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Par : Gregor
Genre : Fantastique, Nawak
Statut : Terminée



Chapitre 1


Publié le 21/05/2011 à 23:00:16 par Gregor

Il n' y a aucune raison évidente à tout cela. Et il serait plus que futile de tenter quelques débuts de réponses que ce soit.

Cette fin d'après midi-là, le soleil tape dans les vitres de la salle commune. Le service est calme. Normal, la collation est passée, les collègues prennent une pause, un café accompagné d'une cigarette. La plupart des patients sont avachis face à la télé, le regard égaré. Il serait facile de croire à ce moment, quand tout était encore si calme, que cet écran garde le service. Ce serait plus que futile, trop facile, trop évident.

Lorsque je salue tout le monde au travers des fenêtres, personne ne se doute de quoique ce soit. J'ai débauché une paire d'heures auparavant, il n'est même pas inhabituel que j'oublie une veste, un crayon, un téléphone. Ce soir-là, je n'ai rien oublié. Ni les noms, que je ne prononcerai pas. Ni les attitudes, les convenances que j'adopte encore quelques minutes.
L'éthique médicale m'interdit de divulguer quelque information que ce soit sur les patients dont je m'occupe. Je suis assez d'accord avec cela. Il n'y aura ni prénom, ni âge, ni diagnostique. Juste des photos, des clichés, le négatif un peu vieilli d'une Psychiatrie coincée depuis trente ans dans le passé.

