God
Par : Anthony
Genre : Réaliste , Sentimental
Status : Terminée
Note :
Chapitre 1
Publié le 15/08/16 à 19:19:05 par Anthony
I
C’est l’histoire d’un être que l’on a fait sortir par la portière arrière-gauche d’une vieille Audi, sous un soleil d’été et près d’une mer grise bondée de baigneurs.
Le père sort, il a laissé le contact ; côté passager, la mère feuillette avec désintérêt un magazine avec davantage d’images que de mots.
Papa s’approche, il tapote avec compassion la tête de son ami qui lui tire la langue de joie et de soif. Aujourd’hui, son jeune maître n’est pas venu, et la langue pendue le regrette ; elle l’aime bien, ce garçon, parce qu’ils jouent souvent ensemble, parce qu’ils aiment bien se reposer l’un contre l’autre, dans le jardin ou dans la véranda aux fenêtres ouvertes, mais à l’air frais et dans la lumière, et le soir, il n’oublie jamais de lui souhaiter une bonne nuit. Le petit être a hâte de retrouver son maître.
Agenouillé à même l’asphalte, l’homme enlève le collier de son compagnon avant de rouvrir la portière arrière-gauche – la promenade est-elle déjà terminée ? Il avance donc pour remonter dans le véhicule, mais la porte se referme à l’instant où il s’apprêtait à sauter : le père n’a fait que jeter le collier à l’intérieur avant de sceller le carrosse. La mère a posé le magazine sur ses genoux moites, elle regarde par le pare-brise les gens qui marchent, ceux qui mangent en terrasse et les enfants qui réclament une glace au chocolat, qui auront ensuite soif et réclameront alors à boire. Elle sourit. Elle regarde dans le rétroviseur central. Le sourire a déjà disparu pour laisser place à un regard fuyant. La mère regarde par le pare-brise.
« Allez, mon bon, va ! » Où ? « Allez !... »
Le p’tit être ne quitte pas du regard le maître de son jeune maître. Même s’il lui fait de grands gestes pour le faire reculer, ce qu’il fait, il ne le quitte pas des yeux.
Papa remonte dans la voiture, ferme sa portière et repart, sans un regard en arrière. Celui qui est resté là se met à courir après la machine qui a kidnappé ses deux parents, il les appelle sans relâche, mais peu importe l’allure à laquelle il cavale pour les rattraper, le monstre mécanique le distance, rapetisse, jusqu’à ne plus que devenir un point dans l’horizon, et disparaît comme disparut le soleil quelques heures plus tard, à rougir jusqu’à en mourir pour laisser place à sa nocturne sœur.
Durant toutes ces heures, l’être resta immobile, en attente d’un retour, mais au fur et à mesure que le temps filait, rien ni personne ne revenait. Si c’était un jeu, il l’avait trouvé de moins en moins drôle jusqu’à ne plus le trouver drôle du tout. Le soir tombé, il se met à gambader.
Il ne connaît ni le lieu ni les gens, il n’a aucun repère et marche sans but, si ce n’est celui de ne pas pourrir sur place. Il a soif. Il trouve une petite flaque d’eau opaque et se met à y boire – jamais, jusque-là, il n’avait eu en arriver là, car toujours, jusque-là, il avait eu sa gamelle d’eau. Maintenant, la faim le prend aussi. Cette fois-ci, la flaque ne peut lui apporter aucune aide.
Entre le sable et le goudron, un long muret de pierres. Le soir est clair comme un matin, et la nuit, vivante, le sera tout autant. Les terrasses sont toujours bondées, saison oblige, et les cocktails et les assiettes circulent sans ménagement. Il y a des palmiers tout secs qui ponctuent la route, et il y a des vélos, des voitures, des motos, des piétons ; des mouettes et des poubelles à ras bord ; des néons de toutes les couleurs qui éclairent les rues ; des enfants tenant la main de leurs adultes, et parfois, une cigarette à la bouche de ces derniers, qui s’empressent de la jeter au sol quand il ne reste plus qu’un mégot.
Le petit être les renifle, mais ça ne se mange pas, un mégot. Ou bien alors, ce n’est ni bon ni conseillé. Ce qu’il aime, c’est la viande, ce met de roi qu’il a trop rarement eu l’occasion de goûter, et s’il pense à cette denrée, c’est parce que ses narines en ont capté la présence. Alors il s’approche des tables, curieux et affamé – mais plus affamé que curieux –, et tout ce qu’il reçoit en retour, ce sont des « oust », des « déguerpis » et des « va-t-en », et quand il se montre trop insistant, c’est le serveur lui-même qui le fait partir, à coups de pied sur le sol.
Les tables se vident, les rues et les bars aussi, et les clients titubent vers une autre destination, le ventre rempli et le porte-feuille beaucoup moins. Le petit être a donc un porte-feuille à la place de l’estomac. Qu’il aimerait être riche, à cet instant... Mais il n’abandonne pas, il continue d’aller de restaurant en restaurant, de poubelle en poubelle, jusqu’à cette rencontre bénie où un monsieur sans barbe habillé d’un tablier et de sueur lui offre les restes d’une assiette qu’il lui verse sur le trottoir, sans avoir oublié de lancer un regard en direction de son lieu de travail pour constater que personne n’épie cette intime minute. L’affamé comprend que le monsieur sans barbe n’a pas le droit de faire ce qu’il a fait. Le monsieur sans barbe a donc pris des risques. Il est un héros.
Devant lui, un steak à peine entamé et quelques frites froides. En lui, ce même steak et ces mêmes frites. Le monsieur sans barbe a disparu ; en voilà une âme de passage qui lui avait fait sa nuit. Pour l’heure, le petit être n’a plus faim.
Il se remet à gambader et constate que hormis une poignée de personnes sans doute aussi perdues que lui, la nuit a repris ses droits. Tous les commerces sauf une épicerie au loin sont fermés, et le bruit ambiant qui n’avait jusque-là pas quitté les lieux une seule seconde avait laissé sa place au silence de velours. Le soleil et la lune, frère et sœur de mystère.
