Note de la fic : :noel: :noel: :noel: :noel:

La chute des tisserands


Par : Warser
Genre : Action, Fantastique
Statut : C'est compliqué



Chapitre 1 : La réception


Publié le 15/02/2013 à 10:12:37 par Warser

Ce jour là, le son des cloches de bronze retentissait dans la ville de Kravergung, et le soleil brillant illuminait les toits de pierre rouge. La place de la cathédrale fourmillait de monde, et des bribes de conversations animées s'échappaient dans l'athmosphère. Des couronnes de fleurs suaves et exotiques étaient suspendus aux portes de chaque maison, et les majestueux vitraux du monument religieux reflétaient sur le sol pavé un kaléidoscope de couleurs primaires. Devant le cathédrale se dressait un pupitre de bois précieux, orné aux armoireries de la famille dominante. L'archonte de Kravergung se tenait assis derrière l'autel improvisé, attendant les délégations invitées, un verre d'alcool léger à la main, à l'ombre d'un grand parasol de lin bleu roi.
Raël Vinele, assis sur le rebord de la fontaine Vatrini, observait le représentant avec un fin sourire. Derrière ce visage impassible, derrière cette longue et sentencieuse toge cynabre, derrière ces yeux noirs et durs, se cachait l'anxiété d'un jeune homme trop vite arrivé au pouvoir. Trop vite grandi, sans doute. Raël ne put s'empêcher de rire. Il avait longtemps admiré, avec un mélange d'envie et de respect, la rapide montée de son frère en politique, mais, seulement pour ce jour, il savourait son anonymat, avec, toutefois une pointe d'inquiétude. La place d'archonte avait toujours été réservée aux anciens, à des nobles endurcis, puissants, assurés, fiers. En un jour tel que celui-ci, où les plus puissantes familles extérieures viendraient visiter le royaume de Kravergung, l'archonte était à la fois le digne représentant de l'archipel, et le meneur des négociations qui suivraient immanquablement la réception. C'était pour Leo Vinele, ce jeune patricien propulsé aux plus hautes fonctions, l'occasion de prouver son talent et son intransigeance. Un moment de vérité, une sorte de rite de passage qui pouvait le broyer ou assurer son poste. Mais cette réception était aussi un élément crucial de la diplomatie de Kravergung. C'était un évènement qu'attendaient avec la plus grande impatience tous les patriciens et marchands de l'archipel, car c'est à l'occasion de cette immense réception, fête religieuse qui durait plusieurs jours, que les grands accords commerciaux étaient écrits, signés, ou renouvelés.
Raël balaya du regard la grand place, détaillant la foule bigarrée qui s'y mouvait. Les premiers citoyens, reconnaissables à leurs toges rouges ou pourpres sur lesquelles était cousu un blason de fil d'or, s'étaient réunis autour de la fontaine, certains colportant avec un sourire aux lèvres les derniers ragots, d'autres parlant affaires avec un grand sérieux. De jolies jeunes filles, souvent des servantes personnelles des différentes familles, portaient des bouteilles d'hydromel fin et de petits bocaux d'olives.
Autour, sur le reste de la place, étaient installées des tables de plébeiens, jouant aux cartes, riant ou dansant. Les tavernes qui encadraient la place de la cathédrale étaient pleines à craquer de convives qui désiraient admirer aux premières loges les délégations des royaumes extérieurs.
La fête préalable à la Grande réception était l'occasion pour toutes les classes sociales de Kravergung de se mélanger en un même lieu, mais les familles patriciennes formaient de petits ilots fermés au milieu d'une mer de plébeïens. Raël s'était éloigné un moment du reste de sa famille, qui célébrait avec un mélange de joie et d'anxiété la première réception du jeune archonte, fierté de la lignée.
Raël ! Reviens, il reste de l'hydromel, lui lança sa soeur en riant.
Le jeune homme lui adressa un sourire et se dirigea à nouveau vers le cercle familial. Il fallait profiter de la fête, une telle explosion de liesse et de convivalité n'avait pas lieu souvent dans l'austère cité de Kravergung.
Une servante aux cheveux blond vénitien lui servit un grand verre de liquide doré, avec un grand sourire, que Raël lui rendit. L'alcool était bon, quoiqu'un peu sucré. Prêtant l'oreille, Raël s'intéressa à la conversation du cercle famillial élargi. Tous portaient de longs vêtements pourpres, et au niveau de l'épaule ou du bras était cousu le poulpe d'or, blason de leur lignée d'armateurs.

