Les garçons pleurent aussi
Par : Salmanzare
Genre : Action
Status : En cours
Note :
Chapitre 1
Publié le 15/07/17 à 00:24:42 par Salmanzare
Comme la jolie barmaid me lance un regard interrogateur, j’enfonce ma poigne dans la poche arrière de mon jean. Trois pièces que je sors pas. Trois fois vingt. Soixante centimes rugueux qui sonne le glas de ma soirée. Merde. Je fais signe que c’est bon pour ma gueule et me tourne vers le voisin hilare rencontré en début d’après-midi. J’entrave que dalle à ce qu’il baragouine depuis tout à l’heure. Mais comme régulièrement il me colle un verre dans les mains, je me contente de sourire en hochant la tête. Je crois qu’il s’agit d’une usine de parfum. Fragonard revient souvent dans sa bouche. Il est habité le con. Moi je me demande surtout si ma carte bleue sera bientôt débloquée. Deux semaines déjà que j’ai claqué mon RSA dans une nuit à rincer le gosier des copains du comptoir. Vivement la paye... C’est que la 8.6 et la pils ça finit par lasser et que c’est pas la blonde du bistrot qui va réussir à m’enchanter. Le dégarni jovial me tend un autre verre. Un petit dernier qui fera pas de mal. Juste histoire de rincer le goût du shot de châtreuse. On trinque à quoi que je lui dis ? Je pige toujours rien mais je dis pas non à un verre gratuit. Je lève le mien haut en regardant l’assemblée clairsemée de ce lundi soir.
Je me traîne dehors pour attraper la manche de ma pote qui vient de jeter sa dernière garo dans le caniveau. Dans la main gauche, elle froisse le paquet vide avec application. Gaffe au cancer ma vieille, tu tires beaucoup ces temps-ci. Lola s’en fout je crois. Elle se tourne vers moi pour un câlin. Moi le tactile ça me gêne mais je fais gaffe à pas le montrer. Je crois qu’elle le sait mais qu’elle s’en fout. Je crois que Lola elle se fout de beaucoup de chose et c’est sans doute pour ça qu’elle est si cool. Elle finit par me lâcher au profit d’une pichenette sur le pif.
- Ça va p’tite pomme ?
- J’suis pas une pomme.
Parce que je sais toujours pas ce que je suis mais globalement je sais ce que je suis pas. Une pomme ? Non, franchement je pense vraiment pas être une pomme. A la limite un pamplemousse. J’aime bien l’amertume, ça se goûte mieux. J’enchaine :
- J’ai tout bu.
- Je sais.
- Dis, tu m’héberges cette nuit ?
- T’as encore des métros pour rentrer chez toi là. Il est même pas 23 heures.
- Ouais.
- Bah alors ?
- J’veux pas dormir seul.
- C’est pas possible p’tite pomme. En plus je t’ai dit que je voyais quelqu’un ce soir.
- Tu diras bonne nuit aux gens de ma part hein.
Je dis ça et je l’enlace. Parfois c’est moi qui lance l’initiative. Comme ça on se doute moins que je peux pas saquer que les gens me touchent. Je suis un putain de caméléon social. Je me sens malin alors je me marre tout seul comme un con. Lola elle s’en fout. Mais elle me regarde drôlement quand même. Elle doit se demander si c’est une bonne idée de me laisser partir comme ça. Mais moi quand j’ai une idée en tête, j’ai pas envie d’en changer. Là je veux du bruit et des gens qui vivent. Alors Oberkampf ça me paraît une bonne destination. C’est pas très loin et au pire je reviendrais m’échouer ici. Je souris à ce bout de nana en lui rappelant de dire au revoir à tout le monde. Fais le toi même qu’elle me crie mais j’ai déjà tourné le dos.
J’aime bien marcher dans Paris la nuit parce que je me sens moins seul. La nuit ça fait des liens. Peut-être que dans l’obscurité, tout le monde brille un peu plus. Et donc t’as envie de faire des rencontres. Mais là c’est une mamie qui marche devant moi. Pas le genre du quartier. Et ça me fout la haine de la voir s’approprier une partie de mon univers. Parce qu’à cette heure-là, elle devrait dormir afin de pouvoir faire chier son monde le lendemain. Une grosse nuit de sommeil, un coup de fil à sa fille pour lui raconter ce qu’elle foutra de sa journée avant de zoner dans un carrouf et prendre tout son temps pour compter sa putain de petite monnaie.