Il n’y a plus rien à faire si ce n’est trouver un coin où dormir. Peut-être que Papa et Maman vont revenir ? ou son jeune maître ? Le petit être l’espère mais n’y croit pas, mais dans son espérance sans croyance se trouve aussi l’ignorance, car personne ne peut deviner ce qu’il se passe avec exactitude dans le salon d’une maison sans histoire à l’autre bout du monde, dans la chambre de deux adolescents ou bien encore dans le grenier d’un grand-père nostalgique, et de ce fait, le petit être ne sait pas que son jeune maître pense à lui dans ses draps souillés de larmes. Ce n’est la faute à aucun des deux. Les parents ont dit au fils qu’il avait disparu, que cela arrivait parfois et que la vie était faite ainsi, qu’il fallait préserver les bons souvenirs et se servir de l’absence de l’autre pour être un grand garçon, car c’est comme ça que l’on mûrit, en ayant mal. L’enfant demanda s’il ne pouvait pas avoir mal une autre fois et retrouver son copain dès le matin, mais le père et la mère lui dirent qu’il devait dormir, et que demain était un autre jour, et qu’il devait sécher ses larmes parce qu’il était quelqu’un de courageux. Ils lui mentirent. Il l’aimait. C’était ainsi.
« Bah alors, qu’est-ce que tu fais tout seul à cette heure, toi ? »
Le petit être relève la tête – il était en train de dormir. Un homme en compagnie d’une demoiselle le regardent. Il n’y a plus qu’eux trois, à présent, et personne d’autre.
« Il doit appartenir à quelqu’un, tu n’crois pas ? demande la fille.
— Je n’sais pas... En pleine rue, de nuit et sans collier...
— Il a l’air d’être propre, en tout cas.
— Certes, mais cela n’empêche qu’il a l’air d’être tout seul.
— Certes. Tu crois qu’il a été... ? propose-t-elle.
— Hm, c’est possible... » L’homme s’approche de la curiosité et se met à lui grattouiller le haut du crâne. « Bah oui, t’aimes bien, ça, hm ? Mais oui que t’aimes bien. » Il continue. « Alors, t’as personne avec toi, j’me trompe ? » Plus maintenant... « Tu comprends leur langue, maintenant ?
— Oui ! Il vient de me dire : “Pourquoi elle ne vient pas me caresser, ta copine ?”
— Ah parce qu’il sait que nous sommes ensemble ?!
— Il m’a l’air très intelligent !
— T’es con... » Alors elle s’approche et se met à lui passer timidement la main sur le dos. C’est le paradis, pour ce p’tit être. Celui-ci se met sur le dos, le ventre en exposition, et le couple, plein sourire, le frotte de tout son long. Il a la langue tirée, de joie uniquement. Puis les deux amoureux se lèvent, font mine de partir – où peut-être s’en vont-ils vraiment ? –, et il se met à les suivre. Quelques mètres ainsi, et ces deux-là s’arrêtent encore pour mieux le jauger.
« Il n’a pas l’air de vouloir nous laisser, dit-elle.
— Il a l’air de bien nous apprécier.
— Franchement, ça t’étonne ?...
— Non..., avoue-t-il. Ça m’embête de le laisser ici, maintenant.
— Évidemment, mon amour... Évidemment. » Elle sourit. Son compagnon la fixe. Elle le regarde, sourcil levé et lèvres pincées. Elle le connaît si bien.
« Dis...
— Oui.
— Quoi, oui ?
— Il peut venir. Mais seulement pour cette nuit ! Demain, on essaiera de retrouver la personne à qui il appartient, ou bien on lui trouvera quelqu’un qui le voudra bien, on verra... Mais tu sais à quoi t’en tenir ! C’est d’accord ?
— Il est pas trop mignon, sérieusement ?
— Bien sûr qu’il l’est. » À son tour, elle fixe son compagnon. « Mais est-ce qu’on est d’accord ?
— Oui, oui !... » Il l’embrasse. Elle sourit. « Allez, toi, en route ! La dame a dit oui pour la nuit, alors faut vite se dépêcher avant qu’elle ne change d’avis !
— C’est ça, fais-moi passer pour une autoritaire auprès de ton nouveau pote, maintenant !
— Tu crois qu’il comprend ce qu’on dit ?... »
Elle lui tire la langue, lui prend le bras et le traîne jusqu’à leur voiture garée non loin. Leur nouvel ami les suit de près, et lorsqu’ils arrivent au véhicule, l’homme ouvre la portière côté conducteur, avance le siège, fait monter le vagabond, remet en place le même siège et s’y installe avant de refermer la portière. Côté passager, la petite femme, toute belle. Et juste avant de démarrer, il lance à l’arrière : « Moi, c’est Théodore. Enchanté ! Chérie ?
— Moi, c’est Amel. Aaamel.
— Et toi, comme on ne peut pas savoir ton nom, tu vas t’appeler...
— Pourquoi lui donner un nom alors que, je te l’rappelle, il repart probablement demain ?
— Wallace !
— Sérieusement ?... »
Et la voiture démarre. Et le p’tit être sur la banquette arrière, curieusement renommé Wallace, l’ignore tout autant que le couple, mais il a trouvé sa nouvelle famille, celle qu’il ne quittera plus, qui ne voudra jamais l’abandonner.
II
Le long de la Route, des compagnons s’allient au voyageur, compagnons étant voyageurs, et le voyageur, un compagnon. Le chemin ne va que dans une seule direction, et parfois l’on s’arrête, d’autres fois l’on avance, mais les pieds ne quittent jamais le sol foulé par des humanités, car ce n’est que sur ce passage que les errants se tiennent debout, des errants à l’âme blanche et aux teintes noirâtres qui mènent à un gris d’argent. Les vivants constatent bien vite qu’il n’y a ni méchants ni gentils, ni ennemis ni amis, mais seulement des êtres en mal de soi qui titubent jusqu’au terminus, le dos droit et les yeux fixes, car s’il y a bien une chose que la vie donne pour leçon, c’est que sans but aucun, il est difficile de marcher. Les coquilles se traînent et pourrissent sur le bas-côté, et le voyageur qui se meurt dans un fourré en voit d’autres naître et passer, aperçoit des compagnons qui ont traversé son histoire le temps d’un chapitre, d’une ligne ou d’un mot, de tout un livre, mais un récit qui s’achève jamais n’empêchera la progression d’un autre. À chacun son encre. À chacun sa plume.
