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Concours D4RK de Noel


Par : Nirvana
Genre : Concours
Statut : C'est compliqué



Chapitre 5 : Conte de Sheyne


Publié le 29/12/2012 à 13:32:09 par Nirvana

Une fine pellicule de neige voilait l'horizon, brouillant les visions. Lentement, le froid s'immisçait au travers des lourds manteaux, recouvrant les routes de verglas. L'hivers avait engelé les portes de la ville, frappant son cœur d'un poing glacial.

En cette sombre matinée, les passants grelotaient, se pressant au pas de course. Ils manquaient de tomber, parfois ; une plaque d'égout, flaque d'eau givrée, caillou enneigé. Et à chaque fois, il espérait qu'ils se cassent un bras, s'éclatent une jambe, ou se brisent une dent sur un sol rendu aussi fourbe que le métal. Oui, il voyait ça d'ici, cette jeune femme courant sous les flocons, elle rejoignait son fiancé à l'autre bout de la ville, pour passer son réveillon en amoureux.
Mais c'était sans compter son pied, qui glisse sur la pierre humide, tandis que son corps, engourdi par le froid, se tord lamentablement, tentant de se rattraper, basculant immuablement dans le vide qui lui tend les bras ; prêt à la mordre de sa gueule hérissée de crocs.

Alors, des doigts fauchent désespérément le néant, tendus d'horreur, quand ils comprennent enfin. Ils comprennent que leurs projets ne se réaliseront jamais. Et elle sait qu'il n'y aura pas de sapin. Elle sait que sa nuit se passera à l'hôpital, que la seule étoile perchée qu'elle verra sera celle de la morphine.
Puis, un fabuleux craquement retentit. Un son d'une pureté inégalable. Sa jambe se brise nette, et l'os en ressort aiguisé telle une lame de rasoir, engloutissant la terre blanchâtre d'une marre sanglante. Et elle hurle... grand final d'un orchestre aguerrit.

Oui, vraiment, il n'y aurait pas de plus beau spectacle. Ils ne connaissaient pas sa souffrance. Nul n'avait idée de la haine et du profond désespoir qui le saisissait depuis des années... Des siècles ?
Son esprit malade n'aurait su le dire. Vivant en déchet de la société, il ne connaissait même plus son nom... cela faisait si longtemps qu'il avait jeté sa carte d'identité, la troquant contre une bouteille de vieux scotch. Qui plus tard, s'était révélé être pleine d'urine, d'ailleurs... Il n'avait eu que ça à boire, alors qu'importe, tant que ce n'était pas de l'eau. De toute façon, il n'avait plus rien à perdre, même la mort valait mieux que la vie, à laquelle il cessait désormais de s'accrocher.

Dans la grand-rue, en face d'une boutique illuminée, il soupira, grelottant dans le froid. Un souffle glacial sortit de ses poumons, traçant une lourde nuée blanchâtre. Il aurait donné n'importe quoi pour une cigarette, un peu d'héroïne ou même un mégot au sol. Mais cette fabuleuse denrée se faisait rare. Sous la neige, il devenait impossible de récupérer les déchets de clopes. Et quand bien même il y arriverait, il ne pourrait jamais les rallumer, trempés comme ils l'étaient.
Au fond, le magasin de jouet lui réchauffait le cœur. Jadis, il se terrait au chaud dans une maison, croyant en la vie. Formidable désillusion qu'il vivait depuis. Il n'arrivait plus à se souvenir de son existence passée, ni même de sa chute en enfer. Trop de bouteilles le séparaient de la réalité. Alors, il buvait, il buvait pour se souvenir, tout simplement. Lorsque notre vie n'est qu'un sombre oubli sans âme, seul un cerveau rassasié peut en tirer quelques bribes de passé, terrés dans un coin inaccessible.

