Kaileena, l'Impératrice des Papillons
Par : SyndroMantic
Genre : Fantastique , Horreur
Status : Terminée
Note :
Chapitre 53
La Pierre Qui Emporte Le Vent (3)
Publié le 28/12/10 à 12:54:08 par SyndroMantic
- Meurs, vieux lâche ! Il est trop tard ! »
Le bruit de la rivière soupirait une complainte cuivrée, sous la couche nébuleuse d'or et de cristal. Mon bras descendu, les grains de sables dérivaient à leur gré, dans les airs privés de vent. Je relâchai ma respiration avec lourdeur, épuisée de toutes ces épreuves, y compris celle du premier exercice concret de ma puissance. Il était venu pour moi le moment de prendre congé. Sur la corniche, le regard vide, Zohak oscillait indolemment de l'un à l'autre de ses membres amorphes, de la salive aux coins des lèvres. Concret, disais-je. Devant lui, une pluie de cendres rocheuses tombait avec mélancolie dans le cours d'eau. Subitement, le vieil homme bascula en avant, dénué de la moindre réaction, et chuta contre la pente qu'il surplombait. Il roula tout le long jusqu'aux bords de la rivière, où un amas de pierres stoppa ses rebonds. Son coude encaissa tout l'impact. Croyant son cas réglé, je m'écartai vers les bois. Mélangé au liquide, le Sable se dissolvait en un philtre brun, au dessus des fonds limpides... Cependant, en jetant un regard par dessus mon épaule, je vis le prêtre lever sa face tout ripée, la bouche en sang. Il se traîna sur les cailloux qu’il en avait tâchés, pour regarder la nouvelle apparence du liquide. A moitié défiguré, Zohak se mira dans la rivière interdite. Il grimaça de cœur avec son reflet. Puis je m'enfonçai dans la jungle et le perdis de vue.
Zohak était vivant. Je n'avais, lors, pas l'âge encore de tuer. Pas pour un motif personnel, en tout cas. Bien que je fusse indifférente à sa mort, je n'avais pas la cruauté suffisante pour la provoquer. Mon seul but envers Zohak avait été de le mettre hors d'état de nuire, en temps et en espace. Histoire que l'on sût qui de nous deux étaient le Fléau et la vermine. A le voir ramper, je l'imaginais mal être d'une grande menace. Il lui faudrait suer plus d'une goutte, avant de dépasser mon allure. C'est pourquoi je ne me pressais nullement, alors que je dévalais, sereine, les végétations menant au littoral. Cependant, j'avais encore de nombreux kilomètres à marcher pour les atteindre. Sans compter que cette partie de la forêt n'était pas la plus familière à mon cœur, et que ma promenade ressemblait mieux à une errance, composée de multiples dédales, vers l'ouest ou vers l'est. Au hasard de mes pérégrinations, je finis par débusquer une cavité dans une paroi, gardée en l'état par un amoncellement de pierres robustes s'équilibrant l'une à l'autre dans l'antre. Ce pourrait-il être mon futur habitat ? C'était ainsi que fonctionnait la vie en pleine nature. Le tigre en était le meilleur exemple. Pourvu que cette tanière-là fût vacante... me dis-je.
Mais soudain, je fus arrêté par un nouvel appel, venant de la jungle. Beaucoup moins affectif que les précédents :
« Kaileena... ! Espèce de petite catin... ! Ramène tes fesses ! Tout de suite !
Mon sang ne fit qu'un tour. J'ouvris de grands yeux sévères, interloquée par ces insultes, incapable même d'en croire mes oreilles. Personne au monde ne m'avait jamais parlé sur ce ton. Zohak non plus ne l'avait jamais fait. Jamais aussi vulgaire. Jamais d'une telle autorité. Alors qu'il n'en avait aucune. Le prêtre zervaniste déboula de la colline, un bras bandé autour du cou avec son vêtement, et se dirigea vers moi d'une démarche désarticulée. Je me préparai à l'affronter, quand soudain je remarquai un changement flagrant, dans l'attitude de ce moribond. Ses yeux avaient beau se verrouiller sur moi avec largesse et crispation, sa tête ne les suivait pas. Ses pupilles oscillèrent bientôt, et ce fut t alors que le vieillard dérapa, comme bouleversé. Sa voix parut différente.