Bien des paragraphes sont tristes à voir, à lire, et d’autant plus à vivre, mais sans eux, tout s’écroulerait ; il est nécessaire qu’un tout soit constitué de chacune des parcelles qui existent pour le constituer, qu’elles relatent de beaux souvenirs comme de tristes épisodes, car s’il manque une seule brique à un édifice, alors c’est la fin.
Et aucun retour n’est envisageable.
Wallace l’a bien compris.
Ce dernier a compris il y a peu de temps de cela que sa famille précédente l’avait purement et simplement abandonné ; à l’époque, il était bien trop jeune et innocent pour saisir l’ampleur d’un tel acte, mais maintenant qu’il est adulte, à présent que les années se sont écoulées comme s’écoule une cascade sans origine ni fin, il sait. Le temps passe mais l’amertume reste. Et la vérité éclate toujours lors des derniers grands jours du mensonge.
Théodore et Amel ont vieilli aussi. Le premier a désormais les traits du visage plus marqués, et une calvitie naissante se laisse apercevoir dans ses épais cheveux bruns. Ses yeux gris sont devenus plus perçants au fil du temps, tout en gardant la malice de la jeunesse, et dans les souvenirs de Wallace, l’homme ne portait pas de barbe, ce qui rend celle qu’il arbore à cet instant plus fournie qu’elle n’y paraît, mais présente ; en effet, celui-ci a la moitié du visage recouverte par un masque de poils qui tombe à peine plus bas que son menton, et Amel le trouve désormais plus « sexy », ayant apposé sur cette barbe inédite le titre de « meilleure décision de ta vie ». D’ailleurs, quant à la petite femme, aucun dégât ne lui a été commis par le perpétuel défilement des jours ; sa beauté est toujours intacte – elle est même bien plus belle –, et ses brillants cheveux noirs, au niveau de ses épaules et parfaitement décoiffés à l’époque de la rencontre entre le couple et le petit être, arrivent désormais au bas de son dos, lisses comme une vague d’eau et toujours aussi étincelants qu’une myriade d’étoiles.
L’homme s’affaire en cuisine, avec un cake aux raisins comme projet, et jongle avec entrain entre les différents ingrédients qui l’entourent littéralement, placés sans logique mais avec espoir d’un cake goutu ; la femme, en tenue légère et la chaleur sur sa peau, est assise en tailleur sur le canapé de la véranda, une main tenant un livre qui accapare son attention, et l’autre sur la tête de Wallace, en veille sur les cuisses de sa maîtresse. Les yeux de cette dernière, quelquesfois, lorgnent du côté de la fenêtre qui donne sur la cuisine, et la vue de son compagnon en train de se débattre avec des œufs la fait tendrement sourire.
Quand Théodore se donne un but, il s’y tient jusqu’au bout. Que ce soit pour un gâteau ou un emploi, une futilité ou une nécessité, il se ronge la santé, car « échouer » ne fait pas partie de son vocabulaire ; pour les procrastinateurs, si cette hargne est présente, elle est une souffrance et de quoi, cette fois, se ronger l’existence, mais dans le cas de Théodore, c’est une réelle force. Car il a encore devant lui des décennies et déjà le palmarès d’un centenaire, dans les catégories qui font le charme de la vie, comme l’amour, les idées. Si Théodore n’est pas un poète, Amel reste sa muse. C’est beau. Et c’est tout.
C’est un couple qui s’aime, un cadre idéal.
À partir d’une certaine période, Wallace remarque une différence notable chez Amel : elle a grossi. Ce n’est pas à cause d’une maladie ou d’un excès d’alimentation, ça, le petit être en est sûr, mais bien autre chose ; son ventre seulement s’est mis à enfler, mois après mois, et quand elle lit un bouquin sur le canapé de la véranda, quand elle n’est pas en train de donner l’unique conclusion à ses nausées, enfermée derrière la porte des toilettes où contre celle-ci, à chaque fois, Théodore se fait du mouron, celui d’un homme qui franchit un cap, quand Wallace est appuyée contre elle à nager entre deux eaux, celle du bonheur et celle du sommeil, il a l’étrange sensation qu’un nouveau personnage est entré dans l’histoire, qu’ils ne sont plus deux comme ils le furent depuis toujours sur ce canapé, sans compter les venues aléatoires de l’homme dans le lumineux repère de verre de sa compagne, mais trois. Celle qui lit, celui qui dort, et un nouveau qui patiente. Serait-ce son jeune maître qui vient reconquérir sa véranda ? Serait-ce lui ?
Puis un beau jour, le ventre redevient plat, meurtri mais toujours de toute beauté – c’est Théodore qui le dit –, et la présence soupçonnée s’est matérialisée.
« Coucouuu, Wallace ! Coucou ! Tu as vu ? Lui, c’est Wallace, ton meilleur copain ! »
De ses yeux grand ouverts et curieux de chaque chose, l’enfant découvre le monde.
« Tu dis bonjour au nouveau venu, Wallace ? »
Salut, petit homme.
Salut...
Wallace sort de la véranda et pénètre dans le jardin, verdoyant. Niché dans le creux des bras du soleil, le petit être scrute la véranda de l’extérieur, où se trouvent toujours Amel, Théodore et leur enfant. Leur trésor.
La véranda baigne dans un halo de lumière, limpide, comme un dôme céleste qui protège la maison du monde extérieur, de ses guerres et de ses malheurs, mais chaque carapace a ses fêlures, et chaque fêlure laisse passer, un jour, l’indésiré.
Enfin, un papillon se pose entre les deux yeux de Wallace. Voilà un joli tableau.
III
« Théodore, Amel, votre Wallace se fait maintenant bien vieux... »
Les murs sont blancs. La lumière est blanche. La blouse du monsieur est blanche. Tout est immaculé, et c’est effrayant.
