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Incarnation


Par : Sheyne
Genre : Science-Fiction, Fantastique
Statut : C'est compliqué



Chapitre 18


Publié le 12/12/2015 à 17:42:15 par Sheyne

Il y a quelque chose d'étrange dans le fait d'être une plante. Un brin d'ataraxie peut-être. Un certain calme spirituel, une aphasie. On ne voit rien. On n’entend ni ne sent rien. Seule reste la pensée et tout apprentissage venant de l’extérieur est impossible, si bien qu'un esprit sans souvenir n'y pourrait pas se développer.
Bien sûr, le Roi n'avait pas conscience de son apparence végétale ni de sa situation périlleuse d'arbre dans une région peu fertile, mais il put réfléchir à bien des choses. Sûrement grâce à son âme indépendante. Le cours de sa logique portait jusqu'au lointain et s’effilochait lentement. Il passa alors par plusieurs stades.

Tout d'abord, il pensa être soulagé. Et bien que la douleur n'ait plus aucun sens pour une plante, son esprit blessé se tassait toujours, craintif. Il ne réalisa que bien plus tard l'horreur qu'il avait vécue... Il comprit ainsi qu'elle était finie. De même, il mit un moment avant de prendre conscience qu'il n'avait aucun moyen de percevoir son environnement, de connaître son apparence, de savoir ce qu'il était devenu. En remarquant ça, il voulut paniquer. Seulement, rien ne vint. Alors, dénudé d'émotions il se recentra sur lui même et fit face à sa mémoire.

Pourquoi ? Pourquoi était la véritable question. Pourquoi avait-il du supporter une torture pareille ? Après avoir vécu autant d'aventures, il savait que le hasard était à proscrire, qu'il y avait une raison à chaque chose. Ses actions en étaient la cause et inconsciemment il l'accepta à ce moment-là. Il admit le jugement de ses vies comme émanant d'une entité impartiale. Et il se devait de comprendre ce juge qui le réincarnait. Non pas pour les autres, mais pour lui même. Car en ayant un comportement adéquat, il aurait une existence meilleure.

Durant sa première incarnation, il était devenu une femme du peuple. En y repensant, sa condition n'était pas si affreuse qu'il l'imaginait alors. Son apparence était belle, il était dans son royaume et avait même pu se laver et se reposer. Mais il avait tué deux personnes et avait été puni pour ça d'une mort prématurée.

Son karma s'était donc aggravé puisqu'il avait quitté Yggdrasil pour échouer dans un port sous le corps d'un vieux psychopathe pédophile. Cela aurait pu être comique si ça ne lui était pas arrivé à lui. Là encore, alors qu'il avait eu l'occasion d'arranger les choses il les avait fait empirer... massacrant des gens pour rien... Bon évidemment, il n'avait aucun regret ! (S'eut été simulé, car il s'en était délecté), Mais il comprit qu'il ne devait pas recommencer, pour satisfaire ses objectifs, si tant est qu'il puisse un jour avoir à nouveau une vie normale...

La troisième réincarnation fut pire encore, puisqu'il fut exilé dans la peau d'un cannibale sur une île perdue... et condamné à mourir immolé par Hélios, ou affamé. Il avait fui par le suicide et là se trouvait un problème : il n'avait tué personne et était rentré chez lui, à côté de son palais. (Bon, ça, ça l'arrangeait bien. Le souci c'était l'étape suivante...)

Il était mort aussitôt, pour se faire torturer ensuite. Peut-être qu'à cause de son suicide, on l'avait empêché de vivre sa vie ? Était-ce donc une punition que de lui montrer ce qu'il aurait pu avoir, puis de le lui reprendre ? En y réfléchissant bien, même s'il n'avait pas tué le cannibale il l'avait condamné à creuser sa tombe avant d'y entrer à sa place. Par cela, c'était un abandon. C'était sa faute si l'autre moisissait, à manger son épouse, pour finir brûlé vif... Non, en y repensant c'était sans doute bien plus punissable que de l'avoir assassiné d'une balle...