- Notre Leo, j'y crois toujours pas, riait le père de famille, mouillant sa moustache brune d'une longue gorgée d'hydromel.

Sa femme, fine à l'air sévère, lui jeta un regard noir.

- ça va, Diana, on est entre nous, répondit Don Vinele avec un grand sourire. C'est pas comme si on faisait un discours devant le Grand Congrès. Ça, c'est ce soir, ajouta-t-il en avalant le reste de son verre.
- Retenez-vous de boire, alors, vieil imbécile, sinon vous ne trouverez plus vos mots.
L'oncle Daneo, un homme silencieux et émacié, réprimait un fou-rire, alors que les grands parents, loin de se retenir, éclataient joyeusement de rire. Lanya, Marraine de Raël, une femme qui approchait la quarantaine, observait la situation d'un air amusé, en jouant de son éventail. Elle était la seule, en tant que veuve, à porter une toge de couleur noire, et le poulpe d'or en collier.
- Pensez-vous qu'il s'en sortira?
- Non, rétorqua catégoriquement la mère Vinele. Il n'a que vingt ans, mon pauvre Leo. Il va se faire tailler en pièces par ces étrangers. Ce sont des négociateurs endurcis, eux.
- Tu dramatises encore, Diana...
- Ton fils a été soutenu par les Casaldi pour son élection, lança-t-elle avec un geste de rage. Des rivaux. Ils ont intérêt à ce qu'il se ridiculise. Ils le briseront à la première occasion.
- Ce n'est pas si simple de limoger un archonte, observa Lanya.
Diana Vinele laissa échapper un rire jaune.
- Fais lui confiance, coupa Don Vinele. Notre Leo a été bien éduqué. Le grand Chancelier lui même l'a préparé à cette réception. Il ne fera pas de miracles, mais il ne nous déshonorera pas.
- Il est jeune, c'est vrai, remarqua Lanya Vinele. Mais le grand chancelier Belteni est un bon précepteur...
Don Vinele jeta à sa belle soeur un regard de remerciements. Le nom du chancelier était hautement respecté parmi les premiers citoyens de Kravergung. Véteran décoré, marchand talentueux, c'était un homme d'acier, qui avait tenu les rênes de l'archipel pendant des dizaines d'années à la force de la bureaucratie et d'une autorité implacable.
- Ce n'est pas cette vieille carne qui mènera les négociations, même si j'aimerais bien, lança l'oncle Daneo. Non, c'est notre jeune Leo qui va devoir tout faire. Belteni va tout juste pouvoir se mordre la moustache derrière lui.


Raël emplissait son troisième verre d'hydromel en écoutant d'une oreille de plus en plus distraite la conversation. Il aurait plutôt voulu retrouver le nom de la jolie servante qui lui avait apporté cette bouteille. Il n'aimait pas parler politique, même s'il en était capable. Il avait, comme tous les jeunes patriciens de Kravergung, reçu une éducation axée sur les grands théoriciens du jeu des affaires de la cité, sur le bon gouvernement, sur les intrigues et complots. Les premiers citoyens vouaient leur vie à la politique, aux intrigues de la grande Cathédrale, et aux affaires du Port d'Emeraude.

D'un regard mélancolique, Raël balaya la grand place du regard, arrêtant ses yeux sur la foule des plébeiens. Artistes, artisans, petits commerçants, troubadours, parlant de la pluie et du beau temps autour de quelques bières qu'ils savouraient comme le meilleur des hydromels. Parfois, le jeune patricien aurait voulu être comme eux, et ne plus se soucier des obscures manigances des familles de patriciens au sein du conseil.