Wallace est allongé sur le ventre, les paupières tombantes, au centre de l’attention, et ses deux parents ont l’air triste. Tout comme le décor, entre des photos de famille qui trônent sur le massif bureau du docteur et sur son étagère, de petites sculptures qui se veulent artistiques mais qui ne sont rien, posées à des endroits stratégiques pour que le patient les voit – ce n’était pas forcé –, et tout comme l’odeur, entre le médicament et l’absence.
Tout le monde se serre la main et on s’en va. Arrivés au parking, Wallace monte à l’arrière de la voiture, lentement, et Théodore se met derrière le volant, et Amel s’assoit à ses côtés. Scène tant de fois rejouée, que ce soit pour aller voir de la famille ou partir en vacance, mais jamais ils ne repartirent de cet endroit-ci par le passé, car jamais ils n’avaient eu besoin d’y aller auparavant. Wallace n’a pas aimé cette sortie, et Amel et Théodore non plus.
Le soir, ils arrivent à la maison. Amel remercie la nounou qu’elle avait appelé pour la journée, la paye et la laisse s’en aller. Théodore se dirige jusqu’aux fourneaux, et leur enfant gambade dans le salon, trébuche parfois mais se relève tout le temps. Les yeux d’Amel, l’odeur de la nourriture que concocte Théodore, les pas du gosse ; tout ceci, comme depuis peu de semaines, attriste Wallace. Il est fatigué.
Puis le repas arrive, se passe, s’achève.
L’enfant est emmené dans son petit lit.
Amel va prendre sa douche ; Théodore se pose sur le canapé, lui et son crâne rasé.
Wallace s’allonge un peu à côté de lui, se laisse caresser. Ce qui passe à la télévision ne l’intéresse pas, ce ne sont que des flash qui passent à travers ses paupières closes. La maison est calme, ce soir. Il a plu ce matin, et il fait frais.
Théodore regarde l’écran avec désintérêt, il s’ennuie. Il s’ennuie et ne sait pas quoi faire, alors il s’ouvre une bière, et après que Wallace ne lui ait léché la main sans raison apparente, il sort dans le jardin. Wallace descend du canapé et marche d’un pas de vieillard jusqu’à la chambre de l’enfant. Elle est plongée dans le noir, il y a de petites étoiles phosphorescentes au plafond, et il dort, les poings fermés. Il a pris la peau de sa mère, et sans doute le caractère se son père. Wallace n’a aucun doute quant au fait qu’il sera quelqu’un de bien ; le portrait craché de ses parents. Sans bruit, il laisse l’enfant à son sommeil, et lorsqu’il quitte la chambre, Amel quitte la salle de bain.
L’un devant l’autre, Wallace trottine jusqu’à sa maîtresse et s’appuie sur ses jambes nues, la langue tirée. Il relève la tête pour la regarder et se laisse caresser par la plus belle femme du monde, une serviette nouée autour de son corps et une autre sur sa tête. Elle s’accroupit jusqu’à lui et s’amuse avec ses joues, rieuse. Le temps de quelques secondes, elle lui sembla heureuse, mais ses yeux se brouillèrent et son rire se changea en un sourire brisée. Une dernière caresse et elle alla s’enfermer dans sa chambre.
La maison est calme, ce soir...
Wallace traverse le salon, gagne la véranda et accède au jardin. Théodore, extirpé de ses pensées par l’arrivée de son ami, ses yeux quittant les étoiles pour se poser sur l’arrivant, fume une cigarette.
« Bah alors, qu’est-ce que tu fais là, toi ? Tu ne dors pas ? »
Non, je n’ai pas sommeil. Je suis trop triste pour avoir sommeil. Et je suis triste parce que vous l’êtes, bien plus.
« Ne dis pas à Amel que je continue de fumer, hein ? Je sais qu’elle s’en doute, mais je n’ai pas envie de la décevoir... Elle n’a pas besoin de ça, et moi non plus. C’est juste que j’en ai besoin, tu comprends ? »
Ne t’en fais pas ; avec moi, ton secret est bien gardé.
Une étoile filante passe.
Théodore écrase sa cigarette, la trempe dans une flaque d’eau et la jette dans la poubelle d’extérieur. « J’ai l’impression d’avoir de nouveau seize ans... » Il sourit. Une dernière caresse à Wallace et il rejoint le lit conjugal.
Le petit être devenu vieux se retrouve seul. Un instant, il reste immobile, regarde autour de lui ; le jardin et ses fleurs, son hamac, la maison, ses fenêtres, la véranda, le canapé... L’odeur de pluie qui a imprégné les lieux et qui laissera sa place, au matin, à la rosée, ses insectes. Peut-être qu’il y aura une odeur de croissants chauds qui s’échappera de la cuisine.
Wallace traverse le jardin, se glisse derrière la haie qui sépare la maison de la forêt et se met à parcourir celle-ci. La forêt est touffue, on y voit guère, et Wallace avance, se glisse entre les arbres, trouve des chemins qui le mènent là où il souhaite aller : nulle part. Il patauge dans un ruisseau, gravit de fines collines, et arrivé à un champ de vignes qu’il n’a jamais vu, il s’allonge sous des grappes de raisin aux fruits plus gros que ses yeux. La terre est douce.
Il dépose sa tête sur le sol et ferme les yeux. Une légère brise vient le caresser, l’envelopper d’une soie céleste.
Il pense à ses maîtres, à leur enfant. À la vie simple qu’il a mené auprès d’eux depuis le premier jour, à tous les moments qu’il a passé à leurs côtés. Puis il pense à son ancienne famille, et plus précisément à son jeune maître. Qu’est-il devenu ? Le vieil être se le demande, il l’ignore, mais de l’autre côté du monde, son petit homme est à l’hôpital. Souvent, il repense à son vieil ami, se demande ce qu’il est advenu de lui. Est-il mort ? Mais son copain a trouvé une autre famille et a fait ses années avec eux, il est bien vivant.
Tous deux ont vécu, ont connu, ont goûté. Leurs chemins se sont séparés tôt au cours de leurs existences respectives, mais les souvenirs sont restés, les souvenirs et tout ce qui s’y rattache. Jamais l’on n’oublie.
Le temps ralentit pour Wallace, se distord. Les choses s’apaisent avant de s’éteindre, et de l’autre côté du monde, dans un pays qu’il ne connaît pas, son jeune maître est avec sa compagne, et un nouveau-né se met à pleurer.