- Nooon ! Ne bouge plus, Zohak ! Je t'interdis de la toucher !
A l'arrêt, il étendit ses membres comme pour barrer le passage de quelqu'un, la tête rejetée derrière son épaule droite. J'étais sidérée. La seconde suivante, il se penchait vers la gauche, comme si on le retenait par devant. Il reprit alors :
- De quoi tu te mêles, vieux croûteux ?! C'est qu'une gamine ! Doublée d'une scélérate qui m'a fait saigner !
Il tourna le regard, dans le vague.
- Bien fait pour toi ! Tu n'avais pas le droit de t'en prendre à elle !!
Son visage se contracta.
- Je m'en prends à qui je veux ! Misérable ! »
Et il abattit son poing dans le vent, sur sa gauche. Dans le même geste, il rejeta sa face dans la continuité de son coup, à la limite de chavirer. Quelle était cette farce ? Plusieurs titubations plus tard, il fit volte-face et riposta d'un revers. Cette fois, Zohak bascula du coté inverse, la main sur son nez ensanglanté. Considérant son invisible adversaire, il prit son élan et jeta son front devant lui, rigidifiant ses épaules. Le vieil homme rentra sa tête dans le cou, avant de s'effondrer par terre. Sans attendre, il se releva en agrippant le vide avec ses doigts, et le tira vers son genou remonté. Ensuite, il me chercha du regard. Mais je m'étais volatilisée dans la sombre tanière, espérant me jouer de sa folie. Cela fut pourtant inutile, car il distingua ma peau claire dans l'obscurité. Anxieuse, je reculai vers le fond. Zohak fit plusieurs pas vers la grotte. Il y avait un passage, dans l'autre sens. Je choisis de m'y enfoncer pour le fuir. Il voulut m'y suivre, mais une main retint sa manche.
A la flore de la jungle se substitua la roche, alors que j'avançais dans l'inconnu. De longues minutes durant, la lumière de l'extérieur me permit de me situer dans le conduit étroit. L'entrée se trouvait à trente mètres et quelques. A cette distance, je ne pouvais rien voir de plus que sa lumineuse blancheur, au-delà de son encadrement insondable. Une ombre la troubla, sans autre manifestation. Pas même celle de l'empressement. J'espérai que la cavité soit assez profonde pour que l'aliéné finît par s'y cogner le front, ou au moins abandonnât. Ce n'était pas non plus d'une humeur sereine que j'explorais ce recoin mystérieux. Comment un fauve aurait-il réagi si par mégarde nous l'avions importuné en plein sommeil ? Je n'étais pas armée. Et les murs étaient si resserrés que toute esquive était rendue impossible. Cela valait aussi pour ce qui était de Zohak. Je ne pouvais que marcher devant moi. Ni m'arrêter, ni reculer. Juste couler, comme font les grains dans le sablier...
A partir d'un certain stade, la paroi se resserrait tellement que je parvenais à l'estimer de mes deux bras, une fois tendus. Cela m'était effectivement fort pratique, dans la mesure où mon acuité visuelle ne pouvait plus s'en charger. L'obscurité me rapprochait d'un état quasiment aveugle. A maintes occurrences, je me repris à craindre une proximité minuscule entre mon nez et un éventuel cul de sac. Je fus donc obligée de cheminer en tâtant systématiquement les obstacles qui m'environnaient. Cette contrainte induisait bien sûr que je diminuasse ma vitesse, déjà considérablement tranquillisée. Dans le même temps, plus j'évoluais le long de ce boyau rocheux, plus je sentais venir sur moi une brise nouvelle, m'indiquant la probabilité pour qu'il n'y eût pas de terminaison du tout. En tout cas pas celle que j'imaginais. Petit à petit, le bruit des pas de Zohak s'amplifiait, dans mon dos, chaque fois plus irritant. Cependant, un autre paramètre me fit garder la même allure, par rapport à la sienne. Tandis que ses adresses à ma personne avaient tendance à m'ulcérer, la discussion que je l'entendis faire, tout seul dans le noir, ne me fascina pas moins. Son ton était trop bas et intime pour qu'il fût destiné à la jeune fille dont il ne percevait plus rien, depuis que je l'avais entraîné dans ce tunnel.