La clef rentre dans la serrure, elle se bloque. Comme d'habitude, je force quelques instants pour passer la vis grippée, avant que la penne ne libère le montant marron vitré d'un battant trop peu huilé. L'odeur de la pisse, celle qui tapisse les murs et noie en secret les soubassements du vieux bâtiment, me monte aux narines, à peine atténuée par le relent douceâtre de la javel et des produits d'entretien. Le passé de l'hôpital semble concentré en une bouffée d'air, rempli d'angoisse et d'espoirs trahis. Je vacille à peine, juste assez pour sembler fatigué.
Deux patients demeurent là, je ne m'y attends pas. Je les salue pour la cinquième fois de la journée, ne m'attarde pas. Ils me pressent, me demandent pourquoi je reviens. Je les rassure, rien d'important. J'ai presque pitié d'eux à ce moment-là. L'atmosphère, la température frôlant la trentaine de degrés, la luminosité orangée qui joue dans les arbres face à la porte, le regard si particulier, si anormalement vide de ceux qui ont détruit leur conscience en ayant consommé vingt ans durant divers neuroleptiques. Les gestes abrutis d'autant, ils tentent, malhabiles, de venir me serrer la main. Sourire niais au bord des lèvres, dissimulant à peine la sincérité de leur amabilité, de leur gentillesse. Le reflet de mon comportement envers eux me tient par la gorge. L'impression d'étouffer m'obsède.
Il ne se passe rien pendant ces dix petites secondes. Rien d'anormal pour l'infirmier que je suis. Celui qui travaille dans ce service depuis six mois.
Le cadre est-il encore là ? Oui, me répond l'un d'eux. Il prend le café avec H. et J. , il ne devrait pas tarder à y aller. L'aiguille pousse les heures, il a de la route avant d'arriver chez lui.
Ils sont là, tous les trois, attablés dans un coin de l'immense pièce que j'atteins après deux coudes dans un couloir au beige glauque et décrépi, couleur à l'image du service. Le temps semble bloqué dans cette nuance crasse, assorti de divers marron, rouge et blanc délavé posés voilà quarante ans.
Les bols sont déjà vides, ils vont bientôt reprendre. Mes deux collègues et le cadre discutent calmement de tout, de rien. La tasse de café qui m'est tendue sans mon consentement ne me retire qu'un sourire aimable, tandis que d'un mouvement usé, ils se lèvent de leurs chaises. Une cigarette m'est proposée par l'infirmier qui a pris ma relève, ses doigts tremblent sous l'effet de la fatigue, du café et du stress. Il s'inquiète encore pour les patients, lutte pour qu'il n'en paraisse rien. L'idée triste qu'il y passera dans quelques années victime de son tabagisme et sa volonté de trop bien faire traverse mon esprit, me choquant à peine.
Silencieux depuis mon arrivée, le cadre finit par remarquer ma présence. A-t-il l'impression que je le dévisage ? Je ne sais pas, il me fixe quelques secondes, détourne le visage, sourit.
Il est élégant, malgré la pauvreté de son langage, de ses habits. Je fantasme en secret sur lui depuis quelque semaines, l'imaginant en patron sadique, jouant le rôle du masochiste dans lequel je me suis glissé. En use-t-il ? Probablement. Cela n'est pas sans lien avec ma venue.
Notre échange est pauvre, cadavérique, aussi plat qu'à l'habitude.
Tu es passé pour le planning ? Oui,c'est ça. Mais il tard, tu pouvais attendre demain tu sais ? Ce n'est pas grave, je sais que c'est compliqué en ce moment. C'est gentil de ta part, tu auras des repos en compensation.
Le jeu débilisant dans lequel on se glisse ne cache pas la stupidité de celui-ci, ni sa perversité. Mais j'accepte de bonne grâce cette espèce de servilité, qui ne flatte personne, ne me dupant pas dans la flagornerie que je m'impose.
je suis l'homme gentil, le brave. Celui qui ne dit que rarement non, celui qui donne sa chance à tout le monde, ne jette jamais l'opprobre en publique.
Je suis celui qui persifle en tête à tête, joue les surpris, feint l'ignorance. Celui à qui on se confie, persuadé d'être face au jouvenceau, au jeune adulte qui ne connait que trop peu la vie, trop aimable pour se défendre.
Je connais l'adresse de chacun de mes collègues, le nom de leurs conjoints et celui de leurs enfants quand ils en ont. La platitude de mon passé leur a plu, tandis que personne ne connait mon homosexualité, mes penchants pour l'humiliation, ma tendance à la mise en valeur. Personne ne connait non plus mes excès, mes frasques, mes exploits et mes défaites. Aucun relief de cette vie passée, la platitude de mon rôle leur convient parfaitement.
Et comme d'habitude, je sens qu'il est temps de passer à autre chose.
Le cadre m'invite à le suivre dans son bureau, afin que l'on discute au calme, loin de l'agitation molle qui renait dans l'écho des couloirs, copie pâlie d'une folie morte depuis longtemps. Il ne fait même pas attention aux vulgarités qui montent de la salle, tandis qu'un patient semble commencer à s'agiter. Il nous suffit d'un regard, complice et coupable, pour nous mettre d'accord de couper court à ce monde des vivants.
Il s'assoit, ne me propose même pas de chaise. En réalité il est trop occupé à chercher le planning sous une pile de documents divers, accumulés au cours de cette journée. Il marmonne, peste contre sa propre désorganisation, reflet de son intention à conduire cette équipe vers un mur dont elle ne se relèvera pas. Sa gentillesse, son image amicale l'auront couvert, et hormis moi et quelques uns, personne ne s'y attendra.
J'ouvre la sacoche que je porte en bandoulière, en tire un revolver. Il choisit cet instant pour brandir d'une main, victorieux , l'objet de sa convoitise.
Je pointe l'arme derrière la pile de documents, étonnamment il ne la voit pas.
Je ne distingue plus sa main droite. Chose troublante, le planning traine dans la gauche.
Je comprends. Il sourit, toujours. Il tire.
Un silencieux monté depuis des heures atténue le bruit, tandis qu'une fumée acide envahit la pièce.
La violence physique et la surprise m'enfoncent dans la chaise, je bascule dans le vide, interloqué.
Une éternité s'écoule entre l'instant où le silence se fait et celui où il se lève enfin, la mine sévère.
Tu as vu mon petit manège ? J'avais entendu parler de toi. Tu crois que cela changera quelque chose ? Peu importe si tu recommences, je devais me protéger. Tu connais les conséquences ? Discours habituel, on en a fait admettre ici pour moins que ça. Pourtant c'est la vérité. La vérité n'est pas la réalité de celui qui détient le pouvoir ?
Je me tais, vaincu. J'ai mal, je sens un liquide brûler la peau de mon ventre, tandis que je halète. Les dernières minutes sont les plus pénibles, tandis que la douleur remonte vers ma tête, embrumant mes yeux devant lesquels dansent ses jambes. Son manège m'énerve, il ne devrait pas avoir l'attitude du vainqueur.

Il sait qui je suis.
Je crois le connaitre, un air vague dans son regard le trahit.
Peut-être que lui aussi l'a fait. Peut-être que lui aussi, il a recommencé.


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