Allongé sur le manteau blanc, recouvert par un carton, il tendait désespérément un gobelet en plastique, depuis longtemps remplis d'eau glacée. Il n'en avait cure. Les pièces venaient si rarement... Lorsqu'il sentait un morceau de métal sombrer dans le liquide, quand il voyait celui-ci déborder et recouvrir ses doigts bleutés, il se mettait à mépriser la compassion. Malgré ses vêtements délabrés, les autres ne valaient guère mieux, fausse pitié, trahissant un regard pitoyable. Pantins, désirant se racheter d'une faute, en se débarrassant d'une infime parcelle d'une chose dont ils se moquaient presque. Un ou deux centimes contre la satisfaction de faire le bien... C'était si peu cher payé, que ça en devenait du vol.
Il lui était déjà arrivé de s'énerver, de jeter son gobelet glacé au visage d'un de ces enculés, qui lui volaient le droit de se sentir bon et heureux. Mais il s'était bien vite résigné à sa condition. Ça ne changeait rien. Alors, il espérait juste qu'ils tombent et se fassent mal, pour en obtenir une mince satisfaction...

Déjà ses dents avaient cessé de claquer, il ne tremblait plus depuis un moment. Et pourtant, le froid s'intensifiait avec la tombée de la nuit. Seule la lumière glaciale du magasin de jouet l'éblouissait, le protégeant des ténèbres. Mais ses paupières en décidèrent autrement.
Il songeait à ce qu'il aurait pu devenir, lui qui avait autant de capacité que tous ces hommes. Car tout le monde a ce qu'il faut pour réussir. Seule la volonté lui avait manqué... Après tout, si l'on ne rejette pas le monde, il faut vouloir le conquérir... Toutefois, quand l'intelligence est la chose la mieux partagée, la volonté, elle, est plus rare. Et s'il n'en avait jamais eu, aujourd'hui, c'est sûr : il n'en avait plus.

Au coin de la rue, désespéré... un clochard sombrait dans le sommeil.

Un souffle de vent mordait sa peau, balayant les flocons d'une tornade d'un autre monde. Les douze coups de minuits sonnèrent, laissant le sol résonner de puissantes vibrations. Courants à terre, telle l'onde d'une goutte perlante dans l'eau, elles frappèrent l'homme, affalé.

Des pas, lents, étouffés par la neige, s'accompagnèrent de sombres cliquetis rouillés. Un métal mort, tenant en vie par une macabre magie. Le souffle morbide, empli de souffrance creusait la poudreuse. Ruisselante de froid, la lumière fléchissait, se tamisant aux mesures des sabots. Une faux étincelait dans l'obscurité.
Alors, l'homme gelé se réveilla sans comprendre. Lentement, il porta son regard vers le nouveau venu, plongeant ses yeux dans des orbites mortes, au sein d'un abîme sans fond. Gouffre insondable, la créature transpirait d'une vapeur putride. Chaire en décomposition mêlée d'os brisés. D'immuables traces de moisissures rongeaient ses restes de muscles. Sous son manteau noir, il n'avait plus rien d'humain, plus rien de vivant. Il était mort... Il était la mort.
Tétanisé, le clochard pleurait d'horreur. Sans rien avoir réalisé de toute son existence, tout allait se terminer. Et pour la première fois de sa vie, il se mit à craindre. Épouvanté, il ne pouvait plus bouger. L'urine coula, le réchauffant légèrement d'un liquide poisseux, qui ne tarda pas à emprisonner ses jambes d'un étau glacial. Dans un silence morbide, à peine troué par les pas du terrible destrier, l'horreur arrivait.

Soudain, la créature se laissa tomber au sol, s'effondrant dans de multiples craquements sinistres. Les os assoiffés de sang claquèrent dans la brise nocturne. Totalement désarticulé, son torse se releva en avant, comme tiré par une puissance malveillante. Les restes de bras et de jambes le suivirent, encore rattachés au tronc par quelques ligaments rongés par les vers. Inexorablement, elle se rapprocha à son niveau.
Alors, une main squelettique, trouée par le temps, se tendit en direction de son visage, l'attrapant au cou, l'enserrant d'une étreinte funeste. S'évanouir ne lui était d'aucune aide, l'ombre mortelle le poursuivrait jusque dans les tréfonds de son âme.

Brusquement, sa mâchoire claqua, et bien que dénuée de poumons, la créature le recouvrit d'un souffle brumeux. Une voix sourde et puissante retentit sous son crâne, ensevelissant son cerveau d'un pur ruissellement de douleur.