Je pense à Balavoine qui chantait que les zonards se ramènent en ville. C’est vrai que je suis pas bien viril mais que je peux faire peur à voir. Je fais en sorte que mon ombre projeté par le lampadaire jaunâtre la recouvre. Je vois bien que ça l’emmerde de se savoir suivie car elle hâte le pas. Moi je tiens bon et je garde le rythme. J’entends sa petite canne qui claque de plus en plus vite. Ça pourrait être ma grand-mère je pense un instant. Alors je la dépasse avec un grand sourire en lui disant bonsoir madaaame. J’insiste dans la voix et je vois bien qu’elle me méprise. Moi je fais comme Lola. Je m’en fous et j’avance.
J’ai toujours pas envie de dormir seul. Donc le secret c’est de pas se coucher. Oberkampf m’a pas nourri. J’ai vu plein de petits groupes dans lesquels je me sentais pas exister. Y avait pas de mélange. Que des petits connards en afterwork qui veulent se sauter entre eux. Et le libre échange merde ? Je les insulte de loin. Je veux pas qu’ils m’entendent parce que sinon je vais encore me faire coucher par un petit facho en polo. J’espère qu’ils crèveront à la tache pendant que je me branle avec mon RSA.
J’ai tiré ma gueule jusqu’à Saint Paul pour tenter d’attraper Paulo à la fin de son service.
- Tu te fais chier ?
- Non ça va.
- Si tu te fais chier ! Viens on va au Mad Maker.
Paulo il hésite mais j’insiste. Faut bien commencer la semaine non ? Pendant qu’il fait la ferm’, je me pose dehors pour prendre l’air. Je commence à décuver donc ça me soûle. Je tape à la porte pour avoir une bière dans un gobelet plastique. J’aime assez le Mad Maker parce que je me rappelle pas souvent ce qu’il s’y passe. Du coup je regrette jamais rien là-bas. Je dois y danser, boire et raconter un tas de connerie qui le lendemain existent plus. Pour tout dire, je saurais pas y aller tout seul. J’ai aucune idée de l’endroit d’où se trouve ce bled. Paulo arrive et on monte dans un taxi. J’ai à peine le temps de fermer les yeux qu’on y est.
On rentre. Y a une odeur âcre de transpiration et beaucoup de regards désœuvrés. Comme si personne savait vraiment pourquoi il s’est ramené là. Je crois que c’est l’anniv’ d’une petite grosse qui gueule beaucoup. Je crois même qu’elle cherche à danser. Elle s’y prend aussi bien que moi. Paulo se marre. En face sur le comptoir, t’as deux nanas qui sont montés pour se déhancher. Pas très belles. Assez pour se rincer l’œil quand même. A cette heure-là on s’autorise un peu plus à déborder sur ses limites. Elles ont viré le t-shirt. Je m’assois et sirote une binouze que j’ai piqué sur une table pas très loin. Y a la petite grosse qui cherche à rejoindre le duo. Elle galère à escalader le comptoir. Je peux pas m’empêcher de regarder. Elle termine de se hisser grâce à la complicité de ses copines. Et voilà qu’elle envoie valser son soutien-gorge dans la foule. Putain ce que c’est laid comme show. Voir ses seins pendants qui se soulèvent à contrario du rythme c’est trop pour moi. Je m’enfonce vers le fond du bar et je tombe nez à nez avec un autre groupe de gens à moitié à poil. Gros pareil, et des corps luisant de sueur... Je comprends pas pourquoi tout le monde a décidé de se désaper ce soir. Moi je voulais danser. Je voulais boire. Rire un peu peut-être. Paulo il se marre toujours. Hilare le gars. Je me demande ce que fait Lola elle. Et moi devant ces gros qui se prélassent. Faut pas se moquer du corps des autres. C’est mal. Mais je voulais pas voir ça merde. J’ai envie de me moquer là. Je sors car j’étouffe.
Je remonte le long de la rue. J’essaye de vomir pour me sentir mieux. Deux doigts au fond de la gorge. Ça vient pas. Là je réalise que j’ai trop bu pendant un instant mais ça passe. Je veux retourner à l’intérieur mais ce connard de videur me dit que je suis trop fais. Je m’énerve en disant que c’est pas moi qu’est à poil en train de suer à l’intérieur. Oh ! C’est un putain de sauna libertin ta merde ? Je le pousse contre sa porte. Et voilà que je me retrouve de l’autre côté de la route les jambes en l’air. Je me relève en râlant. Je lui fais un doigt et je me barre en courant.