C’est l’histoire d’un être que l’on a fait sortir par la portière arrière-gauche d’une vieille Audi, sous un soleil d’été et près d’une mer grise bondée de baigneurs.
Le père sort, il a laissé le contact ; côté passager, la mère feuillette avec désintérêt un magazine avec davantage d’images que de mots.
Papa s’approche, il tapote avec compassion la tête de son ami qui lui tire la langue de joie et de soif. Aujourd’hui, son jeune maître n’est pas venu, et la langue pendue le regrette ; elle l’aime bien, ce garçon, parce qu’ils jouent souvent ensemble, parce qu’ils aiment bien se reposer l’un contre l’autre, dans le jardin ou dans la véranda aux fenêtres ouvertes, mais à l’air frais et dans la lumière, et le soir, il n’oublie jamais de lui souhaiter une bonne nuit. Le petit être a hâte de retrouver son maître.
Agenouillé à même l’asphalte, l’homme enlève le collier de son compagnon avant de rouvrir la portière arrière-gauche – la promenade est-elle déjà terminée ? Il avance donc pour remonter dans le véhicule, mais la porte se referme à l’instant où il s’apprêtait à sauter : le père n’a fait que jeter le collier à l’intérieur avant de sceller le carrosse. La mère a posé le magazine sur ses genoux moites, elle regarde par le pare-brise les gens qui marchent, ceux qui mangent en terrasse et les enfants qui réclament une glace au chocolat, qui auront ensuite soif et réclameront alors à boire. Elle sourit. Elle regarde dans le rétroviseur central. Le sourire a déjà disparu pour laisser place à un regard fuyant. La mère regarde par le pare-brise.
« Allez, mon bon, va ! » Où ? « Allez !... »
Le p’tit être ne quitte pas du regard le maître de son jeune maître. Même s’il lui fait de grands gestes pour le faire reculer, ce qu’il fait, il ne le quitte pas des yeux.
Papa remonte dans la voiture, ferme sa portière et repart, sans un regard en arrière. Celui qui est resté là se met à courir après la machine qui a kidnappé ses deux parents, il les appelle sans relâche, mais peu importe l’allure à laquelle il cavale pour les rattraper, le monstre mécanique le distance, rapetisse, jusqu’à ne plus que devenir un point dans l’horizon, et disparaît comme disparut le soleil quelques heures plus tard, à rougir jusqu’à en mourir pour laisser place à sa nocturne sœur.
Durant toutes ces heures, l’être resta immobile, en attente d’un retour, mais au fur et à mesure que le temps filait, rien ni personne ne revenait. Si c’était un jeu, il l’avait trouvé de moins en moins drôle jusqu’à ne plus le trouver drôle du tout. Le soir tombé, il se met à gambader.
Il ne connaît ni le lieu ni les gens, il n’a aucun repère et marche sans but, si ce n’est celui de ne pas pourrir sur place. Il a soif. Il trouve une petite flaque d’eau opaque et se met à y boire – jamais, jusque-là, il n’avait eu en arriver là, car toujours, jusque-là, il avait eu sa gamelle d’eau. Maintenant, la faim le prend aussi. Cette fois-ci, la flaque ne peut lui apporter aucune aide.
Entre le sable et le goudron, un long muret de pierres. Le soir est clair comme un matin, et la nuit, vivante, le sera tout autant. Les terrasses sont toujours bondées, saison oblige, et les cocktails et les assiettes circulent sans ménagement. Il y a des palmiers tout secs qui ponctuent la route, et il y a des vélos, des voitures, des motos, des piétons ; des mouettes et des poubelles à ras bord ; des néons de toutes les couleurs qui éclairent les rues ; des enfants tenant la main de leurs adultes, et parfois, une cigarette à la bouche de ces derniers, qui s’empressent de la jeter au sol quand il ne reste plus qu’un mégot.
Le petit être les renifle, mais ça ne se mange pas, un mégot. Ou bien alors, ce n’est ni bon ni conseillé. Ce qu’il aime, c’est la viande, ce met de roi qu’il a trop rarement eu l’occasion de goûter, et s’il pense à cette denrée, c’est parce que ses narines en ont capté la présence. Alors il s’approche des tables, curieux et affamé – mais plus affamé que curieux –, et tout ce qu’il reçoit en retour, ce sont des « oust », des « déguerpis » et des « va-t-en », et quand il se montre trop insistant, c’est le serveur lui-même qui le fait partir, à coups de pied sur le sol.
Les tables se vident, les rues et les bars aussi, et les clients titubent vers une autre destination, le ventre rempli et le porte-feuille beaucoup moins. Le petit être a donc un porte-feuille à la place de l’estomac. Qu’il aimerait être riche, à cet instant... Mais il n’abandonne pas, il continue d’aller de restaurant en restaurant, de poubelle en poubelle, jusqu’à cette rencontre bénie où un monsieur sans barbe habillé d’un tablier et de sueur lui offre les restes d’une assiette qu’il lui verse sur le trottoir, sans avoir oublié de lancer un regard en direction de son lieu de travail pour constater que personne n’épie cette intime minute. L’affamé comprend que le monsieur sans barbe n’a pas le droit de faire ce qu’il a fait. Le monsieur sans barbe a donc pris des risques. Il est un héros.
Devant lui, un steak à peine entamé et quelques frites froides. En lui, ce même steak et ces mêmes frites. Le monsieur sans barbe a disparu ; en voilà une âme de passage qui lui avait fait sa nuit. Pour l’heure, le petit être n’a plus faim.
Il se remet à gambader et constate que hormis une poignée de personnes sans doute aussi perdues que lui, la nuit a repris ses droits. Tous les commerces sauf une épicerie au loin sont fermés, et le bruit ambiant qui n’avait jusque-là pas quitté les lieux une seule seconde avait laissé sa place au silence de velours. Le soleil et la lune, frère et sœur de mystère.
