Note de la fic : :noel: :noel: :noel: :noel:

Une Place à Prendre


Par : faces-of-truth
Genre : Sentimental
Statut : C'est compliqué



Chapitre 7


Publié le 24/04/2014 à 00:24:58 par faces-of-truth

Le monde que je m’étais créé, empli d’espoir et de rêveries sentimentales, avait fait place à un univers froid et pesant, aux chimères déchirées par la vérité. Tandis que je périclitais sans m’en rendre encore compte, j’avais semé l’engrais de mes illusions dans mon âme aveugle. Et comme à tout lendemain d’apocalypse, je ne pouvais que constater, désemparé et impuissant, les ruines de ce qui avait auparavant été les ébauches de mon paradis.
Je voyais bien qu’Eugénie sentait également le malaise qui s’était installé entre nous. Subrepticement, elle persistait à poursuivre un quotidien qu’elle savait empoisonné par l’amertume tout en feignant de ne pas ressentir ses effets. Désormais, toute tentative d’approche ou de séduction irait à vau-l’eau. Je l’avais compris, douloureusement, mais pas pour autant accepté.
Le nouveau laconisme d’Eugénie m’avait fait prendre conscience que je m’étais pris comme un pied dans ma vaine quête amoureuse. Elle avait deviné. Cela se démontrait lorsqu’elle posait ses yeux sur moi avec un air désolé. Elle n’avait même pas besoin de prononcer le moindre mot. Le genre de chose qui tue un homme, qui le rabaisse plus bas que terre. Pire qu’un refus. La pitié. « Je suis sincèrement désolée que tu aies cru que quelque chose était envisageable entre nous… Je n’ai rien fait pour que tu imagines cela… ». Parfait. On pouvait dire que j’avais loupé mon retour à la vie normale en toute beauté !
Et cet homme. Gontran. Eugénie n’avait aucune photographie de lui, faute de moyens pour s’offrir un appareil, et je me voyais réduit à m’imaginer le personnage, comme un protagoniste romantique. Était-il grand ? Petit ? Brun ? Blond ? Séduisant ? Musclé ? Intelligent ? Tolérant ? Bagarreur ?
Parfois, je contemplais Eugénie et je me doutais bien qu’une telle beauté ne pouvait être destinée qu’à un individu suffisamment digne pour la conquérir. Le Royaume de l’Amour est une douloureuse et cruelle méritocratie. Ma léthargie latente et mon manque d’assurance m’avaient, comme toujours, ramené sur le banc des recalés.
Curieusement, l’idée qu’Eugénie s’était déjà offerte à un homme me serrait le cœur comme une poigne de fer. Les idées les plus obscènes assiégeaient mon esprit déjà suffisamment alangui par l’opprobre. L’aimait-elle vraiment ? Si oui, à quel point ? Combien de fois l’avait-elle embrassé ? Comment l’avait-il séduite ? Qu’avait-il pu lui susurrer à l’oreille pour qu’elle lui ouvre en toute confiance son cœur ? Avaient-ils déjà fait l’amour ? Combien de fois ? Deux ? Dix ? Cinquante ? Cent ? Où ça ? Dans le lit où je dors ? Dans quelle position ? Que fallait-il faire pour qu’elle se laisse toucher ? Qu’elle tolère des mains étrangères pour parcourir ses hanches et ses courbes ?
Mon Dieu, à quoi avais-je été réduit ? Je voulais en même temps connaître les réponses à toutes ces questions et les ignorer. Après tout, cela ne me regardait pas. Cette histoire était celle d’un passé qui s’était éteint avec la Guerre et qui ne concernait que deux personnes. Je n’étais pas dans le cercle de confidence.
Mais ce Gontran avait disparu. Il était mort au Front. Eugénie désirait-elle demeurer solitaire comme une éternelle veuve éplorée ? Un jour viendrait pourtant où il lui faudrait tourner la page de son aventure adolescente. Une fille de sa trempe ne pouvait rester célibataire à long terme. La raison de son départ pour la ville était à présent évidente et l’avenir logique s’était fatalement imposé face à mes utopiques projets. Elle fuirait cette campagne empreinte de douloureux souvenirs et épouserait probablement un citadin rupin, attiré par le charisme affriolant de cette jeune femme déterminée à prendre un nouveau départ.
Et moi, j’étais là. Au mauvais moment. Au mauvais endroit.