Je me retrouve j’sais pas trop où. J’ai pas le numéro de Paulo du coup je peux pas lui dire que je l’ai abandonné dans ce traquenard étrange. Il est tard maintenant. Ou tôt. J’sais pas où est la bascule. Je suis tout seul une fois de plus. Y a qu’une personne qui me répondra et viendra.
C’est comme ça que je me retrouve devant le pont Alexandre 3 à attendre Corbac. C’est lui-même qu’a choisi son surnom au lycée. Enfin je crois. C’est vrai que sa présence donnait un côté sinistre au moment et qu’il était de ce genre de personne qui font mourir les conversations dans un silence gênant. Après l’accident il était encore devenu plus laid alors ça arrangeait pas ses affaires. Je le vois se ramener avec deux 8.6 à la main. Toujours flanqué dans des vêtements trop grands pour lui, des cheveux noirs hirsutes mais l’œil brillant en dessous. Et forcément ce bec qui lui sert de nez et qui le précède toujours. J’aime bien Corbac car il parle pas beaucoup mais sait toujours être là quand j’en ai besoin. Je me souviens même pas comment on est devenu copain. Sans doute jamais en fait. Un jour on s’est assis l’un à côté de l’autre et on regardait ces lycéens braillards qui se touchent sans comprendre pourquoi. Nous on s’est compris là-dessus et on s’est plus quitté. Alors qu’il me rejoint, je lui gueule :
- Et quand il eut dépassé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre.
On se pose côte à côte et on dit rien. On boit notre bière calmement. Pour la première fois de la soirée je me sens serein. J’ai décuvé. Je me demande ce que je ferais demain. Je devrais peut-être me doucher et chercher un nouveau taf. La luminosité commence à augmenter. On aura bientôt terrassé la nuit et on pourra se coucher assuré que le soleil brille. Paname commence à vrombir. Mamie doit être en train de se lever pour préparer le café matinal. Corbac me regarde.
- T’imagines toutes les personnes qui nous ont croisé dans notre vie ?
Je hausse les épaules. Il continue.
- Ça doit faire des milliers de personnes. Des millions peut-être même.
J’écoute à présent le regard dans le vague en essayant d’imaginer des milliers de personnes différentes.
- Et on existe quelque part dans leur mémoire. On est dans la tête de milliers de gens sans qu’ils en aient conscience. Plein de petits morceaux. Mais imagine que tu cumules toutes ces petites durées, ça doit faire… Je sais pas… Des milliers d’années.
Je me tourne vers lui avec un demi sourire même si je comprends pas ce qu’il me raconte.
- Donc quelque part, on est devenu immortel sans avoir eu besoin de faire quoi que ce soit de remarquable. Quoi qu’il arrive, on existe là-dedans.
Comme je sais pas quoi répondre à ça, je dis rien. Mais Corbac ça le dérange pas. On est du genre à monologuer chacun à tour de rôle sans attendre de réponse. C’est peut-être pour que ça marche. On se fout jamais en rogne l’un contre l’autre. J’entends Corbac qui me parle. C’est une jolie mélodie. Et au fond quelle importance ce qu’il raconte tant qu’il est là avec moi.
- Tu sais, j’étais amoureux… Enfin je le suis toujours.
Ça me tire de ma rêverie car je crois jamais l’avoir entendu parler d’une nana. Je pensais qu’il s’en foutait royal des gens. Comme c’est nouveau je le regarde dans les yeux et je dis.
- J’savais pas que t’étais tombé amoureux.
- Depuis toujours je crois. Je me rappelle pas avant.
- Et tu lui as dit ?
- Chaque jour.
- Et elle a dit ?
- Rien.
Il se pince les lèvres avec un petit air triste. Je me dis que malgré sa sale gueule, il est beau. Je pense qu’elle c’est une connasse de pas se rendre compte que mon poto est beau malgré sa sale gueule.
- Je pense que c’est une connasse.
Et là Corbac se marre. Je l’entends rarement rire et ça me fait du bien de le voir se laisser aller. Alors je le dis.
- Ça me fait du bien de te voir comme ça.
- Je dois faire quoi à ton avis ?
- Tu lui dis que c’est une connasse et tu laisses tomber.
- T’es certain ?
- Je pense que c’est la meilleure chose que tu puisses faire. Abandonne.