Mais alors, quel choix avait-il ?! Le tuer aurait été une mauvaise chose, il en avait la preuve, car chaque fois qu'il prenait une vie tout s'aggravait. Seulement, le laisser vivre avait fait de lui la victime du sort (puisque torturé à mort dans une geôle abominable). Était-ce juste que le Karma s'empire, quelle que soit sa décision ? C'était évidemment abject venant d'une entité disposant d'un droit de vie et de mort. N'importe comment le Seigneur tournait les choses, il ne parvenait pas à trouver une voie sans violence qui aurait pu bien se finir à ce moment-là. Sans doute aurait-il dû choisir l'option la moins horrible pour les deux parties... Peut-être aurait-il dû le tuer, par sens du devoir. Le sens du devoir, voilà une notion nouvelle...

Et puis il fit le lien. Ne se comportait-il pas de la même manière lorsqu'il gouvernait son royaume ? Ne massacrait-il pas des gens sans se soucier de justice ? C'était un fait...

En tous les cas, il avait encore fui dans cette prison... Et maintenant, c'était pire... Qu'était-il devenu ? Il n'était plus humain, c'était certain.
En prise avec ses pensées, le Seigneur n'avait aucune notion du temps. Seulement, des émotions latentes puissantes se développaient dans son corps, sous une forme primaire. Parfois, il faisait chaud et il était heureux. D'autres fois, il y avait de... De l'eau ? Et son esprit s’apaisait. Alors il cogita, ressassa le passé et évolua.

Au bout d'un moment considérable, la chaleur ne fit qu'augmenter au point que la tristesse l'emporte. Il se sentit lentement se dessécher et mourir à nouveau. Doucement, gagner ce monde de couleur, ce tourbillon de lumière qu'il fut plus que jamais heureux de voir. Ainsi, le flot d'émotions jusqu'ici contenues par son apparence végétale fut libéré. Débordant d'agitation, il fut propulsé dans son nouveau corps.

« Bon, c'est encore à nous, je crois ! »

Soupirant, l'homme difforme s'assit sur un vieux tabouret. Il était obèse et couvert d'énormes pustules pestilentielles. Pire, la relique d'un troisième bras atrophié surgissait de son thorax. Alors devant cette vision d'horreur le Roi hurla, épouvanté. Il y reconnut les mutations typiques du royaume irradié de Linne (une jungle de métal et de goudron, ainsi qu'un des partenaires commerciaux d'Yggdrasil). Mais ce n'était pas tant l'apparence de la créature qui le mettait dans cet état. Non, ce qui le paralysait plus que tout, c'était la douleur ainsi que le souvenir abominable de ce son. La voix de son geôlier...

Alors précipité dans sa nouvelle réalité, il se débattit en geignant et ses chaînes claquèrent lourdement, résonnant dans l'humidité. L'autre soupira de bonheur et son visage immonde se confondit en un masque de contentement :

« Ahhhh... On n’est pas bien, là, tous les deux ? »

Le Seigneur voulut mourir à nouveau, disparaître encore. Pourquoi n'avait-il pas le choix d'arrêter de vivre ?! Maintenant immortel, le néant salvateur lui était refusé. Quoi qu'il fasse, quoi qu'il devienne, sa conscience l'accompagnait toujours. Il ne pouvait fuir face à lui même, alors il tenta de se recroqueviller pour encaisser, mais ça lui était impossible. Le métal claqua en écorchant sa peau. Attaché, tel un pantin, sur le froid mur de pierre il n'était rien de plus qu'une marionnette ensanglantée au service de ce fou.

