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L'Echiquier de Papier


Par : Roi_des_aulnes
Genre : Réaliste
Statut : Terminée



Chapitre 13 : Journal des Ombres, page 1


Publié le 04/05/2012 à 01:36:57 par Roi_des_aulnes

« 17 février 2009,

Cher journal,

Encore une merveilleuse journée. Après la grande nuit qui vient de se dérouler, j'avais envie de marcher, de voir ailleurs. J'ai marché dans les rues gigantesques qui entoure ma maison, et j'ai erré dans toute la ville. Il commençait à refaire un peu plus chaud, et le Soleil luisait froidement dans le ciel. Je suis repassé là où j'avais encore quelques souvenirs. Oh, il n'y avait pas grand chose à voir, je suis quelqu'un qui regarde peu le monde autour de lui. Mais certaines marches, certains pas m'avait marqué pour le meilleur, et je voulais voir ces grandes avenues où j'avais autrefois construit l'espoir. J'ai mangé, dans des restaurants dans lesquels je n'étais jamais rentré. Ce n'avait jamais été pour moi, toute cette foule, mais les regards ne m'ont pas gêné. J'ai même discuté quelques secondes avec le serveur. Mes cernes et mon apparence sont peut-être effrayantes, mais il m'a répondu poliment.

J'ai marché pendant des heures et des heures ensuite, j'ai fait le tour de toute la ville, et je suis monté sur ses plus hauts sommets. J'ai regardé le ciel et j'ai eu envie de crier. J'aurais peut-être du le faire, mais je ne l'ai pas fait : c'était un cri par trop victorieux, et son désir vibrait rauque dans ma gorge. Sous moi reposait un monde que je ne voulais pas réveiller, un monde de sommeil et de déceptions durcies. Un jour, peut-être, se réveilleront-ils et commenceront-ils à écrire : mais ce n'est pas ma fonction, et je ne voulais pas me priver d'un seul instant pour le consacrer à une tâche qui reviendra à d'autres. Quand dans leurs yeux brillera la flamme terrible de la logique et de l'ambition, je ne serais déjà plus qu'une ombre.

J'ai vaincu, cher journal. Je t'ai vaincu. Il y a maintenant dix-huit heures, j'ai triomphé. Le journal Bleu est mort, et avec lui, tous mes mensonges et tout mes rêves. Il m'aura fallut deux ans et trois mois pour vaincre, à mimer des éclats que je haïssais, à consacrer une complexité qui m'ennuyait. A vouloir abandonner, et à toujours, toujours, recommencer ce labeur terrifiant. Et maintenant me voilà, vainqueur, à rentrer dans les plaines sacrées de mon ennemi, et de contempler, tout autour de moi, sa gigantesque carcasse de papier et de feuilles. Ma main tremble un peu quand je saisis la plume, et je sens déjà comme une étrange nostalgie de cette torture.

Mais je suis ici, et plus rien ne peut être effacé. Il ne me reste plus qu'à faire le dernier geste, celui qui établira à jamais l'échec et mat. Mais je voudrais reprendre le stylo, encore quelques instants. Que je le veuille ou non, cette encre est devenu mon sang, et je ne peux plus guère penser sans écrire. Il me reste à raconter la dernière histoire, celle qui n'a jamais été écrite dans aucun journal.

Le huit décembre 2006, la gendarmerie a sonné chez moi pour m'annoncer la disparition de Sani Aubra. J'ai vu qu'ils ne me prenaient pas au sérieux. J'étais trop faible, trop inoffensif. Trop marqué par sa disparition, aussi. Quand ils ont quitté mon refuge, alors vide de papier, je me suis senti brusquement coupable. Je savais ce que j'avais fait, je savais, moi, ce que j'étais. Un être vide, sans but et sans fin, sans esprit et sans raison, sans ami et sans richesse. J'étais une longue série d'échec, et dans le dernier acte de cette tragédie navrante, Sani a disparue de mon monde.