Corbac a soupiré longuement. Comme pour vider tout l’air de son corps. Et il a semblé détendu. Il m’a offert un sourire franc et j’ai pensé que l’autre était vraiment une chienne de pas se rendre compte d’à côté de qui elle passe. Il a posé une main sur mon épaule et ça m’a fait tout drôle dans le bide. Parce que mine de rien, je crois que c’est la première fois qu’on avait un contact physique. Merci il a dit. Moi j’ai haussé les épaules l’air de dire que c’était pas grand-chose. Mais c’était pas vrai car ça me faisait plaisir ce qui se passait.
Il a passé une main dans ses cheveux noirs et s’est levé doucement. L’œil toujours brillant. Moi je me suis adossé contre le petit muret en me disant que j’avais moins peur de finir ma nuit seul. J’étais calme là. Corbac m’a fait un signe de la main pour me dire au revoir et a traversé le pont en sens inverse. Il était beau.
Je crois que c’est comme ça, sans le vouloir, que je l’ai tué.
Je me traîne dehors pour attraper la manche de ma pote qui vient de jeter sa dernière garo dans le caniveau. Dans la main gauche, elle froisse le paquet vide avec application. Gaffe au cancer ma vieille, tu tires beaucoup ces temps-ci. Lola s’en fout je crois. Elle se tourne vers moi pour un câlin. Moi le tactile ça me gêne mais je fais gaffe à pas le montrer. Je crois qu’elle le sait mais qu’elle s’en fout. Je crois que Lola elle se fout de beaucoup de chose et c’est sans doute pour ça qu’elle est si cool. Elle finit par me lâcher au profit d’une pichenette sur le pif.
- Ça va p’tite pomme ?
- J’suis pas une pomme.
Parce que je sais toujours pas ce que je suis mais globalement je sais ce que je suis pas. Une pomme ? Non, franchement je pense vraiment pas être une pomme. A la limite un pamplemousse. J’aime bien l’amertume, ça se goûte mieux. J’enchaine :
- J’ai tout bu.
- Je sais.
- Dis, tu m’héberges cette nuit ?
- T’as encore des métros pour rentrer chez toi là. Il est même pas 23 heures.
- Ouais.
- Bah alors ?
- J’veux pas dormir seul.
- C’est pas possible p’tite pomme. En plus je t’ai dit que je voyais quelqu’un ce soir.
- Tu diras bonne nuit aux gens de ma part hein.
Je dis ça et je l’enlace. Parfois c’est moi qui lance l’initiative. Comme ça on se doute moins que je peux pas saquer que les gens me touchent. Je suis un putain de caméléon social. Je me sens malin alors je me marre tout seul comme un con. Lola elle s’en fout. Mais elle me regarde drôlement quand même. Elle doit se demander si c’est une bonne idée de me laisser partir comme ça. Mais moi quand j’ai une idée en tête, j’ai pas envie d’en changer. Là je veux du bruit et des gens qui vivent. Alors Oberkampf ça me paraît une bonne destination. C’est pas très loin et au pire je reviendrais m’échouer ici. Je souris à ce bout de nana en lui rappelant de dire au revoir à tout le monde. Fais le toi même qu’elle me crie mais j’ai déjà tourné le dos.
J’aime bien marcher dans Paris la nuit parce que je me sens moins seul. La nuit ça fait des liens. Peut-être que dans l’obscurité, tout le monde brille un peu plus. Et donc t’as envie de faire des rencontres. Mais là c’est une mamie qui marche devant moi. Pas le genre du quartier. Et ça me fout la haine de la voir s’approprier une partie de mon univers. Parce qu’à cette heure-là, elle devrait dormir afin de pouvoir faire chier son monde le lendemain. Une grosse nuit de sommeil, un coup de fil à sa fille pour lui raconter ce qu’elle foutra de sa journée avant de zoner dans un carrouf et prendre tout son temps pour compter sa putain de petite monnaie.
Je pense à Balavoine qui chantait que les zonards se ramènent en ville. C’est vrai que je suis pas bien viril mais que je peux faire peur à voir. Je fais en sorte que mon ombre projeté par le lampadaire jaunâtre la recouvre. Je vois bien que ça l’emmerde de se savoir suivie car elle hâte le pas. Moi je tiens bon et je garde le rythme. J’entends sa petite canne qui claque de plus en plus vite. Ça pourrait être ma grand-mère je pense un instant. Alors je la dépasse avec un grand sourire en lui disant bonsoir madaaame. J’insiste dans la voix et je vois bien qu’elle me méprise. Moi je fais comme Lola. Je m’en fous et j’avance.
