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Une Place à Prendre


Par : faces-of-truth
Genre : Sentimental
Statut : C'est compliqué



Chapitre 6


Publié le 07/04/2014 à 19:30:20 par faces-of-truth

Les premiers jours sont passés à une vitesse croissante. Au tout début, alors que je n’en étais qu’au stade de l’accommodation, je sentais chaque minute s’écouler avec parcimonie dans le grand sablier du temps. Redécouvrir la vie du badaud ordinaire me donnait une désagréable sensation d’inutilité. Comme si le moindre de mes gestes était à présent vide d’enjeux. Je ne risquais plus ma vie ; je n’avais à me soucier de rien dont la gravité excédait le risque que le lait chaud déborde de la casserole que je devais surveiller. Quelle étrange chose que la liberté.
Je devais aussi réapprendre à cuisiner, à dormir sur mes deux oreilles et à pouvoir m’installer confortablement dans un siège au soleil sans avoir mon arme à portée de main pour la saisir aussitôt qu’un cheveu se dressait sur mon crâne.
Mais ce qui constituait le plus grand défi de ma nouvelle vie était bien-entendu ma chère amie. En effet, dans un désir constant de me marier en toute fluidité à son quotidien, je faisais tout mon possible pour me lever à la même heure qu’elle, pour proposer mon aide dès que je sentais que mon intervention était la bienvenue et pour entamer une discussion sans pour autant paraître envahissant.
Et cela ne s’est pas avéré aussi simple que je le croyais au premier abord. Mon corps épuisé réclamait des heures de sommeil supplémentaires. C’est ainsi qu’au premier matin, lorsque mes paupières se sont ouvertes, j’ai pu découvrir une vive luminosité irradier au travers des volets de ma chambre. En jetant un coup d’œil hagard à ma montre, j’ai pu voir qu’il était déjà une heure de l’après-midi. J’ai murmuré un « Merde… » blasé et me suis rendormi aussitôt.
Il en allait de même pour le repas du soir qui a suivi, lors duquel Eugénie avait cuisiné un poulet qu’elle avait acheté au marché dans la journée. Je lui avais proposé de l’épauler dans son travail, mais elle m’avait remercié et m’avait juste demandé de m’installer confortablement à table et de patienter, le temps que le plat soit prêt. Et comme un couillon, je m’étais assis et avais attendu.
C’était souvent comme ça avec Eugénie. Sans doute la vie solitaire l’avait habituée à se débrouiller toute seule, sans avoir besoin de l’aide de quelqu’un pour l’accompagner. La Guerre avait fait d’elle une fille forte, qui ravalait ses émotions lorsqu’elle était entourée mais qui acceptait de s’abandonner au chagrin et à l’affliction lorsqu’elle était seule dans le noir. Je voulais tellement lui parler, lui demander ce qui la rendait si triste. Mais je sentais bien que toucher la plaie du bout du doigt l’enflammerait de douleur. Alors, je m’étais abstenu.
Parfois, c’était elle qui lançait une conversation. Sur un sujet quelconque, souvent sans grand intérêt, mais c’était ça qui nous rapprochait ou du moins qui mettait un peu de chaleur entre nous. Au Front, j’avais souvent pensé qu’à mon potentiel retour, je n’aurais rien eu à raconter hormis les sordides détails de la vie dans les tranchées et que je me verrais perdu dans des discussions emballées sans pouvoir y participer, faute d’opinion et d’expériences de vie normale. Au bout du compte, j’avais réalisé que nous étions tous au même niveau, ceux du champ de bataille et ceux de l’arrière, et que personne dans ce village ne pouvait prétendre objectivement avoir plus d’avis que moi. J’avais connu durant ces quatre années quelques individus qui, aujourd’hui, devaient se complaire en aphorismes et apophtegmes, vantant leur savoir et leur survie au travers d’une morbide sinistrose et d’un empirisme névrosé. Je ne voulais pas me comporter comme eux. Je désirais juste être ce que j’aspirais devenir depuis toujours : un homme simple.
Oui, les premiers jours ont fait office d’épreuve d’introduction pour moi. Mais le cinquième matin, je m’étais réveillé à l’heure. J’avais pu déjeuner avec Eugénie et l’accompagner dans ses activités journalières. Eugénie travaillait dans le champ en face de sa maison. Elle cultivait le projet de gagner suffisamment d’argent pour partir vivre en ville, et ainsi payer ses études pour devenir enseignante. J’avais senti mon cœur s’alourdir à l’idée du départ prochain de cette fille qui constituait à mes yeux l’âme même du Village. Je savais que, si elle ne restait pas, je partirais aussi. Je ne pouvais imaginer ce coin de campagne sans Eugénie. Un corps exsangue. Le concevoir seulement m’emplissait de peine. Eugénie avait fait son plan. Je n’étais que de passage. Sa vie ne serait pas ici. Alors à quoi bon me rendre une maison pour que je l’abandonne quelques temps plus tard ?