« ... Je te préviens ! S'il lui est arrivé le moindre problème, tu me le payeras, petite ordure ! menaça-t-il celui dont je compris enfin l'essence. Ne t'inquiètes pas. Moi non plus je n'ai pas envie qu'elle se fasse mal. Ce serait de la triche, elle empiéterait sur mon boulot... ! Espèce d'enflure ! Jamais je ne te laisserai faire ! Et toi, imbécile, pourquoi t'acharner ?! Tu as bien vu que c'était vain... Pas avant que je sois mort ! Tant que tu seras là, je survivrai pour la protéger ! Mais elle te méprise, Zohak ! Tu ne veux pas l'admettre, c'est ça ? Quoi que tu fasses, elle ne t'aimera jam... Tais-toi ! Ce... ! Je... ! Je m'en moque ! Vraiment ? Alors qu'est-ce que tu attends ?! Va la soumettre ! Viens avec moi ! Hors de question, sale démon ! J'ai fait le serment de l'aider ! Mais dis-moi ce que vaut le devoir, face à l'amour ? Ce n'est pas de l'amour, ça ! C'est... ! C'est... Huh... Et bien quoi, Zohak ? Qu'est-ce que tu t'imagines ? Tu penses que c'est ça, l'amour ? Te masturber, te créer des fantasmes, devenir jaloux tant qu'on y est, jusqu'à mourir stupidement à la vue du premier bout de sein ? Tu sais que ça te pend au nez... Ce... C'est... ! Quelle pitié, alors que la femme de tes rêves t'est accessible ! Ce ne sont pas mes rêves ! Je n'ai jamais fait le serment d'aimer ! Hélas... il fallait que tu t'y attendes, pauvre niais. Les choses ont échappé à ton contrôle, et maintenant tu ne veux plus l'accepter. Je sentais que ça se terminerait comme ça, le jour où tu m'as trahi... »
Après cette phrase, je cessai d'écouter. En effet, Zohak était incapable de parler, victime d'une tristesse rageuse. Je me demandais duquel des deux j'entendais les larmes, de mon ami ou de mon ennemi. Celui qui voulait me protéger, ou celui qui voulait me nuire. Le vieil homme s'était dissocié en deux personnes, occupant le même corps pourtant. L'on voyait aisément laquelle était la principale, accusée par sa conscience. Du fait de leurs intentions respectives, je sentis qu'il me fallait identifier leurs véritables natures. Surtout celle de qui les risques pouvaient venir. C'était la première fois depuis une décennie que je me rendais compte de ce que les mots du vieux prêtre pouvaient exprimer, la personnalité dont il était capable. Quelqu'un de vraiment détestable. Un zervaniste. Sans pitié ni remords, il n'avait cure du Mal qu'impliquaient ses desseins. Assassiner une innocente. M'abandonner sur une île déserte. Me cacher des secrets. Tuer la plus belle des créatures. Provoquer mon malheur pour que je dusse accepter son remède. Tout ce que Zohak avait eu de pire, jadis, était revenu.
Alors même que la situation se clarifiait dans mes idées, mes yeux parurent aussi recouvrir leur clairvoyance. Le souffle de la caverne s'était particulièrement intensifié, alors. Si je forçais un peu sur mes pupilles, je pouvais maintenant distinguer certaines bribes du décor, en long comme en large. Apparemment, les parois s'agrandissaient, vers le fond. Tout d'abord, je crus ce changement dû à une acclimatation à ce milieu, depuis le quart d'heure que j'y circulais. Mais rapidement, la visibilité environnante continua de s'améliorer, et je sus que j'approchais d'un point d'éclairage. La désagréable confirmation que j'en obtins fut une exclamation de Zohak, lorsqu'il reconnut mon ombre parmi les autres. Je restai dirigée vers ces lueurs, pour ne pas perdre mon avance ni mon temps à chercher ce fantôme retardataire. Aussi, un virage dans le tunnel, au lieu de me distraire à mes arrières, attisa davantage ma curiosité pour ce qui s'y cachait. Une lueur pâle se répercuta contre la paroi extérieure. De véritables bourrasques y rebondirent, agitant ma tignasse au passage. Ma peau frissonna. Mon échine se dressa. Je ne savais pas du tout ce que j'allais trouver. Un monstre mythique pouvait-il avoir pareille haleine ? Il n'inspirait jamais, dans ce cas : le mouvement de l'air était absolument unilatéral et régulier. Cette force imperceptible purifia ma douleur, par ses douces caresses. Tant et si bien que je vainquis ma peur, et remontai sans ciller le cours venteux jusqu'à la source de lumière...