J’ai toujours pas envie de dormir seul. Donc le secret c’est de pas se coucher. Oberkampf m’a pas nourri. J’ai vu plein de petits groupes dans lesquels je me sentais pas exister. Y avait pas de mélange. Que des petits connards en afterwork qui veulent se sauter entre eux. Et le libre échange merde ? Je les insulte de loin. Je veux pas qu’ils m’entendent parce que sinon je vais encore me faire coucher par un petit facho en polo. J’espère qu’ils crèveront à la tache pendant que je me branle avec mon RSA.
J’ai tiré ma gueule jusqu’à Saint Paul pour tenter d’attraper Paulo à la fin de son service.
- Tu te fais chier ?
- Non ça va.
- Si tu te fais chier ! Viens on va au Mad Maker.
Paulo il hésite mais j’insiste. Faut bien commencer la semaine non ? Pendant qu’il fait la ferm’, je me pose dehors pour prendre l’air. Je commence à décuver donc ça me soûle. Je tape à la porte pour avoir une bière dans un gobelet plastique. J’aime assez le Mad Maker parce que je me rappelle pas souvent ce qu’il s’y passe. Du coup je regrette jamais rien là-bas. Je dois y danser, boire et raconter un tas de connerie qui le lendemain existent plus. Pour tout dire, je saurais pas y aller tout seul. J’ai aucune idée de l’endroit d’où se trouve ce bled. Paulo arrive et on monte dans un taxi. J’ai à peine le temps de fermer les yeux qu’on y est.
On rentre. Y a une odeur âcre de transpiration et beaucoup de regards désœuvrés. Comme si personne savait vraiment pourquoi il s’est ramené là. Je crois que c’est l’anniv’ d’une petite grosse qui gueule beaucoup. Je crois même qu’elle cherche à danser. Elle s’y prend aussi bien que moi. Paulo se marre. En face sur le comptoir, t’as deux nanas qui sont montés pour se déhancher. Pas très belles. Assez pour se rincer l’œil quand même. A cette heure-là on s’autorise un peu plus à déborder sur ses limites. Elles ont viré le t-shirt. Je m’assois et sirote une binouze que j’ai piqué sur une table pas très loin. Y a la petite grosse qui cherche à rejoindre le duo. Elle galère à escalader le comptoir. Je peux pas m’empêcher de regarder. Elle termine de se hisser grâce à la complicité de ses copines. Et voilà qu’elle envoie valser son soutien-gorge dans la foule. Putain ce que c’est laid comme show. Voir ses seins pendants qui se soulèvent à contrario du rythme c’est trop pour moi. Je m’enfonce vers le fond du bar et je tombe nez à nez avec un autre groupe de gens à moitié à poil. Gros pareil, et des corps luisant de sueur... Je comprends pas pourquoi tout le monde a décidé de se désaper ce soir. Moi je voulais danser. Je voulais boire. Rire un peu peut-être. Paulo il se marre toujours. Hilare le gars. Je me demande ce que fait Lola elle. Et moi devant ces gros qui se prélassent. Faut pas se moquer du corps des autres. C’est mal. Mais je voulais pas voir ça merde. J’ai envie de me moquer là. Je sors car j’étouffe.
Je remonte le long de la rue. J’essaye de vomir pour me sentir mieux. Deux doigts au fond de la gorge. Ça vient pas. Là je réalise que j’ai trop bu pendant un instant mais ça passe. Je veux retourner à l’intérieur mais ce connard de videur me dit que je suis trop fais. Je m’énerve en disant que c’est pas moi qu’est à poil en train de suer à l’intérieur. Oh ! C’est un putain de sauna libertin ta merde ? Je le pousse contre sa porte. Et voilà que je me retrouve de l’autre côté de la route les jambes en l’air. Je me relève en râlant. Je lui fais un doigt et je me barre en courant.
Je me retrouve j’sais pas trop où. J’ai pas le numéro de Paulo du coup je peux pas lui dire que je l’ai abandonné dans ce traquenard étrange. Il est tard maintenant. Ou tôt. J’sais pas où est la bascule. Je suis tout seul une fois de plus. Y a qu’une personne qui me répondra et viendra.
