<h1>Noelfic</h1>

L'éveil du Léviathan


Par : Warser , Ardilla

Genre : Fantastique

Status : C'est compliqué

Note :


Chapitre 3

Publié le 21/11/13 à 20:54:59 par Warser

Schro gambadait à sa guise sur le chemin de terre battue. Il laissait derrière lui une image bleutée, éthérée, un écho volatile qui s'évaporait dans l'air frais du printemps. Parfois, il revenait se frotter à la jambe de son maître.

- Calme to, Schro. Tu me déconcentres.

Le chat fantomatique grimpa avec une agilité déconcertante sur l'épaule de Clay, et vint se lover derrière sa nuque. Clay détestait ça. Un souffler léger et murmurant, tantôt chaud, tantôt froid, qui redoublait d'intensité lorsque Schro décidait de bouger pour se mettre à l'aise.

- J'm'ennuie, répliqua Schro. Et puis, t'as pas besoin de te concentrer, t'as qu'à marcher.

Clay soupira. Il aimait parfois un peu de paix, pendant ses voyages, surtout sur la route de Live. Des cadavres de véhicules rouillés gisaient sur la bordure du chemin, envahis par les herbes folles et les ronces. Les avant postes criblés d'obus, images fantomatiques des terreurs passées, se désagrégeaient lentement sous la pression des racines de jeunes arbres. Clay aimait voir la nature soigner à sa manière les blessures de la guerre, en effacer la mémoire. Bientôt, elle ne serait plus qu'un vague récit de livres d'histoire.
Il fut à nouveau tiré de sa contemplation par un miaulement ennuyé de Schro, qui s'accrochait à présent à sa tunique. La peau transparente du félin semblait multiple et instable, comme une superposition de milliers de reflets.

- Pourquoi tu reviens à Live ? J'ai déjà tout vu là bas, c'est nul.
- Toi, peut-être. Moi non. Et puis, Peter veut que j'aille voir une de ses nouvelles inventions.

Schro s'évanouit dans un nuage de vapeur, et réapparut trottinant sur le chemin.

- Peter est un idiot. Je suis sur que j'peux faire mieux que lui.

Clay leva les yeux au ciel.

- On l'attend toujours, Schro.
- J'existe pas, je te rappelle, répondit le chat d'une voix goguenarde.

Inutile de discuter avec Schro quand il était dans cet humeur-là. Clay ferma les yeux. Parfois, il aurait aimé pouvoir ignorer certaines images.

- On va encore marcher longtemps ?
- Non, c'est pas loin, répondit Clay dans un soupir. Mais on va être retenus un moment au poste-frontière.

Clay espérait rejoindre les frontières avant la nuit. S'il avait marché selon ses prévisions, il y serait dans une heure ou deux. Pas trop tôt, le crépuscule s'installait. les criquets jouaient déjà de leurs violons désaccordés et grinçants, et le soleil rouge mourrait derrière les montagnes Liviennes, estompé par des nuages de fumée grise. Les usines et les mines de Live avaient été déplacées sur les hauts plateaux pendant la Grande Catastrophe, et les montagnes portaient maintenant la marque de l'industrialisation, envahies sur certains versants d'un brouillard permanent de vapeur et de fumées.
Étrangement, Schro s'était tu, et marchait calmement aux pieds de son maître. Un moment rare, à savourer, se dit Clay avec sarcasme.
Soudain, un grondement typique retentit dans la plaine. Un véhicule ? Ici, à cette heure ? Les patrouilles Liviennes ne commençaient à arpenter les alentours qu'à la nuit tombée, et ne quittaient que rarement le territoire de la cité.
Au tournant du chemin, une voiture blindée, équipée de phares puissants, montra son museau applati. L'emblème de live, une roue dentelée, figurait sur les portes. Un puissant projecteur éblouit Clay, et une voix ennuyée, empreinte d'un fort accent Livien, retentit au travers d'un amplificateur.
- Déclinez votre identité.
Clay fronça les sourcils.
- Clay Vers, citoyen de Taliera.
Il se retint de demander la raison de ce contrôle. Tant qu'il était en territoire neutre, la police d'une ville n'avait aucun droit de l’interpeller, mais il ne voulait pas d'ennuis.
- Et ça, c'est quoi ? demanda un garde-frontière en désignant Schro, qui s'était assis sur le capot de la voiture blindée et se léchait consciencieusement les pattes.
Clay jeta un regard assassin au chat bleuté. Cet idiot allait lui causer des ennuis.
- ça, c'est Schro. Une Image Naturelle qui s'est mis en tête de me suivre.
Schro émit un miaulement de reproches.
- C'est toi qui peux pas te passer de moi !
Une ombre passa sur le visage du garde-frontière, mais il s'empressa de reprendre contenance.
- 'Feriez mieux de lui apprendre les bonnes manières. Bon, vous avez pas l'air d'être au jus : la nouvelle politique de Live, c'est couvre feu dès 19h, dans la ville et un kilomètre autour. Autrement dit, on vous amène à la douane, et vous allez devoir vous régulariser.
Le douanier s'interrompit, et désigna Schro.
- Et puis faudra régulariser votre machin, là, aussi.
Malgré le ton très professionnel du douanier, Clay crut y entendre une pointe de dégoût. Mais c'était sans doute l'habitude.
Schro leva la tête et montra son dos au pare-brise, estimant sans doute que le douanier ne méritait que son mépris.
Clay haussa les épaules. Au fond, ça lui raccourcirait le voyage. Il monta dans le véhicule, et s'installa sur un siège arrière inconfortable. Un gros militaire était assis à ses côtés, cigare aux lèvres et monocle à l'oeil.