Il y eut d'abord un halo, secrète lanterne au fond du sanctuaire. Puis ce fut une aura, divine couronne à la pureté salvatrice. La figure, enfin, de cet élément se montra à ma vue contractée. Les nerfs de mes yeux se tendirent. Ma robe et mes jambes réapparurent, avec, derrière, sur le mur, mon empreinte sombre. Du néant revint l'espace, couvé dans les entrailles de la roche. Antidote ou parasite, une légion de pierres, blanches de clarté, balisaient le chemin. Je m'avançai humblement au cœur de ce crépuscule artificiel dont la voûte joignait ensemble noirceur vertigineuse et bienveillante harmonie. Les édifices minéraux variaient de hauteur, allant d'une moitié de bras au double d'une jambe. Il devait y en avoir une vingtaine, environ, jusqu'à la prochaine courbe à laquelle ma vue se heurta. Le vent que j'avais senti depuis le début n'évoquait nulle part une vie plus spectaculaire qu'aux lieux même de ses origines. Ainsi que les ramures des arbres, l'air puisait le mouvement de chacune de ces pierres lumineuses, pour se réunir ensuite dans une colonne commune à l'intérieur du couloir où j'étais passée. Une froide vapeur décolorée se dégageait sur une courte portée à la surface des minéraux. Tourbillonnant une ou deux fois autour d'eux, elle s'en allait au bout de quelques secondes et rejoignait le courant principal, vers sa longue traversée. Le plus étrange, dans cette grotte, était l'impression que son existence n'était pas due au hasard. Comme si le Destin avait planifié ma découverte de cet endroit et que tout le reste n'importait nullement. Il régnait ici-bas un tel sentiment de paradoxe, une contradiction des lois les plus élémentaires de la réalité, qu'en dehors de m'y trouver, la veille comme ailleurs, ces blocs de roche n'avaient pas de raison d'être. Intriguée par ce non sens, j'étudiai plus rigoureusement l'aspect des minéraux, au-delà de leur phosphorescence. Et c'est ainsi que je le vis : la matière se reconstituait au fil des couches rugueuses, au lieu de choir en millions de graviers minuscules usés par l'érosion. Par ce phénomène stupéfiant, les pierres se régénéraient en repoussant le poids de l'air censé la détruire.
J'étais derrière la dernière gemme, quand le vieux prêtre atteignit cette salle souterraine. A peine fut-il arrivé que l'émotion de la surprise freina sa course jusqu'à l'arrêt total. Ses yeux s'écarquillèrent en recevant de plein fouet cette image fantastique. Dès le premier regard, une énorme inspiration révéla de ses pensées qu'elles étaient frappées d'une soudaine prise de conscience. Zohak était bouche bée. Même ses frères n'avaient jamais eu l'occasion de les voir. Le moment était magique. La lueur des roches exposait en détails tous les plis de son expression bouleversée. Son visage était si ému qu'il en devenait presque infantile. Depuis que les zervanistes avaient mis le cap sur cette île, comme eux, ce prêtre connaissait l'existence d'un tel endroit. Ils ne nous avaient pas emmenés précisément sur cette terre par caprice. Ces blocs de roches en étaient eux-mêmes la raison d'être. Pour autant, jamais le vieil homme n'aurait cru les voir directement. Il sentit que cette puissance le dépassait, pendant que son regard balayait la carrière des pierres de vent. Ce fut alors, qu'il me vit au fond de la grotte, éclairée de dessous par un rocher de taille moyenne.