Il n’y a plus rien à faire si ce n’est trouver un coin où dormir. Peut-être que Papa et Maman vont revenir ? ou son jeune maître ? Le petit être l’espère mais n’y croit pas, mais dans son espérance sans croyance se trouve aussi l’ignorance, car personne ne peut deviner ce qu’il se passe avec exactitude dans le salon d’une maison sans histoire à l’autre bout du monde, dans la chambre de deux adolescents ou bien encore dans le grenier d’un grand-père nostalgique, et de ce fait, le petit être ne sait pas que son jeune maître pense à lui dans ses draps souillés de larmes. Ce n’est la faute à aucun des deux. Les parents ont dit au fils qu’il avait disparu, que cela arrivait parfois et que la vie était faite ainsi, qu’il fallait préserver les bons souvenirs et se servir de l’absence de l’autre pour être un grand garçon, car c’est comme ça que l’on mûrit, en ayant mal. L’enfant demanda s’il ne pouvait pas avoir mal une autre fois et retrouver son copain dès le matin, mais le père et la mère lui dirent qu’il devait dormir, et que demain était un autre jour, et qu’il devait sécher ses larmes parce qu’il était quelqu’un de courageux. Ils lui mentirent. Il l’aimait. C’était ainsi.
« Bah alors, qu’est-ce que tu fais tout seul à cette heure, toi ? »
Le petit être relève la tête – il était en train de dormir. Un homme en compagnie d’une demoiselle le regardent. Il n’y a plus qu’eux trois, à présent, et personne d’autre.
« Il doit appartenir à quelqu’un, tu n’crois pas ? demande la fille.
— Je n’sais pas... En pleine rue, de nuit et sans collier...
— Il a l’air d’être propre, en tout cas.
— Certes, mais cela n’empêche qu’il a l’air d’être tout seul.
— Certes. Tu crois qu’il a été... ? propose-t-elle.
— Hm, c’est possible... » L’homme s’approche de la curiosité et se met à lui grattouiller le haut du crâne. « Bah oui, t’aimes bien, ça, hm ? Mais oui que t’aimes bien. » Il continue. « Alors, t’as personne avec toi, j’me trompe ? » Plus maintenant... « Tu comprends leur langue, maintenant ?
— Oui ! Il vient de me dire : “Pourquoi elle ne vient pas me caresser, ta copine ?”
— Ah parce qu’il sait que nous sommes ensemble ?!
— Il m’a l’air très intelligent !
— T’es con... » Alors elle s’approche et se met à lui passer timidement la main sur le dos. C’est le paradis, pour ce p’tit être. Celui-ci se met sur le dos, le ventre en exposition, et le couple, plein sourire, le frotte de tout son long. Il a la langue tirée, de joie uniquement. Puis les deux amoureux se lèvent, font mine de partir – où peut-être s’en vont-ils vraiment ? –, et il se met à les suivre. Quelques mètres ainsi, et ces deux-là s’arrêtent encore pour mieux le jauger.
« Il n’a pas l’air de vouloir nous laisser, dit-elle.
— Il a l’air de bien nous apprécier.
— Franchement, ça t’étonne ?...
— Non..., avoue-t-il. Ça m’embête de le laisser ici, maintenant.
— Évidemment, mon amour... Évidemment. » Elle sourit. Son compagnon la fixe. Elle le regarde, sourcil levé et lèvres pincées. Elle le connaît si bien.
« Dis...
— Oui.
— Quoi, oui ?
— Il peut venir. Mais seulement pour cette nuit ! Demain, on essaiera de retrouver la personne à qui il appartient, ou bien on lui trouvera quelqu’un qui le voudra bien, on verra... Mais tu sais à quoi t’en tenir ! C’est d’accord ?
— Il est pas trop mignon, sérieusement ?
— Bien sûr qu’il l’est. » À son tour, elle fixe son compagnon. « Mais est-ce qu’on est d’accord ?
— Oui, oui !... » Il l’embrasse. Elle sourit. « Allez, toi, en route ! La dame a dit oui pour la nuit, alors faut vite se dépêcher avant qu’elle ne change d’avis !
— C’est ça, fais-moi passer pour une autoritaire auprès de ton nouveau pote, maintenant !
— Tu crois qu’il comprend ce qu’on dit ?... »
Elle lui tire la langue, lui prend le bras et le traîne jusqu’à leur voiture garée non loin. Leur nouvel ami les suit de près, et lorsqu’ils arrivent au véhicule, l’homme ouvre la portière côté conducteur, avance le siège, fait monter le vagabond, remet en place le même siège et s’y installe avant de refermer la portière. Côté passager, la petite femme, toute belle. Et juste avant de démarrer, il lance à l’arrière : « Moi, c’est Théodore. Enchanté ! Chérie ?
— Moi, c’est Amel. Aaamel.
— Et toi, comme on ne peut pas savoir ton nom, tu vas t’appeler...
— Pourquoi lui donner un nom alors que, je te l’rappelle, il repart probablement demain ?
— Wallace !
— Sérieusement ?... »
Et la voiture démarre. Et le p’tit être sur la banquette arrière, curieusement renommé Wallace, l’ignore tout autant que le couple, mais il a trouvé sa nouvelle famille, celle qu’il ne quittera plus, qui ne voudra jamais l’abandonner.
II
Le long de la Route, des compagnons s’allient au voyageur, compagnons étant voyageurs, et le voyageur, un compagnon. Le chemin ne va que dans une seule direction, et parfois l’on s’arrête, d’autres fois l’on avance, mais les pieds ne quittent jamais le sol foulé par des humanités, car ce n’est que sur ce passage que les errants se tiennent debout, des errants à l’âme blanche et aux teintes noirâtres qui mènent à un gris d’argent. Les vivants constatent bien vite qu’il n’y a ni méchants ni gentils, ni ennemis ni amis, mais seulement des êtres en mal de soi qui titubent jusqu’au terminus, le dos droit et les yeux fixes, car s’il y a bien une chose que la vie donne pour leçon, c’est que sans but aucun, il est difficile de marcher. Les coquilles se traînent et pourrissent sur le bas-côté, et le voyageur qui se meurt dans un fourré en voit d’autres naître et passer, aperçoit des compagnons qui ont traversé son histoire le temps d’un chapitre, d’une ligne ou d’un mot, de tout un livre, mais un récit qui s’achève jamais n’empêchera la progression d’un autre. À chacun son encre. À chacun sa plume.