Raël ramena le bas de sa toge, qui trainait sur le sol de pierre. Il n'écoutait plus la conversation, qui avait tourné vers les affaires de l'oncle Daneo, revenant de l'Empire Fleuri avec une immense cargaison de cerises, dont il vantait la qualité. Reposant son verre sur la pierre de la fontaine, il jeta un oeil au dessus de lui, contemplant l'oeuvre des arhictectes de la grand place. Des gueules d'hypocampe en pierre finement taillée crachaient une eau scintillante dans le bassin de roche blanche. Au dessus des êtres marins, un socle de corail rouge étincelant, à l'état brut, soutenait la statue du fondateur de Kravergung, taillée dans l'ambre noire. Le vernis qui recouvrait le corail, un fluide adhérent translucide, donnait à l'oeuvre un éclat surnaturel.
Le soleil plongeait lentement dans l'océan, éclairait Kravergung de rayons rouges faiblissant. La nuit tombait. La tradition voulaient que les délégations des quatre empires arrivent l'une après l'autre, à partir du crépuscule.

Une sonnerie militaire retentit sur la place. Trois divisions de phalanges Kraves avançaient au pas dans les artères principales menant à la place, chacune portant le blason et le signe distinctif de la famille qui les dirigeait. ils s'occupèrent à libérer le lieu de la réception, et les avenues de passage des délégations. En moins de vingt minutes, les plébéiens avaient quitté les lieux, s’amassant dans les tavernes ou dans des ruelles extérieures. Raël et sa famille s'écartèrent également alors qu'une dizaine d'hommes en armes dirigeaient vers eux. Formant un interminable cordon noir, du port jusqu'à la cathédrale, les phalanges Kraves protégeaient le chemin de passage des délégations. Un porte voix avait été installé sur le toit de l'auberge de laquelle Raël regardait la scène.
Raël ne pût s'empêcher de sourire devant l'air digne de l'annonceur, assis sur la cheminée, portant les couleurs de Kravergung. Il l'avait connu, étant jeune.

Soudain, le son caractéristique d'une autre trompette emplit l'air. Le silence se fit immédiatement sur la place entière. Du port, une légion d'hommes en armure bleue, commandée par un vieillard droit et sec, se dirigeaient vers la cathédrâle.
Sa seigneurerie le chancelier Belteni, protecteur de Kravergung, Poing de l'Archipel, Bras armé du peuple, clama l'annonceur.

Belteni était un vieil homme, qui dépassait sans doute la soixantaine. Ses yeux gris, durs et perçants, s'accordaient avec une chevelure clairsemée, de teinte poivre et sel. Il portait le costume d'apparat des chefs militaires, d'un mauve léger, brillant, embelli de trois décorations qu'il arborait fièrement. Un sabre honorifique qu'il portait à la ceinture évoquait son brillant passé dans la marine de Kravergung.
L'homme d'Etat marchait vers la cathédrale au pas de marche, suivi par la cinquantaine d'hommes qui lui étaient dévoués. Le pas des soldats foulant le pavé de la place retentissait comme mille trompettes de guerres annonçant l'arrivée du Poing de l'archipel. Le porte étendard qui l'accompagnait, un grand homme blond à forte carrure, le dépassait de deux têtes. Pourtant, des deux personnages, on ne voyait que le chancelier.
Des chuchotements s'échappaient des rangs de phalanges Kraves, ainsi que des familles de patriciens, qui regardaient la scène au premier rang. Certains nobles souriaient de leurs sièges, d'autres regardaient de haut l'ancien général. Deux membres de la famille Casaldi, drapés dans leurs toges pourpres, parlaient encore à mi-voix, faisant mine d'ignorer l'arrivée du grand chancelier. Lorsqu'il se retourna vers le cordon de soldats vêtus de noirs, ces derniers levèrent leurs armes d'un geste violent et mécanique. Le regard froid, parfois haineux, des légionnaires convergeait vers le politicien, dont le visage exprimait une indifférence parfaite.
Il passa plusieurs minutes à inspecter les rangs, puis se dirigea d'un pas lent vers la cathédrale. Les gardiens de la paix, arborant leurs capes bleutées aux riches reflets mauve, le suivaient en formation serrée, lances levées vers le ciel. Belteni gravit les marches de la cathédrale, et se dressa de toute sa hauteur derrière l'autel de bois noir, aux côtés du jeune archonte. Leo faisait bonne figure, digne et droit, les bras le long du corps, son regard déterminé fixé sur le port Émeraude. Une poignée de gardiens s'étaient dispersés dans la cathédrale, les autres restaient près de l'autel, immobiles et sans expression.
Soudain, le premier cor retentit. Un son grave, puissant, aux riches nuances.