Le temps qu'il se décidât à me suivre, je reculai dans l'obscurité...
Le bruit de la rivière soupirait une complainte cuivrée, sous la couche nébuleuse d'or et de cristal. Mon bras descendu, les grains de sables dérivaient à leur gré, dans les airs privés de vent. Je relâchai ma respiration avec lourdeur, épuisée de toutes ces épreuves, y compris celle du premier exercice concret de ma puissance. Il était venu pour moi le moment de prendre congé. Sur la corniche, le regard vide, Zohak oscillait indolemment de l'un à l'autre de ses membres amorphes, de la salive aux coins des lèvres. Concret, disais-je. Devant lui, une pluie de cendres rocheuses tombait avec mélancolie dans le cours d'eau. Subitement, le vieil homme bascula en avant, dénué de la moindre réaction, et chuta contre la pente qu'il surplombait. Il roula tout le long jusqu'aux bords de la rivière, où un amas de pierres stoppa ses rebonds. Son coude encaissa tout l'impact. Croyant son cas réglé, je m'écartai vers les bois. Mélangé au liquide, le Sable se dissolvait en un philtre brun, au dessus des fonds limpides... Cependant, en jetant un regard par dessus mon épaule, je vis le prêtre lever sa face tout ripée, la bouche en sang. Il se traîna sur les cailloux qu’il en avait tâchés, pour regarder la nouvelle apparence du liquide. A moitié défiguré, Zohak se mira dans la rivière interdite. Il grimaça de cœur avec son reflet. Puis je m'enfonçai dans la jungle et le perdis de vue.
Zohak était vivant. Je n'avais, lors, pas l'âge encore de tuer. Pas pour un motif personnel, en tout cas. Bien que je fusse indifférente à sa mort, je n'avais pas la cruauté suffisante pour la provoquer. Mon seul but envers Zohak avait été de le mettre hors d'état de nuire, en temps et en espace. Histoire que l'on sût qui de nous deux étaient le Fléau et la vermine. A le voir ramper, je l'imaginais mal être d'une grande menace. Il lui faudrait suer plus d'une goutte, avant de dépasser mon allure. C'est pourquoi je ne me pressais nullement, alors que je dévalais, sereine, les végétations menant au littoral. Cependant, j'avais encore de nombreux kilomètres à marcher pour les atteindre. Sans compter que cette partie de la forêt n'était pas la plus familière à mon cœur, et que ma promenade ressemblait mieux à une errance, composée de multiples dédales, vers l'ouest ou vers l'est. Au hasard de mes pérégrinations, je finis par débusquer une cavité dans une paroi, gardée en l'état par un amoncellement de pierres robustes s'équilibrant l'une à l'autre dans l'antre. Ce pourrait-il être mon futur habitat ? C'était ainsi que fonctionnait la vie en pleine nature. Le tigre en était le meilleur exemple. Pourvu que cette tanière-là fût vacante... me dis-je.
Mais soudain, je fus arrêté par un nouvel appel, venant de la jungle. Beaucoup moins affectif que les précédents :
« Kaileena... ! Espèce de petite catin... ! Ramène tes fesses ! Tout de suite !
Mon sang ne fit qu'un tour. J'ouvris de grands yeux sévères, interloquée par ces insultes, incapable même d'en croire mes oreilles. Personne au monde ne m'avait jamais parlé sur ce ton. Zohak non plus ne l'avait jamais fait. Jamais aussi vulgaire. Jamais d'une telle autorité. Alors qu'il n'en avait aucune. Le prêtre zervaniste déboula de la colline, un bras bandé autour du cou avec son vêtement, et se dirigea vers moi d'une démarche désarticulée. Je me préparai à l'affronter, quand soudain je remarquai un changement flagrant, dans l'attitude de ce moribond. Ses yeux avaient beau se verrouiller sur moi avec largesse et crispation, sa tête ne les suivait pas. Ses pupilles oscillèrent bientôt, et ce fut t alors que le vieillard dérapa, comme bouleversé. Sa voix parut différente.