« Trop longtemps, tu as laissé filer le temps entre des doigts. Tu ne conserves aucune joie de la vie. Misérable merde. Tu n'as plus rien, tu n'es plus rien... »

Le visage tordu par la mort, il ne pouvait hurler, le souffle cadavérique déchiquetant la moindre parcelle de son être. Chacun de ses mots sonnant comme autant de vérités, si longtemps laissées dans l'ombre.

« Je suis affamé, mais tu ne possèdes rien que je puisse saisir, rien à dévorer. Tu n'as ni rêve, ni envie, ni souvenir. Tu n'existes pas, et n'as jamais existé. »

Alors, le clochard comprit. Il comprit enfin que c'est lorsque l'on est au bord du gouffre, quand on se retrouve face à ses pires cauchemars, lorsque l'on est face à la mort que l'on se met à vivre vraiment... Qu'on s'active à se débattre pour survivre... Pour profiter le plus possible du temps qui nous est impartit, afin de rester conscient, ne serait qu'un moment de plus. Mais lui, lui n'en avait jamais rien eu à faire de mourir, n'avait jamais aspiré à quoi que ce soit... Il n'avait jamais rien accompli de son existence entière.

Aujourd'hui, il voulait vivre. Devant la créature prête à le faucher, il 'était' pleinement à chaque instant. Et chaque seconde dans cet état semblait plus réelle et plus intense que toute sa vie, passée à se morfondre de sa condition. Oui, il comprenait que c'est lorsque l'on se sait s'éteindre, que l'on vit pour la première fois.

Mais il était déjà trop tard...

« Oui, tu as compris pourquoi ta vie te semblait si futile. Tu n'y attachais aucune importance, la balançant tel un vulgaire chiffon. Et maintenant que tu vas la perdre, tu te décides d'en profiter ? »

Son terrible visage, lambeaux de chairs putréfiées, caressa celui de l'homme à terre. Claquant à nouveau des dents dans une gerbe d'étincelles, il éclata d'un rire gras, rugissement d'un autre monde.
Le sang glacé, le clochard tremblait de terreur. Il aurait déjà vomi si son corps le lui permettait. Mais l'étau glacial autour de son cou l'en empêchait toujours, lui arrachant le peu d'oxygène qu'il lui restait.

« J'ai faim... J'ai si faim... En ce beau jour de Noël, fête qui vous tient tant à cœur, humains, tu n'as jamais eu de cadeaux. Je t'offre, moi, le plus beau des présents. Je t'offre, un sursis. Dans une semaine, à l'aube de la nouvelle année, lorsque les cloches sonneront, tu mourras ; je reviendrais te chercher. Nourris des rêves, entretiens des espoirs, et rassasie-moi de tous tes désirs brisés !
Car l’unique différence entre quelqu'un à qui l'on a annoncé la date de sa mort et le reste du monde, c'est qu'ils croient avoir un peu plus de temps. Mais ce qu'ils choisissent d'ignorer, c'est qu'ils mourront de toute manière. Tu en faisais partie, de cette masse informe. Tu choisissais de vivre sans vraiment y penser, sans songer à rien. Et puis, tu meurs, sans crier garde, écrasé, foudroyé, sans avoir jamais vraiment vécu, sans avoir profité de rien...
Alors en comparaison, vivre une semaine dans l'attente de la mort, vibrant à chaque instant en sachant que votre fin approche, c'est plus que ce que certaines personnes vivent en une vie entière...
Cette nuit, tu es mort de froid, mais je t'en offre ainsi une nouvelle, ne me déçois pas.
Après tout... Peut-être que si ta réussite est au-delà de mes espérances, je te laisserais t'éteindre toi-même. »

Aux tréfonds de son âme, le clochard trouva la force de se poser une faible question. S'il décevait la mort, de toute façon, que pouvait-il lui arriver de pire que de mourir... Mais la réponse, il la connaissait bien. Le pire était de réduire à néant l'espoir qu'il avait vu naître en lui. S'il ne parvenait pas à vivre, s'il décevait la mort, alors, il se punirait lui-même, mourant en sachant qu'il n'avait rien fait, et ne pourrait plus jamais rien faire en ce monde ; sachant que même en essayant, il ne valait absolument rien.