Bien des paragraphes sont tristes à voir, à lire, et d’autant plus à vivre, mais sans eux, tout s’écroulerait ; il est nécessaire qu’un tout soit constitué de chacune des parcelles qui existent pour le constituer, qu’elles relatent de beaux souvenirs comme de tristes épisodes, car s’il manque une seule brique à un édifice, alors c’est la fin.
Et aucun retour n’est envisageable.
Wallace l’a bien compris.
Ce dernier a compris il y a peu de temps de cela que sa famille précédente l’avait purement et simplement abandonné ; à l’époque, il était bien trop jeune et innocent pour saisir l’ampleur d’un tel acte, mais maintenant qu’il est adulte, à présent que les années se sont écoulées comme s’écoule une cascade sans origine ni fin, il sait. Le temps passe mais l’amertume reste. Et la vérité éclate toujours lors des derniers grands jours du mensonge.
Théodore et Amel ont vieilli aussi. Le premier a désormais les traits du visage plus marqués, et une calvitie naissante se laisse apercevoir dans ses épais cheveux bruns. Ses yeux gris sont devenus plus perçants au fil du temps, tout en gardant la malice de la jeunesse, et dans les souvenirs de Wallace, l’homme ne portait pas de barbe, ce qui rend celle qu’il arbore à cet instant plus fournie qu’elle n’y paraît, mais présente ; en effet, celui-ci a la moitié du visage recouverte par un masque de poils qui tombe à peine plus bas que son menton, et Amel le trouve désormais plus « sexy », ayant apposé sur cette barbe inédite le titre de « meilleure décision de ta vie ». D’ailleurs, quant à la petite femme, aucun dégât ne lui a été commis par le perpétuel défilement des jours ; sa beauté est toujours intacte – elle est même bien plus belle –, et ses brillants cheveux noirs, au niveau de ses épaules et parfaitement décoiffés à l’époque de la rencontre entre le couple et le petit être, arrivent désormais au bas de son dos, lisses comme une vague d’eau et toujours aussi étincelants qu’une myriade d’étoiles.
L’homme s’affaire en cuisine, avec un cake aux raisins comme projet, et jongle avec entrain entre les différents ingrédients qui l’entourent littéralement, placés sans logique mais avec espoir d’un cake goutu ; la femme, en tenue légère et la chaleur sur sa peau, est assise en tailleur sur le canapé de la véranda, une main tenant un livre qui accapare son attention, et l’autre sur la tête de Wallace, en veille sur les cuisses de sa maîtresse. Les yeux de cette dernière, quelquesfois, lorgnent du côté de la fenêtre qui donne sur la cuisine, et la vue de son compagnon en train de se débattre avec des œufs la fait tendrement sourire.
Quand Théodore se donne un but, il s’y tient jusqu’au bout. Que ce soit pour un gâteau ou un emploi, une futilité ou une nécessité, il se ronge la santé, car « échouer » ne fait pas partie de son vocabulaire ; pour les procrastinateurs, si cette hargne est présente, elle est une souffrance et de quoi, cette fois, se ronger l’existence, mais dans le cas de Théodore, c’est une réelle force. Car il a encore devant lui des décennies et déjà le palmarès d’un centenaire, dans les catégories qui font le charme de la vie, comme l’amour, les idées. Si Théodore n’est pas un poète, Amel reste sa muse. C’est beau. Et c’est tout.
C’est un couple qui s’aime, un cadre idéal.
À partir d’une certaine période, Wallace remarque une différence notable chez Amel : elle a grossi. Ce n’est pas à cause d’une maladie ou d’un excès d’alimentation, ça, le petit être en est sûr, mais bien autre chose ; son ventre seulement s’est mis à enfler, mois après mois, et quand elle lit un bouquin sur le canapé de la véranda, quand elle n’est pas en train de donner l’unique conclusion à ses nausées, enfermée derrière la porte des toilettes où contre celle-ci, à chaque fois, Théodore se fait du mouron, celui d’un homme qui franchit un cap, quand Wallace est appuyée contre elle à nager entre deux eaux, celle du bonheur et celle du sommeil, il a l’étrange sensation qu’un nouveau personnage est entré dans l’histoire, qu’ils ne sont plus deux comme ils le furent depuis toujours sur ce canapé, sans compter les venues aléatoires de l’homme dans le lumineux repère de verre de sa compagne, mais trois. Celle qui lit, celui qui dort, et un nouveau qui patiente. Serait-ce son jeune maître qui vient reconquérir sa véranda ? Serait-ce lui ?
Puis un beau jour, le ventre redevient plat, meurtri mais toujours de toute beauté – c’est Théodore qui le dit –, et la présence soupçonnée s’est matérialisée.
« Coucouuu, Wallace ! Coucou ! Tu as vu ? Lui, c’est Wallace, ton meilleur copain ! »
De ses yeux grand ouverts et curieux de chaque chose, l’enfant découvre le monde.
« Tu dis bonjour au nouveau venu, Wallace ? »
Salut, petit homme.
Salut...
Wallace sort de la véranda et pénètre dans le jardin, verdoyant. Niché dans le creux des bras du soleil, le petit être scrute la véranda de l’extérieur, où se trouvent toujours Amel, Théodore et leur enfant. Leur trésor.
La véranda baigne dans un halo de lumière, limpide, comme un dôme céleste qui protège la maison du monde extérieur, de ses guerres et de ses malheurs, mais chaque carapace a ses fêlures, et chaque fêlure laisse passer, un jour, l’indésiré.
Enfin, un papillon se pose entre les deux yeux de Wallace. Voilà un joli tableau.
III
« Théodore, Amel, votre Wallace se fait maintenant bien vieux... »
Les murs sont blancs. La lumière est blanche. La blouse du monsieur est blanche. Tout est immaculé, et c’est effrayant.
Wallace est allongé sur le ventre, les paupières tombantes, au centre de l’attention, et ses deux parents ont l’air triste. Tout comme le décor, entre des photos de famille qui trônent sur le massif bureau du docteur et sur son étagère, de petites sculptures qui se veulent artistiques mais qui ne sont rien, posées à des endroits stratégiques pour que le patient les voit – ce n’était pas forcé –, et tout comme l’odeur, entre le médicament et l’absence.