- Nooon ! Ne bouge plus, Zohak ! Je t'interdis de la toucher !
A l'arrêt, il étendit ses membres comme pour barrer le passage de quelqu'un, la tête rejetée derrière son épaule droite. J'étais sidérée. La seconde suivante, il se penchait vers la gauche, comme si on le retenait par devant. Il reprit alors :
- De quoi tu te mêles, vieux croûteux ?! C'est qu'une gamine ! Doublée d'une scélérate qui m'a fait saigner !
Il tourna le regard, dans le vague.
- Bien fait pour toi ! Tu n'avais pas le droit de t'en prendre à elle !!
Son visage se contracta.
- Je m'en prends à qui je veux ! Misérable ! »
Et il abattit son poing dans le vent, sur sa gauche. Dans le même geste, il rejeta sa face dans la continuité de son coup, à la limite de chavirer. Quelle était cette farce ? Plusieurs titubations plus tard, il fit volte-face et riposta d'un revers. Cette fois, Zohak bascula du coté inverse, la main sur son nez ensanglanté. Considérant son invisible adversaire, il prit son élan et jeta son front devant lui, rigidifiant ses épaules. Le vieil homme rentra sa tête dans le cou, avant de s'effondrer par terre. Sans attendre, il se releva en agrippant le vide avec ses doigts, et le tira vers son genou remonté. Ensuite, il me chercha du regard. Mais je m'étais volatilisée dans la sombre tanière, espérant me jouer de sa folie. Cela fut pourtant inutile, car il distingua ma peau claire dans l'obscurité. Anxieuse, je reculai vers le fond. Zohak fit plusieurs pas vers la grotte. Il y avait un passage, dans l'autre sens. Je choisis de m'y enfoncer pour le fuir. Il voulut m'y suivre, mais une main retint sa manche.
A la flore de la jungle se substitua la roche, alors que j'avançais dans l'inconnu. De longues minutes durant, la lumière de l'extérieur me permit de me situer dans le conduit étroit. L'entrée se trouvait à trente mètres et quelques. A cette distance, je ne pouvais rien voir de plus que sa lumineuse blancheur, au-delà de son encadrement insondable. Une ombre la troubla, sans autre manifestation. Pas même celle de l'empressement. J'espérai que la cavité soit assez profonde pour que l'aliéné finît par s'y cogner le front, ou au moins abandonnât. Ce n'était pas non plus d'une humeur sereine que j'explorais ce recoin mystérieux. Comment un fauve aurait-il réagi si par mégarde nous l'avions importuné en plein sommeil ? Je n'étais pas armée. Et les murs étaient si resserrés que toute esquive était rendue impossible. Cela valait aussi pour ce qui était de Zohak. Je ne pouvais que marcher devant moi. Ni m'arrêter, ni reculer. Juste couler, comme font les grains dans le sablier...
A partir d'un certain stade, la paroi se resserrait tellement que je parvenais à l'estimer de mes deux bras, une fois tendus. Cela m'était effectivement fort pratique, dans la mesure où mon acuité visuelle ne pouvait plus s'en charger. L'obscurité me rapprochait d'un état quasiment aveugle. A maintes occurrences, je me repris à craindre une proximité minuscule entre mon nez et un éventuel cul de sac. Je fus donc obligée de cheminer en tâtant systématiquement les obstacles qui m'environnaient. Cette contrainte induisait bien sûr que je diminuasse ma vitesse, déjà considérablement tranquillisée. Dans le même temps, plus j'évoluais le long de ce boyau rocheux, plus je sentais venir sur moi une brise nouvelle, m'indiquant la probabilité pour qu'il n'y eût pas de terminaison du tout. En tout cas pas celle que j'imaginais. Petit à petit, le bruit des pas de Zohak s'amplifiait, dans mon dos, chaque fois plus irritant. Cependant, un autre paramètre me fit garder la même allure, par rapport à la sienne. Tandis que ses adresses à ma personne avaient tendance à m'ulcérer, la discussion que je l'entendis faire, tout seul dans le noir, ne me fascina pas moins. Son ton était trop bas et intime pour qu'il fût destiné à la jeune fille dont il ne percevait plus rien, depuis que je l'avais entraîné dans ce tunnel.