Oui, à présent la volonté il la tenait d'une main bien ferme, tandis que de l'autre, il entendait bien caresser la face du monde.
S'il était tenu de mourir dans sept jours, alors il montrerait à tous ce qu'il valait vraiment. Il resterait dans le cœur des gens, et découvrirait tout ce qu'il est possible de connaître en ce bas monde.
Au loin, la mort se vaporisait aux rênes de sa monture. Bientôt, le soleil se lèverait. L'aube de sa nouvelle vie. Courte, mais tellement plus longue que ce qu'il avait déjà vécu.

Encore traumatisé par l'apparition, le clochard restait couché par terre, pantelant. Au loin, une sirène d'ambulance vrillait dans les airs. Il aurait tant aimé se convaincre que ce ne fut qu'un rêve, mais il ne pouvait pas... Il avait côtoyé la mort nombre de fois, été complètement arraché à toutes sortes de substances... Jamais une telle chose ne s'était alors produite. Ça n'avait pas pu arriver, mais au fond de lui, il n'y avait aucun doute possible. Il allait mourir...

Alors, il se leva péniblement, avalant la neige de faibles enjambées. Hésitant, il ne savait par où commencer : son existence était un tel désastre... Non loin, une boutique de téléviseurs débitait les alertes météo. Moins dix la, nuit passée. Trente-cinq personnes mortes de froid dans les rues. Personne n'y aurait survécu. Un long soupir le traversa. En relevant la tête, il aperçu son reflet dans la vitrine. Une longue barbe sale trônait sur son visage, prolongement d'une chevelure graisseuse. Il recula, terrorisé, portant les mains au niveau de sa gorge. Une trace de brûlure, fine et profonde, lui cisaillait le cou. Là même où la mort l'avait étranglé. Son coeur se mit à battre la chamade, ses yeux s'écarquillèrent ; son regard vitreux, à moitié mort, couplé à la lourde cicatrice lui donnait l'air d'un suicidé, pendu, corde encore attachée. Pas franchement joli à regarder...

Il devait se reprendre en main, accomplir quelque chose, n'importe quoi. Devenir quelqu'un, pour avoir une chance de vivre...

Aussitôt, il fut frappé d'une évidente question. Qu'est-ce que les grands hommes possedaient que lui n'avait pas ? La réponse sautait aux yeux. Ils avaient tous une apparence correcte, étaient regardables tout du moins.
Fier de sa trouvaille, il se rassura. Des vêtements neufs lui tiendraient chaud et lui éviteraient de mourir dehors. Il devait aussi trouver quelques sous, plus des centimes non, de vrais billets ; pour aller se faire coiffer et raser. Si la coiffure pouvait à la rigueur attendre et se faire seule, les vêtements il devait aller les chercher là où ils étaient, dans un magasin. Un endroit qu'il n'avait pas pu fréquenter depuis des lustres.

Une semaine à vivre, et rien à perdre. Il n'allait pas s'embêter à trouver un moyen de se faire des sous. Même avec un travail à dix euros de l'heure, si tant est qu'il en trouve un en plein hiver, dès aujourd'hui, et qui accepte d'embaucher un sans-papier, il ne se ferait que quatre-vingts euros la journée au grand maximum. Non. Il allait vraiment profiter de sa vie ! Pas question d'échanger le peu de temps qu'il lui restait à vivre contre de l'argent. L'illégalité restait sa seule option, tout au moins pour commencer.

Le premier jour de sa vie le vit donc voler un costume. Il parvint à s'enfuir de justesse en kidnappant le mannequin en vitrine. De toute sa misérable existence, il n'avait pas souvenir d'avoir eu le cran d'effectuer un acte aussi simple.
Plus tard, il se rendit, nouvellement vêtu, chez un parfumeur — s'arroser de quelques odeurs — avant de franchir le seuil d'un coiffeur. Satisfait au plus haut point, à la fois de la coupe et du rasage, il gratifia son bienfaiteur d'une fabuleuse démonstration de course de fond. Il ne se reconnaissait déjà plus dans les miroirs.