C’est comme ça que je me retrouve devant le pont Alexandre 3 à attendre Corbac. C’est lui-même qu’a choisi son surnom au lycée. Enfin je crois. C’est vrai que sa présence donnait un côté sinistre au moment et qu’il était de ce genre de personne qui font mourir les conversations dans un silence gênant. Après l’accident il était encore devenu plus laid alors ça arrangeait pas ses affaires. Je le vois se ramener avec deux 8.6 à la main. Toujours flanqué dans des vêtements trop grands pour lui, des cheveux noirs hirsutes mais l’œil brillant en dessous. Et forcément ce bec qui lui sert de nez et qui le précède toujours. J’aime bien Corbac car il parle pas beaucoup mais sait toujours être là quand j’en ai besoin. Je me souviens même pas comment on est devenu copain. Sans doute jamais en fait. Un jour on s’est assis l’un à côté de l’autre et on regardait ces lycéens braillards qui se touchent sans comprendre pourquoi. Nous on s’est compris là-dessus et on s’est plus quitté. Alors qu’il me rejoint, je lui gueule :
- Et quand il eut dépassé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre.
On se pose côte à côte et on dit rien. On boit notre bière calmement. Pour la première fois de la soirée je me sens serein. J’ai décuvé. Je me demande ce que je ferais demain. Je devrais peut-être me doucher et chercher un nouveau taf. La luminosité commence à augmenter. On aura bientôt terrassé la nuit et on pourra se coucher assuré que le soleil brille. Paname commence à vrombir. Mamie doit être en train de se lever pour préparer le café matinal. Corbac me regarde.
- T’imagines toutes les personnes qui nous ont croisé dans notre vie ?
Je hausse les épaules. Il continue.
- Ça doit faire des milliers de personnes. Des millions peut-être même.
J’écoute à présent le regard dans le vague en essayant d’imaginer des milliers de personnes différentes.
- Et on existe quelque part dans leur mémoire. On est dans la tête de milliers de gens sans qu’ils en aient conscience. Plein de petits morceaux. Mais imagine que tu cumules toutes ces petites durées, ça doit faire… Je sais pas… Des milliers d’années.
Je me tourne vers lui avec un demi sourire même si je comprends pas ce qu’il me raconte.
- Donc quelque part, on est devenu immortel sans avoir eu besoin de faire quoi que ce soit de remarquable. Quoi qu’il arrive, on existe là-dedans.
Comme je sais pas quoi répondre à ça, je dis rien. Mais Corbac ça le dérange pas. On est du genre à monologuer chacun à tour de rôle sans attendre de réponse. C’est peut-être pour que ça marche. On se fout jamais en rogne l’un contre l’autre. J’entends Corbac qui me parle. C’est une jolie mélodie. Et au fond quelle importance ce qu’il raconte tant qu’il est là avec moi.
- Tu sais, j’étais amoureux… Enfin je le suis toujours.
Ça me tire de ma rêverie car je crois jamais l’avoir entendu parler d’une nana. Je pensais qu’il s’en foutait royal des gens. Comme c’est nouveau je le regarde dans les yeux et je dis.
- J’savais pas que t’étais tombé amoureux.
- Depuis toujours je crois. Je me rappelle pas avant.
- Et tu lui as dit ?
- Chaque jour.
- Et elle a dit ?
- Rien.
Il se pince les lèvres avec un petit air triste. Je me dis que malgré sa sale gueule, il est beau. Je pense qu’elle c’est une connasse de pas se rendre compte que mon poto est beau malgré sa sale gueule.
- Je pense que c’est une connasse.
Et là Corbac se marre. Je l’entends rarement rire et ça me fait du bien de le voir se laisser aller. Alors je le dis.
- Ça me fait du bien de te voir comme ça.
- Je dois faire quoi à ton avis ?
- Tu lui dis que c’est une connasse et tu laisses tomber.
- T’es certain ?
- Je pense que c’est la meilleure chose que tu puisses faire. Abandonne.
Corbac a soupiré longuement. Comme pour vider tout l’air de son corps. Et il a semblé détendu. Il m’a offert un sourire franc et j’ai pensé que l’autre était vraiment une chienne de pas se rendre compte d’à côté de qui elle passe. Il a posé une main sur mon épaule et ça m’a fait tout drôle dans le bide. Parce que mine de rien, je crois que c’est la première fois qu’on avait un contact physique. Merci il a dit. Moi j’ai haussé les épaules l’air de dire que c’était pas grand-chose. Mais c’était pas vrai car ça me faisait plaisir ce qui se passait.
Il a passé une main dans ses cheveux noirs et s’est levé doucement. L’œil toujours brillant. Moi je me suis adossé contre le petit muret en me disant que j’avais moins peur de finir ma nuit seul. J’étais calme là. Corbac m’a fait un signe de la main pour me dire au revoir et a traversé le pont en sens inverse. Il était beau.
Je crois que c’est comme ça, sans le vouloir, que je l’ai tué.
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