- La délégation de Sa très haute majesté l'Empereur Seiji, Souverain de Vie, Porteur d'Abondance, Grand Émissaire de la Terre Fleurie !

La première procession remontait la longue avenue pentue qui menait à la cathédrale. Sur les côtés se tenaient des guerriers aux carrures impressionnantes, doublant en hauteur et largeur les soldats Kraves. Leur torse nu était couvert de vaisseaux gonflés, parfois sortant de la chair pour aller s'y réfugier quelques centimètres plus loin. Leur bras droit hypertrophié était relié à leurs épaules par un agencements de canaux de chair et de métal souple mélangées, et ils portaient un masque rouge grimaçant.
Raël n'avait jamais apprécié la vue de ces monstruosités humanoïdes, créés par l'esprit malade des alchimistes de l'empire. Ils étaient effrayants de docilité et d'inhumanité. Des bêtes au service de l'empereur, des chiens-loups prêts à mordre. Le jeune homme n'avait jamais vu ces abominations à l'action, mais la rumeur disait d'eux qu'ils avaient la force de dix hommes, ne sentaient ni peur ni douleur, et obéissaient au doigt et à l'oeil de leur créateur.
Au centre du groupe, des guerriers armés de sabres, vêtus de longues robes bleu ciel, protégeaient l'empereur de leurs corps longs et secs. Les nobles de la cour, sans doute. Le souverain voyageait dans une litière de bois aux rideaux d'un tissu soyeux, qui semblait se mouvoir lentement, se gonfler puis se rétracter, comme si la matière respirait. Plissant les yeux, Raël put distinguer que ce qui semblait être une pièce de soie méticulusement travaillée, était une sorte de membrane vivante parcourue d'un réseau de petites veines battantes.
Une expression de dégout passa sur le visage de Raël. Les années précédentes, l'empereur s'était présenté à pieds, ou porté par ses serviteurs. Cette année, il semblait plus que fier d'exhiber les nouvelles inventions perverses de ses alchimistes.

Les représentants de la délégation paradèrent devant la cathédrale, et l'empereur, un vieil homme courbé, alla se placer à la gauche de Leo, et l'annonceur prit à nouveau la parole.

- Son excellence l'Expert Heidos, ministre-président de la Grande République !

Un petit bataillon d'arbalétriers aux casques d'aciers avançaient sur l'allée, déployés en formation désordonnée. Au centre se trouvait un homme entre deux âges, chauve, vêtu d'une sobre tunique grise. Il tenait d'une main un livre, et il tendait l'autre au dessus de sa tête, comme un salut pacifique. Raël plissa les yeux pour mieux distinguer les armes étranges que portaient les guerriers de la République. Il s'agissait d'arbalètes, de toute évidence, mais elles étaient d'une taille inhabituelle. Alors que la délégation se rapprochait, il put distinguer que chacune des armes était chargée de plusieurs flèches à l'embout noir brillant, rangées l'une après l'autre sur un mystérieux jeu de filins. Ainsi, c'était ça, la "mort noire de la République"... C'était la première fois que les républicains amenaient un bataillon d'élite au Grand congrès. Le jeune homme réprima un rire jaune. Tant d'ennemis potentiels, capables d'écraser Kavergung d'un revers de main...
L'expert, s'inclinant légèrement devant les officiels, vint se placer derrière le chancelier Belteni, et la voix claire de l'annonceur retentit à nouveau.