Et c'est ainsi que de fil en aiguille il finit rapidement, à force d'oser et de n'avoir rien à perdre, par accéder aux plus hautes sphères de la société. En à peine sept jours, cet homme qui se pensait jusque-là inconnu de tous finit par réussir bien mieux sa vie que l'énorme majorité de la population. Rencontres fortuites dans les plus grands palaces où il volait les nuits. Mensonges et pactes avec les plus grands hommes de ce monde. Vu en présence de toutes ces personnalités à la fois, il ne tarda pas à être au centre des médias. Chaque personne voulue le connaître, non plus pour ce qu'il était, mais pour l'attrait qu'il représentait. Tous disaient être son ami, et bien qu'il ne connaisse personne, ça l'arrangeait bien !

Alors, le 31 passa sous ses yeux, et il en profita autant qu'il put, allant jusqu'à s'émerveiller d'une particule de poussière sur un meuble ou rire de la neige sur les toits. Et lorsque les douze coups de la nouvelle année sonnèrent, il était terrorisé. Terrorisé, mais fier de lui, il était devenu quelqu'un, et avait vécu intensément tous ces magnifiques moments luxueux. Il était prêt pour qu'elle passe le faucher... Mais rien ne vint.
Janvier laissa le pas à février, et toute cette histoire fut bien vite derrière lui.

Comme l'ombre suit le corps, sa réputation guida sa fortune. Bientôt de nombreuses transactions filèrent entre ses doigts. Grand manitou, en moins de quelques semaines, il en voulait toujours plus. La mort au lointain, seule s'épanchait l'attente de sa fortune, toujours grandissante. Ça, et les délices des femmes filantes entre ses bras. Il avait récupéré un nom, et poursuivait sa légende.

Les feuilles des arbres tombèrent alors, et la neige ruissela à nouveau sur la ville. Décembre tambourinait à la porte de sa troisième résidence de vacance. À l'approche de Noël, des souvenirs lui revinrent. L'enserrant de toutes parts, ils le poussaient jusque dans les tréfonds de son esprit.
Son âme, agitée, devint tourmentée. Il commença à passer ses nuits seul, auprès des fenêtres, à repenser à cette semaine merveilleuse, depuis si longtemps passée. Cette semaine durant laquelle il connut vraiment la vie. Cette semaine qui lui sembla durer une seconde, mais être tellement plus intense que tout le reste de son existence... Plus belle qu'aujourd'hui même, où il se savait en sécurité. Plus magnifique que toute la vie qui l'attendait. Il s'en rendait compte maintenant... Jamais plus il ne vivrait vraiment.

Comme la mort le lui avait annoncé, le jour de la nouvelle année lorsqu'il l'attendait dans la terreur, elle était passée le prendre. La faucheuse n'oublie personne. Car en ne venant pas le chercher, elle avait écarté l'épée de Damoclès de sa route.
Dès lors, ne connaissant plus l'heure de sa mort, il choisit inconsciemment de l'ignorer, de retomber dans la masse informe et déjà morte de l'humanité. Il ne prit même plus le temps de profiter, cherchant à satisfaire son futur, plus que son présent. L'instant même, le maintenant n'avait plus aucune importance.
Se souciant uniquement de son but, et aucunement du chemin y menant, à chaque instant il repoussait, comme tout homme, ses désirs toujours plus loin, à jamais insatisfait. Véritable seau percé, qu'il eut tant voulu remplir.

Aujourd'hui, il savait qu'il était mort depuis bientôt un an. Et cette vérité manqua de le faire basculer dans la folie. Les bouteilles s'enchaînèrent. L'alcool, mais pas seulement. L'opium circula, doux opiacé rassurant. Comme une mère vous tendant les bras. Mais ça ne suffit pas. La seule manière de vivre à nouveau, il la connaissait. Elle l'obsédait. Et il ne désirait qu'oublier. Oubliant ce qu'il n'avait pas le courage de faire, il cherchait toujours plus de sensations fortes... Pour obtenir un semblant de vie... Vivre par un autre moyen que la mort.