Plusieurs jours sont passés. Et rien ne s’était amélioré. La déliquescence de nos rapports me rendait de plus en plus malade et nous semblions tous deux paralysés, tétanisés par ce mur de bêton qui s’était installé entre nous. Comme si nous étions résignés. Et les visites de César ne faisaient que relancer de plus belle le malaise lancinant qui régnait dans la maison. J’en étais venu à détester ce matou, qui se présentait dès lors comme un obstacle à mon égard. À chaque fois, j’avais l’impression qu’il me fixait et me disait « Elle n’est pas à toi, je tiens juste à te le rappeler. ».
Aujourd’hui était un vendredi. Vers vingt heures, Eugénie préparait un assaisonnement à base d’huile d’olive d’Espagne et de vinaigrette tandis que, installé à la table à manger, je m’attelais à préparer une grande salade pour le dîner. Le tout en silence. Je ne savais quoi faire. Quoi raconter. Quel sujet aborder. César est arrivé et a gratté à la porte d’entrée avec ses pattes. Eugénie lui a ouvert et a préparé sa gamelle. Et mon moral s’était encore une fois un plus enfoncé dans les ténèbres de la dépression. Jusqu’où cela me mènerait-il ?
Hier soir, alors que je me morfondais dans mes draps froids, j’avais saisi dans la poche de mon pantalon la balle que j’avais ramenée du Front. Un rayon de Lune traversait en lamelles lumineuses les stries des volets de ma chambre. La pâleur de l’Astre semblait alors donner à mon monde sa véritable couleur. J’avais fixé l’outil de mort brillant et, sans ressentir l’écoulement des heures, l’avait fait tourner entre mes doigts. Je m’étais remis en question. Plus précisément, j’avais remis ma place et mon rôle sur Terre en question. Pourquoi étais-je revenu ? Le renouveau que j’avais fantasmé quelques semaines plus tôt n’était-il en réalité qu’un interminable épilogue à mon existence ?
J’en étais arrivé à me demander pourquoi j’étais encore ici. Qu’est-ce que je foutais là ? Je ne servais à rien. Rien ne m’était destiné. J’aurais pu mourir au Front. Ne pas agoniser ici. Pourquoi étais-je encore là ? Je m’étais même mis à rêver, contre toute attente, à retourner là-bas, à l’Est. Dans le feu de la bataille. Où le salut était encore possible. Là où d’autres avaient réussi à fuir ce monde chaotique. Mais c’était fini. C’était trop tard. Ma chance était passée.
— Pourquoi tu n’as pas fait ton boulot ? avais-je dit alors à cette balle.
Dans un élan de rage, j’avais jeté le minuscule engin dans l’épaisse obscurité autour de moi et m’étais effondré en sanglots. J’avais tout raté. Peut-être était-il temps d’en finir ? De tirer le rideau à ce macabre spectacle par mes propres moyens ? Mais aurais-je le courage d’en venir là ?
J’avais essuyé mes yeux embués et avais pensé à Eugénie dans la chambre voisine. J’étais amoureux d’elle. J’étais le valet anonyme épris de la duchesse romantique. Mais nous n’étions pas dans le monde merveilleux de ces êtres parfaits et sans failles. Il était bon pour moi de le rappeler.
Eugénie. Ses yeux marron. Sa jolie bouche. Sa silhouette svelte. Ses seins plantureux. Je m’étais mis à dessiner cette délicieuse nymphe et à la déshabiller dans un atelier onirique dont mon esprit honteusement dépravé était l’architecte. J’avais descendu ma main sous le drap bleu et avais saisi l’instrument qui concrétisait mes pensées. Dans un soupir coupable, je m’étais abandonné à une rêverie dont j’étais le seul acteur et le seul spectateur. Mon rythme cardiaque s’était emballé. Mes poils s’étaient hérissés. Je m’étais vu parcourir le corps fantasmé de celle qui ne m’était pas destiné. Mon imagination s’était accouplée à mes gestes pour exciter mon âme et mes sens. Le spectre de celui qui avait déjà gouté à son fruit s’était alors imposé dans la scène. J’avais lutté pour le chasser, mais je n’avais rien pu faire. Il était là, toujours là. On ne pouvait élaguer un parasite de la sorte. Je m’étais focalisé sur le visage d’Eugénie, sur la finesse de ses traits, sur son air évasif et voluptueux au moment de l’orgasme. Mon désir avait grandi, grandi, grandi, et à l’instant où ma concupiscence s’était délivrée de mon corps frustré, je m’étais levé précipitamment pour épargner le noble tissu de l’odieux hommage aux traces abjectement indélébiles.