La vie reprenait ainsi son cours. Eugénie avec ses secrets. Moi avec mes interrogations. Le soleil se levait et se couchait en boucle. Nous étions ensemble. Je savais au fond de moi que ce n’était qu’un moment éphémère dans notre existence à tous les deux, et que nous l’avions accepté avec plus ou moins d’engouement. Mais nous étions tous les deux. Et cela me suffisait pour l’instant. Les choses finiraient bien par évoluer. Et le temps que les jours s’assombrissent, j’avais amplement le temps d’en profiter.

Eugénie avait un visiteur secret, qui s’infiltrait dans sa chambre par la fenêtre dès que j’avais le dos tourné. Au début, je ne me doutais même pas de son existence. Il était d’une discrétion et d’une ruse à toute épreuve. Et puis un jour, alors que j’étais installé à table pour essuyer la vaisselle, je l’ai vu pénétrer dans la cuisine depuis le couloir. Cela m’a surpris et il m’a lancé un regard coupable, comme s’il voulait que je l’accepte. Il s’est approché avec circonspection et a sauté sur mes genoux.
— César ! s’est exclamé Eugénie dans mon dos, en riant. Te voilà enfin décidé à te présenter à ton nouvel hôte, gros gourmand !
J’ai regardé l’animal avec amusement. C’était un vieux chat ventripotent aux longs poils marrons dont les tigrures étaient presque éteintes par l’âge et le temps. Ses yeux verts légèrement vitreux m’ont fixé avec un air quémandeur. Je lui ai donné une caresse sur son museau humide, et il a flairé mon index avant de le lécher avec sa langue râpeuse.
— Ainsi, voilà ton compagnon de l’ombre ? ai-je dit. Je me disais bien que je sentais une présence dans cette maison.
Eugénie a gloussé.
— Oui, voilà le mâle qui se faufile sur mes draps lorsque la Lune s’élève dans le ciel et que le Soleil se couche.
Sale Veinard.
— Mais chut, ne le répète à personne ! a-t-elle chuchoté. Ça doit rester entre nous trois.
J’ai gratté l’arrière de l’oreille gauche du félin. Il s’est mis à ronronner.
— C’est… C’est peut-être subjectif ou même tout simplement un mauvais jugement, mais… il est pas un peu âgé pour toi ? ai-je demandé.
— L’âge, c’est de l’expérience, tu ne crois pas ?
— Certes. Mais pour certaines choses, un peu de fougue adolescente est bienvenue…
— Mais ne dit-on pas que c’est dans les vieux pots que l’on…
Elle s’est arrêtée net et a explosé de rire.
— J’arrive pas à croire que j’ai dit ça ! a-t-elle crié.
J’ai pouffé à mon tour et César a bondi de surprise. À cette vue, Eugénie est reparti de plus belle.
— Oh-mon-Dieu, a-t-elle articulé entre deux suffoquées.
Mon estomac me brulait. Je n’avais pas ri aux éclats depuis si longtemps que mon corps avait du mal à supporter cet état.
— Je ne te savais pas comme ça ! ai-je prononcé malgré la douleur.
— Mais je ne suis pas comme ça d’habitude !
— Ah non ?
— Absolument pas !
— Et je suis censé te croire ?
Elle a alors inspiré un grand coup. Elle a fait silence, gonflé ses poumons d’air et a subitement cessé de sourire. Au bout de trois secondes de mutisme, son fou rire enfermé a percé la barrière de ses lèvres et elle s’est de nouveau esclaffée. La scène devait être ridicule pour une tierce personne – et pour le chat – mais entre Eugénie et moi, c’était un instant hélas trop rare de relâchement et de naturel.
Eugénie était légèrement penchée en avant, comme pour combler une douleur au ventre due à son hilarité. Mes yeux pleuraient presque et je me suis enivrée de cette vision en la pointant du doigt tout en ricanant. D’une tape sans agressivité, elle m’a puni de mes moqueries et s’est installée à ma gauche en se tenant à mon épaule par sa main.
Nous avons repris notre souffle, et avons évité de parler pour ne pas relancer de nouvelles crises. Quelques légers gloussements nous ont encore pris ; puis, une fois le calme revenu, nous avons recommencé à nous comporter comme des gens normaux.
