Ton mari était le prix, mais les esprits ne l’ont pas tué. » « Pourquoi ? » « Ils n’avaient pas faim. Ils ne mangent que quand ils ont faim.». Je me suis mit à balbutier, à marmonner furieusement, à chercher une faille. Mais il n’y en avait pas. Patrice était mort par ma faute. C’était mon erreur. L’espace d’un instant, j’avais eu la meurtrière confiance des sangs chauds.
J’ai regardé ma robe tachée de sang. Ces mains que je croyais faites d’écailles, si frêles et si pâle. Ces formes naissantes que je cachais du mieux que je pouvais, ces jambes qui s’allongeaient sous moi et qui me faisaient peur. En silence, je pris un morceau de verre et je regardai mes yeux : ils étaient brillant comme du quartz, et cernés de rouge. Une jeune fille aux cheveux blonds et au regard rêveur m’observait sans comprendre. Elle me semblait si pâle, si fragile, si jeune et si misérable. Mon triste double de verre, par ses cernes, par sa frayeur, et par les sanglots qu’elle commençait à pousser, se montrait comme tout ces hommes de chairs rouges. Inutiles. Méprisables. Et contagieux.
Le sérère avait compris. Peut-être même bien avant, avant toute chose, il avait compris. Compris que je m’étais trompé de frontière. Que j’étais un cancer amoureuse du porteur. Et qu’encore une fois, au nom dérobé des sauriens, je tenterais de le sauver.
J’ai cherché un prix. Quelque chose à donner. Quelque chose à lui proposer. Les esprits avaient faim, il fallait qu’ils mangent, je le sentais. Mais je n’avais plus rien. Alors que mon esprit se résignait au désespoir, j’ai senti la main du vieux caresser mon visage. Ses ongles noirs sentaient la chair putréfiée, mais il y avait autre chose. Ses bras tout entiers étaient glacés, comme son sang et son cœur. Mon corps hurlait de me dégager, mais c’était trop tard, j’avais compris moi aussi. J’ai eu un rire désaccordé, détruit, et j’ai murmuré une chanson de mon enfance pour me donner un peu de courage. J’ai entrouvert ma robe, et je l’ai laissé faire. Ses mains ont parcouru mon dos, se sont refermés sur ma gorge. Il me plongea dans la poussière, et, ses dents m’arrachant les lèvres, il me murmura mon nom.
Mosi. Sois belle.
Chaque seconde fut un déchirement. Les coups qu’il frappait dans mon ventre aspiraient ma vie. Je ne mourrai pas pourtant, et je me sentais comme condamnée, à sentir ce corps, cette puanteur, ce poids ignoble pour une éternité infernale et glacée. Quand il s’est retiré dans le village qu’il avait englouti, me laissant souillée à jamais, j’ai mécaniquement porté la main à mon cœur. La chaleur s’était arrêtée. Les esprits étaient enfin repus, et la petite fille était morte.
Il me fallut de longues heures pour retraverser les ruines. Mais je ne pressais plus. Il n’y avait rien qui ne m’attendait. Je suis finalement arrivé à la terrasse. J’ai vu ma mère étendue contre un mur, les yeux-mi-clos, qui sanglotait encore et toujours. La lampe s’était éteinte, mais elle a du m’entendre. Elle a tenté de se lever, mais avec le choc que lui avait infligé Georges, c’était peine perdue. Je crois que ma mère ne m’a pas non plus reconnue quand je suis arrivée et que j’ai lentement marché vers elle. Elle a hurlé. Moi, je n’avais pas faim, pas encore. Quand on a pas faim, il faut mastiquer lentement, pour laisser la chair rentrer tout de même dans l’estomac.
Les jeeps sont arrivées deux jours plus tard. Des mousquetaires armés pour explorer les ruines. Ils se sont séparés pour éviter qu’on s’enfuie. Les cuves avaient été éventrés, et la boue coulait, partout, partout. Deux yeux luisants de haine sont arrivés à leurs niveaux, un par uns. Ils se sont débattus, ils ont poussés des cris de suppliciés, mais on n’échappe pas à son prédateur. Jamais.
Je suis partie maintenant. J’ai suivi lentement le lent labyrinthe des mares qui s’étendent jusqu’au grand fleuve. J’ai plongé dans la boue froide et maintenant, je vois le Soleil. D’autres crocodiles attendent autour de moi, leurs longues silhouettes enfoncés dans l’eau, les yeux noirs et rougeoyants comme ceux des hommes : d’entre tous, je suis le plus grand. Autour de la rivière, les terres se sont soulevés, tranchées par la tourbe sombre. Les berges sont loin, mais je peux sentir l’odeur des enfants, brulants de sueurs, qui s’approchent de l’eau. Leurs rires résonnent, et dans le son de leur voix, je peux sentir leurs misérables défis. Leurs plongeons éclabousseront bientôt mes écailles.
Et je sais ce que je vais faire. Toute ma vie, j’avais voulu vivre seule, isolée dans mes mondes de sable et de boue, rêvant dans les draps de mon trône jurassique mon amour de la nature. Je m’étais trompée, lourdement. Et je sens encore en moi le néant de Patrice, le roi des Crocodiles, engorgé de mon sang, de ma chaleur et de mon détestable amour, qui disparait. Les hommes détruiront ce qui reste de ce monde, de la même façon qu’ils ont achevé le mien. Ils couleront des villes vers les campagnes mortes en des nuées de pétroles et de pluies acides, empoisonneront l’eau et le ciel, la viande et le sang. Nous ne les avons jamais attaqués, mais ils nous détruirons et ils nous enchaineront par les cadeaux et l’amour. Et, malgré nous, par la terrifiante faiblesse des derniers grands sauriens, nous les suivrons dans leur folie. Tous, comme moi, les reptiles quitteront le Soleil brulant et terrible pour plonger dans les délicates ombres que manient les renégats, les orgueilleux, et les coupables.
Un enfant plonge. Je donne un coup de queue et avance à sa rencontre. Dans mon cœur bat désormais le sang tiède des grands monstres.
PS: Les mots en italiques sont des noms traditionnels sérères.
03/11/12 à 17:57:34
Waow, le temps d'une demie heure, tu nous transportes dans un monde spirituel, côtoyant notre monde, mais le voyant sous une toute autre perspective.
Les allusions plus ou moins explicites sont d'une beauté sauvage. J'ai vraiment aimé ce côté transplantation d'esprit, cet ordre qui fait que ce sont plus notre manière de penser qui font ce que nous sommes plus que notre corps.
Bref, un bon petit bout d'expérience où l'on descends aux tréfonds de l'âme humaine et saurienne.
24/06/12 à 14:55:24
Autant l'alchimiste j'ai surkiffé, autant la j'ai mais alors rien compris
Le crocodile se fait couper toutes les pates puis après il la suivit partout normal, le chien se fait eventrer et se transforme en alligator enfin bon ouais quoi
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