Non, nous n’étions pas dans le monde merveilleux des êtres parfaits et sans failles. Il était bon pour moi de le rappeler.
Tandis que je finissais de préparer le plat, j’ai observé Eugénie et me suis perdu dans une mélancolie résignée. Ce qui appartenait au rêve appartient au rêve.
Alors foutu pour foutu, je me suis lancé dans la satisfaction de ma curiosité.
— Dis-moi, Eugénie, je peux te poser une question ? ai-je demandé.
— Je t’en prie.
Sa voix était douce, mais inexpressive.
— Il était comment, Gontran ?
Elle a brusquement cessé de remuer sa préparation et a écarquillé les yeux.
— En quoi ça t’intéresse ?
Elle a repris son travail et j’en ai fait de même, tout en répondant :
— Je ne sais pas. Je… Je me suis juste posé la question. Comme c’était quelqu’un qui comptait beaucoup pour toi, j’ai eu envie de savoir… qui il était.
J’ai essayé d’imaginer à quoi elle pensait, à cet instant précis. Il valait peut-être mieux mettre un peu d’eau dans mon vin.
— Mais si tu préfères ne pas en parler, ça ne me pose pas de problème.
Eugénie a expiré en pinçant ses lèvres.
— C’était… Eh bien, c’était quelqu’un de bien. Un garçon que tout le monde appréciait. Il souriait tout le temps, il prenait tout à la légère, comme si rien de grave ne pouvait survenir. C’était une forte tête, il était très sûr de lui.
Le genre de gars suffisamment grande gueule pour faire fondre le cœur des filles…
— Tu le connaissais depuis longtemps ?
Elle a posé son assaisonnement à sa gauche et a saisi la gamelle vide de César.
— On s’est rencontrés quand on avait seize ans. C’était vers la fin de l’année.
Un rictus m’a échappé. Coup du sort ou coïncidence improbable, cela avait eu lieu juste après mon départ.
— On s’est tout de suite accrochés l’un à l’autre. Quand on s’accorde si bien avec quelqu’un, on le sent à l’instant même où on le découvre, tu vois ce que je veux dire ?
Je me suis contenté d’un murmure en guise de réponse.
— J’aimais par-dessus tout sa gentillesse, sa générosité, sa délicatesse. Il était très drôle aussi. Vous vous seriez…
— … Bien entendus ?
Elle m’a regardé. Ses yeux exprimaient quelque chose que je ne pouvais décrire.
— Il s’entendait bien avec tout le monde, a-t-elle déclaré.
Elle a ouvert un tiroir et a pris les couverts.
— Laisse, je vais le faire, ai-je dit.
— Non, c’est bon, je m’en charge.
— J’insiste.
Elle a soupiré en souriant et m’a tendu les ustensiles.
— C’est gentil, a-t-elle chuchoté avec douceur.
— J’ai été élevé dans les bonnes manières.
— Je vois ça, c’est très bien !
J’ai commencé à déposer le service sur la table. Eugénie observait chacun de mes gestes. Je l’ai fixée à mon tour et ai levé les mains en signe d’interrogation.
— Quoi ? Tu surveilles que je mette pas la fourchette à la place du couteau ?
Elle a ri.
— Non, du tout. Je m’assure juste que tu ne casses pas mon argenterie.
— Ça, ton argenterie ?
— Eh bien ? Elle n’est pas à ton goût ?
— Ah non, je n’ai rien dit.
— Mais tu n’en as pas moins pensé.
— Tu m’empêcherais de penser, maintenant ?
— Je pense que ça serait impossible.
Si seulement tu savais…
Je me suis alors jeté à l’eau.
— Écoute, Eugénie. Je voulais te dire quelque chose.
Je me suis redressé et ai plongé mon regard dans le sien.
— Je t’écoute.
Sa voix était suspicieuse.
— En fait, je tenais juste à… te dire que je suis vraiment désolé pour Gontran. J’ai eu l’occasion d’y repenser ces derniers jours, et je comprends ce que tu ressens aujourd’hui. Il doit affreusement te manquer, pas vrai ?
Elle a hoché la tête. Ses yeux avaient déjà rougi.
— Et moi, je suis là, à occuper tes journées alors que tu voudrais peut-être rester seule pour faire ton deuil…
Elle a soudainement levé la main pour m’interrompre.
— Avant que tu dises quoi que ce soit d’autre, je veux que ce soit bien clair entre nous, Charles : tu vis ici, et ça ne me pose aucun…
— Eugénie, tu peux me le dire sans…
— Te dire quoi ?
— Que je suis en trop, par exemple.
Un silence mortel a aussitôt avalé tous les sons environnants. Eugénie me fixait, la bouche entrouverte. Je détestais ce genre de situation. Je n’osais même pas imaginer à quoi moi je devais ressembler.