L'héroïne lui enflamma alors les veines, dévorant lentement son cerveau, creusant son esprit. Maintes fois l'overdose le manqua, mais la mort semblait toujours le repousser. Les drogues s'enchaînèrent, et il finit dans la rue en plein hiver, perdant jusqu'à son adresse, oubliant jusqu'à son nom.
La seule chose qu'il n'avait pas oubliée, c'était qu'il était venu mourir ici. Après des jours à se terrer dans des galeries sous des couvertures miteuses, il avait enfin trouvé le courage de se mettre à mort dans le gel au milieu de l'avenue.

En cette sombre matinée, les passants grelotaient, se pressant au pas de course. Ils manquaient de tomber, parfois ; une plaque d'égout, flaque d'eau givrée, caillou enneigé. Et à chaque fois, il espérait qu'ils se cassent un bras, s'éclatent une jambe, ou se brisent une dent sur un sol rendu aussi fourbe que le métal.

Dans la grand-rue, en face d'une boutique illuminée, il soupira, grelottant dans le froid. Un souffle glacial sortit de ses poumons, traçant une lourde nuée blanchâtre. Il aurait donné n'importe quoi pour une cigarette, un peu d'héroïne, ou même un mégot au sol. Mais cette fabuleuse denrée se faisait rare. Sous la neige, il devenait impossible de récupérer les déchets de clopes. Et quand bien même il y arriverait, il ne pourrait jamais les rallumer, trempés comme ils l'étaient.
Au fond, le magasin de jouet lui réchauffait le cœur. Jadis, il se terrait au chaud dans une maison, croyant en la vie. Formidable désillusion qu'il vivait depuis. Il n'arrivait plus à se souvenir de son existence passée, ni même de sa chute en enfer. Trop de bouteilles le séparaient de la réalité. Alors, il buvait, il buvait pour se souvenir, tout simplement. Lorsque notre vie n'est qu'un sombre oubli sans âme, seul un cerveau rassasié peut en tirer quelques bribes de souvenirs, terrés dans un coin inaccessible.

Allongé sur le manteau blanc, recouvert par un carton, il tendait désespérément un gobelet en plastique. Depuis longtemps remplis d'eau glacée. Il n'en avait cure. Les pièces venaient si rarement... Lorsqu'il sentait un morceau de métal sombrer dans le liquide, quand il voyait celui-ci déborder et lui recouvrir ses doigts bleutés, il se mettait à mépriser la compassion. Malgré ses vêtements délabrés, les autres ne valaient guère mieux, fausse pitié, trahissant un regard pitoyable. Pantins, désirant se racheter d'une faute, en se débarrassant d'une infime parcelle d'une chose dont ils se moquaient presque. Un ou deux centimes contre la satisfaction de faire le bien... C'était si peu cher payé, que ça en devenait du vol.
Il lui était déjà arrivé de s'énerver, de jeter son gobelet glacé au visage d'un de ces enculés, qui lui volaient le droit de se sentir bon et heureux. Mais il s'était bien vite résigné à sa condition. Ça ne changeait rien. Alors, il espérait juste qu'ils tombent et se fassent mal, pour en obtenir une mince satisfaction...

Déjà ses dents avaient cessé de claquer, il ne tremblait plus depuis un moment. Et pourtant, le froid s'intensifiait avec la tombée de la nuit. Seule la lumière glaciale du magasin de jouet l'éblouissait, le protégeant des ténèbres. Mais ses paupières en décidèrent autrement.
Au coin de la rue, désespéré... un clochard sombrait dans le sommeil. Au fond de lui, il savait qu'il allait mourir.

Inconscientes ses lèvres gercées se figèrent d'un faible sourire : agonisant dans le froid, il vivait une nouvelle fois.

Des pas, lents, étouffés par la neige, s'accompagnèrent de sombres cliquetis rouillés. Un métal mort, tenant en vie par une macabre magie. Le souffle morbide, empli de souffrance creusait la poudreuse. Ruisselante de froid, la lumière fléchissait, se tamisant aux mesures des sabots.

Non loin, une faux étincelait dans l'obscurité.

Morale : "Un instant passé en dehors du présent, est un instant à jamais perdu."


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