« ... Je te préviens ! S'il lui est arrivé le moindre problème, tu me le payeras, petite ordure ! menaça-t-il celui dont je compris enfin l'essence. Ne t'inquiètes pas. Moi non plus je n'ai pas envie qu'elle se fasse mal. Ce serait de la triche, elle empiéterait sur mon boulot... ! Espèce d'enflure ! Jamais je ne te laisserai faire ! Et toi, imbécile, pourquoi t'acharner ?! Tu as bien vu que c'était vain... Pas avant que je sois mort ! Tant que tu seras là, je survivrai pour la protéger ! Mais elle te méprise, Zohak ! Tu ne veux pas l'admettre, c'est ça ? Quoi que tu fasses, elle ne t'aimera jam... Tais-toi ! Ce... ! Je... ! Je m'en moque ! Vraiment ? Alors qu'est-ce que tu attends ?! Va la soumettre ! Viens avec moi ! Hors de question, sale démon ! J'ai fait le serment de l'aider ! Mais dis-moi ce que vaut le devoir, face à l'amour ? Ce n'est pas de l'amour, ça ! C'est... ! C'est... Huh... Et bien quoi, Zohak ? Qu'est-ce que tu t'imagines ? Tu penses que c'est ça, l'amour ? Te masturber, te créer des fantasmes, devenir jaloux tant qu'on y est, jusqu'à mourir stupidement à la vue du premier bout de sein ? Tu sais que ça te pend au nez... Ce... C'est... ! Quelle pitié, alors que la femme de tes rêves t'est accessible ! Ce ne sont pas mes rêves ! Je n'ai jamais fait le serment d'aimer ! Hélas... il fallait que tu t'y attendes, pauvre niais. Les choses ont échappé à ton contrôle, et maintenant tu ne veux plus l'accepter. Je sentais que ça se terminerait comme ça, le jour où tu m'as trahi... »
Après cette phrase, je cessai d'écouter. En effet, Zohak était incapable de parler, victime d'une tristesse rageuse. Je me demandais duquel des deux j'entendais les larmes, de mon ami ou de mon ennemi. Celui qui voulait me protéger, ou celui qui voulait me nuire. Le vieil homme s'était dissocié en deux personnes, occupant le même corps pourtant. L'on voyait aisément laquelle était la principale, accusée par sa conscience. Du fait de leurs intentions respectives, je sentis qu'il me fallait identifier leurs véritables natures. Surtout celle de qui les risques pouvaient venir. C'était la première fois depuis une décennie que je me rendais compte de ce que les mots du vieux prêtre pouvaient exprimer, la personnalité dont il était capable. Quelqu'un de vraiment détestable. Un zervaniste. Sans pitié ni remords, il n'avait cure du Mal qu'impliquaient ses desseins. Assassiner une innocente. M'abandonner sur une île déserte. Me cacher des secrets. Tuer la plus belle des créatures. Provoquer mon malheur pour que je dusse accepter son remède. Tout ce que Zohak avait eu de pire, jadis, était revenu.
Alors même que la situation se clarifiait dans mes idées, mes yeux parurent aussi recouvrir leur clairvoyance. Le souffle de la caverne s'était particulièrement intensifié, alors. Si je forçais un peu sur mes pupilles, je pouvais maintenant distinguer certaines bribes du décor, en long comme en large. Apparemment, les parois s'agrandissaient, vers le fond. Tout d'abord, je crus ce changement dû à une acclimatation à ce milieu, depuis le quart d'heure que j'y circulais. Mais rapidement, la visibilité environnante continua de s'améliorer, et je sus que j'approchais d'un point d'éclairage. La désagréable confirmation que j'en obtins fut une exclamation de Zohak, lorsqu'il reconnut mon ombre parmi les autres. Je restai dirigée vers ces lueurs, pour ne pas perdre mon avance ni mon temps à chercher ce fantôme retardataire. Aussi, un virage dans le tunnel, au lieu de me distraire à mes arrières, attisa davantage ma curiosité pour ce qui s'y cachait. Une lueur pâle se répercuta contre la paroi extérieure. De véritables bourrasques y rebondirent, agitant ma tignasse au passage. Ma peau frissonna. Mon échine se dressa. Je ne savais pas du tout ce que j'allais trouver. Un monstre mythique pouvait-il avoir pareille haleine ? Il n'inspirait jamais, dans ce cas : le mouvement de l'air était absolument unilatéral et régulier. Cette force imperceptible purifia ma douleur, par ses douces caresses. Tant et si bien que je vainquis ma peur, et remontai sans ciller le cours venteux jusqu'à la source de lumière...