— Bon, a dit Eugénie en se levant, un peu de tenue à présent, d’accord ?
— C’est toi la chef !
— Bien dit !
— Juste une chose, ce chat, c’est toi qui l’as appelé César ou il appartient à quelqu’un ?
Elle a pris dans une assiette posée sur le plan de travail quelques morceaux de poulet qu’elle avait séparés de la carcasse et les a posés dans une petite gamelle. À cette vue, César a émis un miaulement tremblotant. Comme s’il ronronnait en même temps qu’il s’exprimait.
— Beaucoup disent que les chats sont différents des chiens parce qu’ils sont froids, solitaires et impénétrables, a expliqué Eugénie. Mais ceux qui pensent ça n’ont rien compris, ou n’ont pas de chat. Quand il fait ce bruit, ça veut dire qu’il a faim. Quand son miaulement est aigu et trainant, c’est qu’il est fatigué. Quand il pousse un râle plaintif, c’est qu’il est malade et qu’il veut rester seul. S’il veut un câlin, il te le fera comprendre. S’il veut que tu t’occupes de lui, tu le sauras. Les chats parlent, tu sais. J’ai appris à communiquer avec lui. J’ai découvert qu’ils sont comme nous. Ils ont des sentiments, des souvenirs…
J’ai saisi à cet instant pourquoi elle ne m’avait pas répondu de suite. Les propriétaires de César avaient dû partir.
— C’est un chat errant ?
Elle ne semblait pas décidée à me répondre. Je n’ai pas insisté et ai changé de sujet.
— En Bretagne, mes cousins avaient un chien. Un chien des montagnes, habitué au froid et à la pluie. Heureusement pour lui…
Eugénie a souri.
— Je me souviens qu’il était bête comme ses pieds… enfin, comme ses pattes. Il avait vraiment pas été gâté par la Nature, tu vois, c’était le genre à aboyer devant un balai qui tombe par terre. Tu te doutes bien qu’un bout de bois, c’est une vraie menace… Il passait son temps à courir après les mulots et les mouches. Mais il avait peur des chats. L’un d’eux l’a griffé à la truffe. Je te laisse imaginer le traumatisme…
J’ai jeté un œil à Eugénie. Elle me regardait aussi. Son sourire laissait percevoir ses jolies dents blanches.
— Et puis, il bavait partout aussi, ai-je achevé.
Elle a fait une grimace de dégout.
— Beurk, rien que d’y penser ça me…
J’ai levé les mains en face de mon visage et ai écarté les doigts, comme s’ils étaient sales.
— Tu sais, ça faisais comme de l’écume, avec des bulles part…
— Arrête !! s’est exclamée Eugénie en se cachant les yeux. C’est affreux, j’ai l’impression d’y être…
— En plus c’était tout collant… !
Elle m’a interrompu en me jetant un bout de poulet à la figure. J’ai ri aux éclats en voyant ses traits tirés par la répugnance.
— Ne me parle plus jamais de ce chien ! a-t-elle ordonné.
J’ai levé les mains en signe de soumission.
— À vos ordres.
Elle m’a fixé du doigt comme si c’était une arme et m’a fait comprendre qu’elle ne plaisantait pas.
— Je ne voudrais surtout pas que tu salisses toute la pièce à coups de volaille à cause de… Tu sais qui…
— César m’aidera à nettoyer.
À la mention de son nom, celui-ci se manifesta par un miaulement.
— Tu vois. On est deux.
— Et je m’incline. Parlons d’autre chose.
— Et de quoi veux-tu qu’on parle ?
— Des chiens.
— Tu prends des risques…
— Non mais je parle des chiens… en général… De tous les chiens, sauf ceux en Bretagne.
— Et qu’as-tu à dire sur les chiens ?
— Euh…
— Moi non plus.
— C’est vrai qu’il existe des sujets de conversation plus intéressants.
— Je suis d’accord, Charles.
— En fait, c’est ta faute !
— Ma faute ?
— Oui, tu as réussi à me faire tout un soliloque sur les chats de manière complètement naturelle sans interruption, alors j’ai essayé de faire de même avec les chiens…
— Mais tu n’es pas aussi doué que moi.
— J’en déduis surtout que les chiens sont sans nuance et sans intérêt.
— Ou que tu n’es pas aussi doué que moi.
— Si tu crois que je vais me laisser rabaisser aussi facilement, permets-moi de te dire que tu fais fausse route.
— Mais je ne te rabaisse pas, mon petit monsieur.