Tout le monde se serre la main et on s’en va. Arrivés au parking, Wallace monte à l’arrière de la voiture, lentement, et Théodore se met derrière le volant, et Amel s’assoit à ses côtés. Scène tant de fois rejouée, que ce soit pour aller voir de la famille ou partir en vacance, mais jamais ils ne repartirent de cet endroit-ci par le passé, car jamais ils n’avaient eu besoin d’y aller auparavant. Wallace n’a pas aimé cette sortie, et Amel et Théodore non plus.
Le soir, ils arrivent à la maison. Amel remercie la nounou qu’elle avait appelé pour la journée, la paye et la laisse s’en aller. Théodore se dirige jusqu’aux fourneaux, et leur enfant gambade dans le salon, trébuche parfois mais se relève tout le temps. Les yeux d’Amel, l’odeur de la nourriture que concocte Théodore, les pas du gosse ; tout ceci, comme depuis peu de semaines, attriste Wallace. Il est fatigué.
Puis le repas arrive, se passe, s’achève.
L’enfant est emmené dans son petit lit.
Amel va prendre sa douche ; Théodore se pose sur le canapé, lui et son crâne rasé.
Wallace s’allonge un peu à côté de lui, se laisse caresser. Ce qui passe à la télévision ne l’intéresse pas, ce ne sont que des flash qui passent à travers ses paupières closes. La maison est calme, ce soir. Il a plu ce matin, et il fait frais.
Théodore regarde l’écran avec désintérêt, il s’ennuie. Il s’ennuie et ne sait pas quoi faire, alors il s’ouvre une bière, et après que Wallace ne lui ait léché la main sans raison apparente, il sort dans le jardin. Wallace descend du canapé et marche d’un pas de vieillard jusqu’à la chambre de l’enfant. Elle est plongée dans le noir, il y a de petites étoiles phosphorescentes au plafond, et il dort, les poings fermés. Il a pris la peau de sa mère, et sans doute le caractère se son père. Wallace n’a aucun doute quant au fait qu’il sera quelqu’un de bien ; le portrait craché de ses parents. Sans bruit, il laisse l’enfant à son sommeil, et lorsqu’il quitte la chambre, Amel quitte la salle de bain.
L’un devant l’autre, Wallace trottine jusqu’à sa maîtresse et s’appuie sur ses jambes nues, la langue tirée. Il relève la tête pour la regarder et se laisse caresser par la plus belle femme du monde, une serviette nouée autour de son corps et une autre sur sa tête. Elle s’accroupit jusqu’à lui et s’amuse avec ses joues, rieuse. Le temps de quelques secondes, elle lui sembla heureuse, mais ses yeux se brouillèrent et son rire se changea en un sourire brisée. Une dernière caresse et elle alla s’enfermer dans sa chambre.
La maison est calme, ce soir...
Wallace traverse le salon, gagne la véranda et accède au jardin. Théodore, extirpé de ses pensées par l’arrivée de son ami, ses yeux quittant les étoiles pour se poser sur l’arrivant, fume une cigarette.
« Bah alors, qu’est-ce que tu fais là, toi ? Tu ne dors pas ? »
Non, je n’ai pas sommeil. Je suis trop triste pour avoir sommeil. Et je suis triste parce que vous l’êtes, bien plus.
« Ne dis pas à Amel que je continue de fumer, hein ? Je sais qu’elle s’en doute, mais je n’ai pas envie de la décevoir... Elle n’a pas besoin de ça, et moi non plus. C’est juste que j’en ai besoin, tu comprends ? »
Ne t’en fais pas ; avec moi, ton secret est bien gardé.
Une étoile filante passe.
Théodore écrase sa cigarette, la trempe dans une flaque d’eau et la jette dans la poubelle d’extérieur. « J’ai l’impression d’avoir de nouveau seize ans... » Il sourit. Une dernière caresse à Wallace et il rejoint le lit conjugal.
Le petit être devenu vieux se retrouve seul. Un instant, il reste immobile, regarde autour de lui ; le jardin et ses fleurs, son hamac, la maison, ses fenêtres, la véranda, le canapé... L’odeur de pluie qui a imprégné les lieux et qui laissera sa place, au matin, à la rosée, ses insectes. Peut-être qu’il y aura une odeur de croissants chauds qui s’échappera de la cuisine.
Wallace traverse le jardin, se glisse derrière la haie qui sépare la maison de la forêt et se met à parcourir celle-ci. La forêt est touffue, on y voit guère, et Wallace avance, se glisse entre les arbres, trouve des chemins qui le mènent là où il souhaite aller : nulle part. Il patauge dans un ruisseau, gravit de fines collines, et arrivé à un champ de vignes qu’il n’a jamais vu, il s’allonge sous des grappes de raisin aux fruits plus gros que ses yeux. La terre est douce.
Il dépose sa tête sur le sol et ferme les yeux. Une légère brise vient le caresser, l’envelopper d’une soie céleste.
Il pense à ses maîtres, à leur enfant. À la vie simple qu’il a mené auprès d’eux depuis le premier jour, à tous les moments qu’il a passé à leurs côtés. Puis il pense à son ancienne famille, et plus précisément à son jeune maître. Qu’est-il devenu ? Le vieil être se le demande, il l’ignore, mais de l’autre côté du monde, son petit homme est à l’hôpital. Souvent, il repense à son vieil ami, se demande ce qu’il est advenu de lui. Est-il mort ? Mais son copain a trouvé une autre famille et a fait ses années avec eux, il est bien vivant.
Tous deux ont vécu, ont connu, ont goûté. Leurs chemins se sont séparés tôt au cours de leurs existences respectives, mais les souvenirs sont restés, les souvenirs et tout ce qui s’y rattache. Jamais l’on n’oublie.
Le temps ralentit pour Wallace, se distord. Les choses s’apaisent avant de s’éteindre, et de l’autre côté du monde, dans un pays qu’il ne connaît pas, son jeune maître est avec sa compagne, et un nouveau-né se met à pleurer.
15/08/16 à 20:34:10
Ptin Wallace
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