Mais je ne pouvais pas me dénoncer. Je ne pouvais pas tirer toutes les conséquences de mes fautes. Ce n'était que des pensées, des petites impulsions, des réactions au monde. Ce courage face à la vérité, cette constatation claire et simple que tout était perdu, cela n'était pas dans mon sang, dans mon être. C'était juste des raisonnements sans fin et impossibles à conclure. Comme une réalité qu'on se cache, mais aussi comme un mensonge qu'on se répète, sans cesse, en espérant y croire.

Je pensais être capable, au moins cette fois-ci, d'assumer enfin ce que j'étais. Mais il y avait une porte de sortie. Je pouvais faire comme si rien n'étais arrivé, je pouvais me battre contre ce monde et l'accuser de tout. Redessiner peu à peu l'invisible échiquier de la terre, et me laisser aller à l'espoir et au futur. Je voyais cette sortie partout : dans les regards que j'accrochais, dans les vitrines des magasins de luxe, et dans les gestes brutaux des mannequins qui s'agitaient dans le monde cathodique. Ma cigarette sentait le bonheur. Une porte s'était ouverte dans mon crâne, une porte qui me condamnait à être misérable, mais qui m'ouvrait à la vie que j'avais toujours voulu mener.

Mais c'était mal. Alors j'ai voulu faire confiance dans un univers qui m'avait toujours fasciné. J'ai pris une ramette de papier, quelques stylos et j'ai commencé à écrire le journal rouge. Je savais quelle valeur j'accordais aux mots, à l'imprimé, à toutes ces feuilles à la fois si fragiles, et si implacables. J'ai voulu donner une chance à cette fuite, mais je ne me faisais pas d'illusion. Tout était logique, et tout devait devenir logique. Le journal ne pouvait pas me comprendre tant qu'il n'avait pas appréhendé tout mes aspects, et tout ce que j'écrivais ne pouvait qu'être vain : parce que sous le papier, se faufilant dans les tracés d'encre, il restait ce que je ne pouvais dire et qui était indispensable. Sa logique, l'effroyable logique le condamnait.

L'Echiquier me semblait pipé. Mais il m'a fallut deux ans pour vaincre ce monstre. Deux longues années, irritées de pensées contradictoires. Deux ans à me battre contre mon avenir et mon futur, deux ans à tuer mon idéal et à rechercher la vérité. Je ne pouvais agir que dans les premiers instants de l'écriture, quand elle était encore parasitée par les pensées extérieures, et que le flux meurtrier de l'ambition n'avalait pas tout sur son passage. Le journal a fini par fuir, dans une gigantesque fuite en avant où ils se ralliaient, tous, un par un, à la recherche de la vérité. Mais c'était dans les plus violents d'entre eux, dans les moments uniques où je voyais enfin le monde comme un jeu d'échec, que se cachait la force d'avouer. C'est ma lacheté qui m'a fait gagner, ma lacheté et le souvenir de mon plus grand tort.

Aujourd'hui, je suis enfin devenu moi, moi tout entier, et les mystères de mon existence me sont enfin révélées. Il n'y a plus de pourquoi, plus de comment, plus de luttes et d'affrontement. Car j'ai gagné, et c'est le gagnant qui décide de la vérité : l'Echiquier est à moi. J'ai enfin atteint cette unité que j'ai toujours voulu, je suis enfin devenu mon idéal, un idéal précis et déterminé, des actes tournés uniquement vers l'accomplissement de mes buts.

Le dernier coup n'est plus très loin. Je me sens déjà faiblir. Mais dans ce monde arrêté par l'écriture, je sens qu'il n'y a plus de gravité de l'encre, plus de division et de conflits intérieurs. Juste une unité magnifique, un homme comme j'ai toujours rêvé d'en être, capable de prévoir sa fin et d'appréhender son passé. Je suis ce que je dois être et ce que j'ai toujours du être : Un marcheur dans les pas de l'univers, courant après l'humanité gigantesque. Avançant vers toutes ces âmes qui à chaque nuit et à chaque aube, tissent le passé et le futur sur des feuilles blanches, bâtissent l'Echiquier du monde et ses trois cents milliards de case, à coups de larmes et de raisons.

Echec et Mat. »


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