Il y eut d'abord un halo, secrète lanterne au fond du sanctuaire. Puis ce fut une aura, divine couronne à la pureté salvatrice. La figure, enfin, de cet élément se montra à ma vue contractée. Les nerfs de mes yeux se tendirent. Ma robe et mes jambes réapparurent, avec, derrière, sur le mur, mon empreinte sombre. Du néant revint l'espace, couvé dans les entrailles de la roche. Antidote ou parasite, une légion de pierres, blanches de clarté, balisaient le chemin. Je m'avançai humblement au cœur de ce crépuscule artificiel dont la voûte joignait ensemble noirceur vertigineuse et bienveillante harmonie. Les édifices minéraux variaient de hauteur, allant d'une moitié de bras au double d'une jambe. Il devait y en avoir une vingtaine, environ, jusqu'à la prochaine courbe à laquelle ma vue se heurta. Le vent que j'avais senti depuis le début n'évoquait nulle part une vie plus spectaculaire qu'aux lieux même de ses origines. Ainsi que les ramures des arbres, l'air puisait le mouvement de chacune de ces pierres lumineuses, pour se réunir ensuite dans une colonne commune à l'intérieur du couloir où j'étais passée. Une froide vapeur décolorée se dégageait sur une courte portée à la surface des minéraux. Tourbillonnant une ou deux fois autour d'eux, elle s'en allait au bout de quelques secondes et rejoignait le courant principal, vers sa longue traversée. Le plus étrange, dans cette grotte, était l'impression que son existence n'était pas due au hasard. Comme si le Destin avait planifié ma découverte de cet endroit et que tout le reste n'importait nullement. Il régnait ici-bas un tel sentiment de paradoxe, une contradiction des lois les plus élémentaires de la réalité, qu'en dehors de m'y trouver, la veille comme ailleurs, ces blocs de roche n'avaient pas de raison d'être. Intriguée par ce non sens, j'étudiai plus rigoureusement l'aspect des minéraux, au-delà de leur phosphorescence. Et c'est ainsi que je le vis : la matière se reconstituait au fil des couches rugueuses, au lieu de choir en millions de graviers minuscules usés par l'érosion. Par ce phénomène stupéfiant, les pierres se régénéraient en repoussant le poids de l'air censé la détruire.
J'étais derrière la dernière gemme, quand le vieux prêtre atteignit cette salle souterraine. A peine fut-il arrivé que l'émotion de la surprise freina sa course jusqu'à l'arrêt total. Ses yeux s'écarquillèrent en recevant de plein fouet cette image fantastique. Dès le premier regard, une énorme inspiration révéla de ses pensées qu'elles étaient frappées d'une soudaine prise de conscience. Zohak était bouche bée. Même ses frères n'avaient jamais eu l'occasion de les voir. Le moment était magique. La lueur des roches exposait en détails tous les plis de son expression bouleversée. Son visage était si ému qu'il en devenait presque infantile. Depuis que les zervanistes avaient mis le cap sur cette île, comme eux, ce prêtre connaissait l'existence d'un tel endroit. Ils ne nous avaient pas emmenés précisément sur cette terre par caprice. Ces blocs de roches en étaient eux-mêmes la raison d'être. Pour autant, jamais le vieil homme n'aurait cru les voir directement. Il sentit que cette puissance le dépassait, pendant que son regard balayait la carrière des pierres de vent. Ce fut alors, qu'il me vit au fond de la grotte, éclairée de dessous par un rocher de taille moyenne.
Le temps qu'il se décidât à me suivre, je reculai dans l'obscurité...
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