« Due boi... »

Il supplia, n'osant pas le regarder dans les yeux, et ses paroles roulèrent sur un tapis de salive. La terreur le gagna encore. Au comble de la surprise, il n'avait plus une seule dent. Probablement les lui avait-on arrachées pour l'empêcher de se suicider. L'autre haussa les sourcils en un air interrogateur, alors le Roi fit un effort pour articuler malgré ses blessures et il bava :

« Tue-moi...
— D'abord... tu parles, ensuite... on verra. D'où tu viens, qui es-tu, pour qui tu travailles... Bon, j'dis ça par principe, dans tous les cas on va s'amuser un peu... »

Sans attendre de réponse, la créature se releva et sa graisse s'agita de soubresauts. Taché du sang de ses victimes, il attrapa une énorme râpe à métaux avant de s'approcher en se dandinant tranquillement. Alors, il souleva un torchon qui enrobait jusque-là l'avant-bras du Roi. En contemplant cet amas ignoble, celui-ci beugla. Il tenta de se dégager, manquant de s'évanouir. Planté dans le mur par le biais d'un fantastique pieu rouillé, il était amputé au niveau de la main. La chaire et les muscles avaient été mis à nu, isolant l'os jusqu'au coude. Seulement, le nerf et quelques lambeaux avaient été épargnés et longeaient encore le membre abominablement atrophié. Il cria :

« Yggdrasil ! Je viens d’Yggdrasil... Le Roi.... »

La créature s'arrêta alors brusquement, choquée. Son cri furieux explosa :

« Toi ! Trois mois que je te bassine, toi et tes petits copains... Y'en a même un, plus malin que les autres, qui s'est bouffé la langue pour crever plus vite... et toi... Toi ! Tu me balances ça maintenant... Juste comme ça ? »

Puis, le geôlier paru réfléchir un bref moment avant de poursuivre, enjoué :

« Et pourtant ça paraît logique, à part nous filer du bois le Roi d'Yggdrasil sert a rien... Il a toujours convoité nos mines de métaux. Oui, oui ! On va confirmer ça, toi et moi... Et si t'as raison, on fera en sorte que Ragnar règle le problème. Envoyer l'armée cramer cet arbre à la con, c'est ça qu'il leur faut à ses chiens ! »

Le Roi pensait à toute autre chose. Trois mois ?! Trois putains de mois s'étaient écoulés depuis qu'il était prisonnier ici... Et par-dessus tout, qui était ce foutu Ragnar à la fin ? Alors que le bourreau se préparait, le Seigneur tenta de gagner du temps, lorgnant avec horreur sur l'instrument de torture :

« Linne ! On est dans la citée état de Linne, je le sais ! Qui est Ragnar ?
— Qui est Ragnar ? L'autre hurla, pris d'un rire hystérique. Un dieu ! Si tu l'avais su plus tôt, tu n'aurais pas tenté de l'assassiner, pauvre merde. Depuis qu'il a pris les commandes, tout va tellement mieux ! Qu'est-ce qu'on se marre !
— Depuis quand ? Depuis quand ?! »

Mais la créature n'en avait plus rien à faire. Son visage était dément. Elle empoigna le bras d'une main ferme, posa la lime à métaux sur l'os innervé et commença à râper. Le bruit de vas et viens fut ignoble, les vibrations encore plus. Alors que la poudre tombait au sol, le Roi hurlait de douleur, lentement réduit en poussière. Le pique foudroyant du nerf à vif, doucement déchiqueté, se propageait jusque dans sa moelle. Et bientôt, le peu de sang non coagulé lubrifia l'instrument macabre, ce qui accrut grandement la vitesse.

« Tue-moi ! »

À nouveau, le Roi pleura. Il dut presque crier pour couvrir le bruit terrifiant. Il avait cessé de lutter, n'était plus que mal-être. Réduit à un état inhumain, il appelait tristement la mort.
Deux heures durant, le malade râpa son os jusqu'au coude, au bord de la jouissance. Lorsqu’après cette éternité, l'immonde geôlier quitta enfin la pièce, satisfait, il acheva sa séance avec une phrase répugnante. Sa voix crasseuse rampa jusqu'au Seigneur et lui ôta tout espoir :

« Le plus dommage, c'est qu'on ne croise Yggdrasil que tous les six mois. Alors bon, tu penses peut-être ne pas tenir jusque là... Mais pour toi, je vais le faire ! Je te promets de te garder en vie, tu seras là pour voir ta patrie sombrer. Après tout, on meurt qu'une fois, autant en profiter ! »


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