— « Mon petit monsieur ? »
J’avais l’impression de vivre en vrai les dialogues puérils que les amants en devenir s’échangeaient dans les romans et les nouvelles à l’eau de rose que je lisais autrefois. Cela signifiait-il qu’Eugénie et moi en étions là ? Que nous nous découvrions à coups de taquineries infantiles et de jeux de moqueries ? Je me sentais comme à l’école quand on se chamaillait entre amoureux de huit printemps. À notre âge actuel, de tels comportements ne pouvaient aboutir à une conclusion sérieuse. Nous étions sur la mauvaise pente. Celle qui était la plus facile à arpenter mais qui ne conduisait qu’à l’échec.
On a frappé à la porte d’entrée et cela m’a évité de mettre fin à cette conversation suicidaire. L’homme auquel Eugénie a ouvert lui a tendu une bouteille de lait et elle l’a remercié d’une bise sur la joue. César en a profité pour se faufiler entre leurs jambes et filer dehors, le ventre repus de poulet.
Lorsqu’Eugénie m’a rejoint, elle a commencé à ouvrir la bouche mais s’est tue. Pensait-elle la même chose que moi ? Ou cela l’agaçait-elle plus qu’autre chose ? J’ai pris les devants.
— Alors, il revient ce soir ou il dort chez ses maîtres ? ai-je demandé.
Je savais qu’elle avait consciemment éludé la même question quelques minutes plus tôt, mais ma curiosité avait pris le dessus et je m’étais permis cette insistance.
— Ça dépend, a-t-elle répondu. Des fois, il vient. Des fois, non.
Elle recommençait.
— Il doit aimer chasser la nuit, ai-je suggéré.
Elle a haussé les épaules.
— Probablement.
Puis, elle a pivoté sur elle-même et a quitté la pièce. Elle gardait foncièrement un secret. Pourquoi ne voulait-elle pas m’en dire davantage ? Qu’est-ce que cet animal représentait pour elle ?
Je me suis levé et suis parti vers ma chambre. Celle d’Eugénie était ouverte. En lançant un regard à l’intérieur, je l’ai vue assise sur son lit, les bras croisés, le visage rougi. J’ai hésité l’espace de quelques secondes. Devais-je y aller ou passer mon chemin ? J’avais peut-être poussé le bouchon un peu loin avec mes questions persistantes. Merde, j’avais sûrement gâché le bon moment que nous venions de vivre. Je me suis avancé et ai posé ma tête contre l’entrebâillement.
— Je suis désolé si je t’ai mise mal à l’aise, ai-je dit. Ce n’était pas mon intention.
Elle a levé sa tête vers moi et m’a fixé. Ses yeux étaient insondables. Son âme, impénétrable. J’ai prié pour qu’elle ne réponde pas par une phrase fermée comme « D’accord » ou « C’est pas grave ». Heureusement, il n’en a rien été.
— Non, Charles, tu n’y es pour rien. C’est moi qui suis désolée… Tu essayes de bien faire… En fait, tu fais bien les choses… C’est juste moi qui… qui ne suis pas prête…
Elle a penché de nouveau la tête.
— Pardon…, a-t-elle murmuré.
Je me suis précipité et me suis accroupi devant elle. Sans m’en rendre réellement compte, je lui ai pris les mains.
— Non, Eugénie, ne t’excuse pas… Il n’y a pas de problème…
Elle s’est mordue la lèvre inférieure.
— Tu m’as posé deux fois la même question et tu as le droit d’avoir une réponse, a-t-elle déclaré.
Je m’en suis soudainement voulu à mort.
— Non, je…, ai-je commencé.
— César, c’est le chat de Gontran, c’est lui qui l’a appelé ainsi. Et va savoir pourquoi il lui a donné ce nom stupide…
J’ai essayé de tempérer la situation.
— D’accord, ai-je dit. César est le chat de Gontran. Il n’y a pas de raison de se rendre malade pour ça, je suis sûr qu’il est avec son maître maintenant.
Elle a expiré en fixant le plancher.
— Gontran est parti au Front et n’est pas revenu.
J’allais ajouter quelque chose mais mes muscles se sont tétanisés à cette dernière phrase. J’ai contemplé Eugénie. Fille accablée par le malheur, recroquevillée sur elle-même, terrassée par le souvenir tragique d’un être assurément très proche. Par ma faute. Et cette révélation a achevé de me faire prendre conscience que recevoir plus tôt une réponse fermée aurait été préférable en fin de compte.
— Je m’occupe de César, car c’est la seule chose qu’il me reste de lui. Gontran et moi étions amants.


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