J’ouvre les yeux. Je viens de passer une nuit blanche, comme d’habitude. Ma mère m’appelle :

« Sheebee ! Debout ! Il est l’heure ! »

Oui. Sheebee Futsumeshi. C’est mon nom. Ma mère, Emily Futsumeshi, est une femme très respectée. C’est normal, c’est elle qui dirige tout dans ce village. Elle fait office de maire, puisque l’ancien a soudainement disparu. Mon père, Shabbath Futsumeshi, est parti le chercher avec quelques hommes. Ils ont tous mystérieusement disparus. Comme ça, sans prévenir, j’ai perdu mon père. J’avais onze ans.
Aujourd’hui, j’en ai dix-sept. Et je vis ma vie comme toute adolescente normale : je vais au lycée, j’étudie, je me ballade avec mon meilleur ami, Miles Shuobake, qui est le seul à connaître mon secret, et je joue avec ma petite sœur de dix ans, Raven.

« Sheebee ! Qu’est ce que tu fabriques ?! Dépêche-toi,
tu vas te mettre en retard !

-J’arrive, maman ! »

Je sors de ma chambre, et descends les escaliers de notre maison. La plus grande du village. Quand j’arrive dans la salle à manger, ma mère me tend un plateau sur lequel est disposé un alléchant petit déjeuner : Croissant, thé, et gâteaux sucrés. Je la regarde. Elle est très belle : ses longs cheveux bruns sont noués en un gracieux chignon, et elle me fixe de ses yeux bleu azur en souriant. Elle est le portrait craché de ma petite sœur. Moi, j’ai tout pris de mon père : cheveux noirs et lisses, yeux verts émeraude. « Des yeux de chat » me dit souvent ma mère.
Je souris à mon tour et baisse les yeux sur le plateau. Mais je n’ai pas très faim. Je n’ai plus faim, en ce moment. J’ai peur.
Je crois tout le temps les entendre. Ils grognent. Ils guettent le moment propice pour me surprendre avant que je ne les éradique. Pour me faire hurler de terreur, et me faire passer pour une folle, puisque je suis la seule à les voir.
Nonobstant, je me force à manger pour éviter d’inquiéter maman.

« C’est délicieux ! Je te remercie. Lui dis-je, en buvant une gorgée de thé pour faire passer le croissant.

-De rien, ma chérie. Je sais que tu as une dure
journée devant toi, alors je te donne du courage ! » Minaude-t-elle avec un clin d’œil.

« Une dure journée »… Elle ne s’imagine même pas à quel point. Mais elle fait sans doute allusion aux examens qui m’attendent, et auxquels je n’ai pas trouvé le temps, ni la concentration, pour m’y consacrer. Tout en me préparant psychologiquement aux sales notes, et aux créatures qu’il me faudra affronter, je termine mon thé et prends mon sac de cours en remerciant ma mère une dernière fois. Puis, je me dirige vers la porte, mais j’entends Raven m’appeler :

« Bah où tu vas si tôt ? Il n’est que sept heure et demie. Les cours commencent à huit heures, tu sais.

-Bien sûr que je le sais, idiote ! Ai-je envie de rétorquer. Mais je me retiens, et réponds gentiment :

-Ne t’inquiète pas, j’y vais en avance pour … Réviser.

-D’accord. Bonne chance pour tes examens ! » S’écrie-t-elle en souriant jusqu’aux oreilles.

Je remarque une miette de croissant entre ses dents, et ne peut m’empêcher de sourire à mon tour.
Pauvre Raven ! Heureusement que j’ai pu me contrôler. Parce que, si j’y vais en avance, ce n’est pas pour réviser, mais pour tuer toutes les monstruosités qui se trouvent aux alentours de l’école. A cette heure-ci, il n’y a personne. Je peux donc proférer mes mortelles incantations à voix haute sans passer pour une dégénérée, et éradiquer toutes ces maudites bestioles avant que les élèves n’arrivent. Si par malheur, un des élèves me surprenait à crier des choses dans une langue inconnue, me voyait m’agiter, hurler de terreur, et me cacher sans raison apparente, cela ferait le tour du lycée. Je passerais pour une fille gravement atteinte. Déjà que, question folie, je ne suis pas mal placée dans l’estime des autres : tout le temps seule, sans amis à mes cotés, excepté Miles, évidemment. C’est aussi pour lui que je continue à me battre. Tous les autres me trouvent étrange, et ne me parlent quasiment jamais. Il faut dire qu’avec mes yeux étranges et ma peau pâle comme un fantôme, les élèves ont tendance à m’éviter, et m’appellent « Vampire ».

Je ne veux pas m’énerver contre Raven. Mais je suis sur les nerfs en ce moment, la moindre petite réflexion me fait monter la moutarde au nez. Je crois les voir et les entendre partout, c’est affreux.
Je salue ma petite sœur, et sors de la maison. Je me cogne la tête presque immédiatement contre quelqu’un, et m’excuse aussitôt en me frottant le front, les yeux fermés. Mais c’est un grognement qui me répond. Je veux hurler mais je réussis à me contrôler à temps et me protège le visage en tombant à genoux, cherchant dans ma tête une quelconque incantation à lancer mais…

Trop tard.

Le monstre m’a saisie par les épaules et s’apprête certainement à m’effrayer encore davantage. Je gémis en me cachant les yeux. Je ne l’ai pas encore vu, et je ne veux surtout pas le voir. Si je le vois, je vais hurler, c’est sûr. Il doit être immonde, détestable. Mon cœur bat à tout rompre. J’ai du mal à respirer.

« Non ! NON ! Lâchez-moi ! » Je veux crier, mais rien ne sort de ma bouche.

Ma gorge est comme paralysée.
Je sens mon cœur lâcher, et mon corps trembler. Je vais mourir. Je le sens. Adieu, Raven. Adieu, maman.

Je rejoins papa.