— Charles, a-t-elle proclamé en prenant soin d’articuler chaque syllabe. Tu es exactement la seule personne au monde que je veux près de moi en ce moment.
Mon cœur avait dû cesser de battre, car je sentais que mon cerveau venait de s’arrêter de fonctionner. Que… Quoi ? Pardon ? Qu’est-ce qu’elle pouvait bien raconter ? Avais-je bien entendu ?
— Je… Je ne comprends pas, ai-je dit.
Elle s’est approchée et s’est assise sur le banc à table sur lequel j’étais installé.
— Tu n’imagines pas à quel point ta présence m’aide à surmonter cette épreuve, Charles, a-t-elle ajouté. Tu comprends ? Pourquoi dis-tu que tu es en trop ? C’est moi qui t’aie fait croire ça ?
J’étais perdu. J’étais devenu son ami sans m’en rendre réellement compte. Moi qui me voyais être la source de tant de larmes. Mais elle ne semblait toujours pas saisir ce qu’elle représentait à mes yeux. Il était temps pour moi de baisser le masque, de mettre fin aux faux-semblants qui hantaient notre quotidien.
— Eugénie, je t…
Un bruit métallique résonna du couloir. Ça venait de ma chambre.
— César ! s’est exclamée Eugénie en se levant précipitamment.
Dans un soupir dépité, je l’ai suivie jusqu’à ma porte et j’ai vu le chat s’échapper de l’entrebâillement en rasant le sol.
— Il a dû fouiller dans tes affaires et jouer avec quelque chose.
Je me suis avancé et ai jeté un œil à mon sac, mais je n’ai rien vu de particulier ; il n’avait pas été touché. En balayant le sol, mon regard s’est arrêté sur la balle que j’avais jetée la veille dans la nuit. Le chat avait dû la trouver sous l’armoire et s’amuser avec.
Je me suis penché et l’ai saisi entre mon pouce et mon index. Le contact froid de l’acier sur ma peau m’a arraché un frisson.
— Qu’est-ce que c’est ? a demandé Eugénie.
Merde, j’avais presque oublié sa présence.
— Rien, ai-je fait. Un souvenir.
Eugénie a répondu quelque chose mais je ne l’ai pas écoutée. Je venais d’avoir une idée. J’ai regardé ma balle, disparue dans l’obscurité et retrouvée par César, et me suis souvenu d’une discussion avec un général deux ans plus tôt.
— Charles ?
Je suis brutalement revenu au présent.
— Oui ?
J’ai rangé le petit objet dans ma poche et me suis relevé. Elle a pointé du doigt ce que je lui cachais.
— C’est quoi ce que tu as ramassé ?
— Rien d’important, un petit objet qui a une certaine valeur sentimentale, dira-t-on.
— Mais…
— Eugénie, écoute, je viens de penser à quelque chose.
— Oui ? a-t-elle fait d’un ton circonspect.
J’ai inspiré un grand coup.
— Quand j’étais au Front, un de mes supérieurs m’a expliqué que, parfois, tous les survivants de la Guerre ne rentrent pas directement chez eux parce qu’ils sont soit blessés, soit amnésiques, soit perdus. Il peut arriver qu’un soldat ne revienne chez lui que plusieurs mois après la fin d’un conflit.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Je l’ai saisie par les épaules. Je l’aimais. C’était irréfutable et irréversible. Alors, foutu pour foutu, autant lui offrir le meilleur cadeau d’amour possible.
— Je veux dire qu’il y a une chance pour que Gontran soit vivant, Eugénie.
Ses yeux mordorés ont brillé.
— Je vais faire jouer mes relations pour le chercher. Et s’il est en vie, je le retrouverai…
Il pouvait tout aussi bien être mort, et je ne venais peut-être que de relancer un feu de cheminée condamné à mourir sur des bûches humides, mais je ne pouvais pas faire mieux. Si j’étais revenu de l’Horreur, c’était pour un but et non pour agoniser dans la torpeur jour après jour, jusqu’à ce que le Temps s’arrête. J’avais trouvé mon rôle à jouer.
— … et je te le ramènerai.
Eugénie m’a alors sauté dans les bras et m’a étreint si fort que j’en ai eu momentanément le souffle coupé. Je m’attendais à ce qu’elle fonde en larmes mais cela n’a pas été le cas. Elle a juste plongé son visage dans mon cou quelques instants, puis s’est redressée et m’a fixé avec un regard empli de joie et de reconnaissance.
— Charles… Je ne sais pas quoi dire.
Et devant l’amour de ma vie qui rêvait d’un autre, j’ai répondu :
— Commence par me décrire ce gars que je dois chercher.


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