- Quelles affaires amènent donc un Talierien à Live ?

Clay détailla son interlocuteur. À en juger par son tour de taille et la quantité de médailles attachées à son torse, il n'avait connu la guerre que dans le confort des bunkers d'officiers, à quelques kilomètres du front.

- Je visite un ami.

L'homme se fendit d'un large sourire. Son visage rougeot dessiné dans le noir par le peu de lumière qui parvenait aux sièges arrières était une vision désagréable, voire inquiétante. S'il se voulait bienveillant, c'était raté, se dit Clay.

- Un très bon ami, alors, pour que vous fassiez toute cette route à pieds ajouta-t-il en baissant la voix.
- Oui, un très bon ami, répéta Clay, vaguement agacé. Il n'avait aucune envie de discuter. On lui poserait assez de questions privées au poste de douane.
- Allons, ce ne serait pas une amie par hasard ? Une... très bonne amie ?
Le militaire éclata d'un rire gras. Clay posa sa tête sur le coussin du siège, et souhaita un moment que Schro vienne lui chuchoter à l'oreille, mais le chat fantomatique semblait s'être éclipsé. Il n'aimait pas la compagnie.

- Vers quel poste de douane allons-nous ?

- C'lui d'la route des âmes perdues. C'est l'plus proche, répondit le conducteur. Y'a une heure de route.

Parfait. Clay connaissait l'officier en charge de ce poste-frontière. C'était un ami de longue date, qu'il avait connu avant la Grande Catastrophe. Au moins, ça lui éviterait quelques soucis administratifs. La nuit tombait, dérangée par le bourdonnement lancinant de la voiture et le bruit irrégulier des chaos de la route. Les yeux et l'esprit de Clay se perdaient dans l'obscurité. Le ciel du sud d'Errane était toujours aussi beau. Des étoiles brillantes piquetaient le voile nocturne, et la lune, aux trois-quarts pleine, émanait une lumière laiteuse. Clay aimait la voir comme une déesse douce et bienveillante, une mère protégeant les hommes de ses rayons pâles.
Il l'avait vue, enchaînée par un imagé vagabond. Une femme au sourire tranquille, ses cheveux blonds tombant en cascade jusqu'aux hanches. Sa peau d'une blancheur irréelle était recouverte d'un voile de soie transparente, presque éthérée, et on distinguait au fond de ses yeux bleu pâle une peine si profonde, une détresse si réelle, qu'elle s'était imprimée en lettres noires dans la mémoire de Clay. Le mage avait nommé son œuvre La lune pleurant ses enfants. Un hommage aux victimes de la guerre. Il y avait des images, comme ça, qui marquaient les esprits. Clay se souviendrait toujours de cette lune éphémère, dépeinte par cet artiste anonyme qu'il ne reverrait sans doute jamais. C'était peut-être l'amour perdu d'un soldat, un anonyme rêvant de sa dulcinée avant de sombrer dans un dernier sommeil, qui avait laissé échapper cette estampe. Clay soupira. Les horreurs de la guerre avaient inscrit leur marque sur le monde, souvent grossière et abominable, mais parfois d'une triste et subtile beauté.

- Réveille toi, l'ahuri. On est arrivés.
Schro s'était matérialisé dans le cou de Clay, ses pattes paresseusement allongées sur les épaules de son maître.
- Tu te montres, toi ?
Le gros militaire renifla, et se décala légèrement. Clay crut surprendre dans ses yeux une once de mépris, et, peut-être, un peu de peur. Il n'était pas bien vu de parler aux images, surtout pas aux images permanentes. Elles étaient le symbole, la trace d'un temps révolu mais toujours vivant, d'une vieille plaie mal refermée. Elles étaient chargées de cynisme et d'absurdité, de toute l'intelligence et la froideur d'une cruauté raffinée, proprement humaine. Alors, on les oubliait. On les laissait à murmurer éternellement les récits d'un temps obscur et révolu, et on se réfugiait dans les illusions distrayantes des amuseurs publics. Clay sourit à cette pensée. Il y avait une beauté grimaçante dans la mort, la peur, la vanité de la guerre. Il fallait bien savoir l'apprécier.

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