- Sa sainteté le Guide Suprême Lew, Garant de l'équilibre du cosmos, Gardien suprême de l’Étoffe !

Raël leva un sourcil. "Gardien suprême de l'étoffe ?" Un nouveau titre, sans aucun doute, pour caresser Lew dans le sens du poil. Les prêtres-tisserands de Kravergung avaient du grinçer des dents en entendant cette annonce mielleuse... Se reconcentrant sur la procession, il regarda sans surprise les moines en robe orangée défiler sur l'avenue, menée par le Guide suprême, un vénérable vieillard aux cheveux blancs, recroquevillé sur lui même, tremblotant sur l'appui de sa canne de bois simple. L'attention de Raël s'éteignait à nouveau lentement. Il avait déjà vu défiler les représentants des empires et tribus plusieurs fois déjà. Les joueurs les plus influents avaient déjà pris place, et le jeu avait sans doute déjà commencé. La foule était devenue plus bruyante, et les conversations à voix basse allaient déjà bon train derrière l'autel, entre les officiels des différents empires. Le chancelier Belteni ne se privait pas de pactiser en dehors des moments consacrés. L'homme, au visage pourtant impassible, se frottait nerveusement les mains, et discutait vivement avec l'expert Heidos, qui, plus petit, le fixait d'un air amusé.
Une légère inquiétude gagna Raël. Il ne s'agissait pas de négociations officielles, mais si Belteni lui même perdait son masque, même en partie, devant le leader de la République, alors son jeune frère aurait sans aucun doute du pain sur la planche. C'était dans le secret des conversations privées, ou semi-privées qu'on voyait le mieux les rapports de puissances entre les royaumes. Dans les expressions des dirigeants, dans leurs façons d'agir, plutôt que dans leur discours. Les patriciens de Kravergung en étaient tous bien conscients, et ils observaient, mi inquiets, mi amusés, ces jeux de regards et de pouvoir qui avaient lieu dans l'intimité toute relative d'une tractation rapide ou d'un pacte dérobé. Lorsque toutes les tribus et royaumes furent annoncés, et tous les représentants installés derrière la tribune, le chancelier s'avanca devant la foule, qui fit immédiatement silence.
Avec un soupir, Raël détourna le regard. Il avait vu cette cérémonie cinq fois dans sa vie, et toujours le même rituel. Le chancelier allait tenir un long discours, puis l'archonte allait s'éclipser dans l'ancienne cathédrale avec les autres officiels. Et, au final, rien de majeur n'arriverait pendant la nuit. Une liste d'accords et de mesures serait lue dès le matin à la foule impatiente, l'annonceur insistant sur l'importance capitale de chacun d'entre eux. Et rien ne changerait, Kravergung resterait maître du jeu, et les quelques avantages marginaux que générerait ce nouveau congrès seraient aussi négligeables que les précédents. C'était toujours la même chose. Le jeune homme avait besoin d'air, pour ce soir. Traversant la foule, il se fraya un chemin vers l'une des ruelles qui menait au port. Sa sœur eut juste le temps de lui jeter un regard intrigué, avant de le voir disparaître à un tournant. Le jeune homme ressentait ce triomphe mêlé d'excitation que connaissent les enfants lorsqu'ils échappent à une longue cérémonie ennuyeuse.
Se faufilant dans la vieille ville, il apprécia un moment la solitude des ruelles vides. Les maisons de pierres à plusieurs étages, aux lumières éteintes et aux fenêtres fermées, étaient autant de protecteurs qui le préservaient de l'agitation de la place centrale. Descendant une rue pavée, Raël marcha d'un bon pas vers le vieux port. L'air marin lui ferait du bien. Bientôt, les tavernes et maisons hautes du centre-ville furent remplacés par des demeures basses de pêcheur, dont certaines étaient encore occupées, en cette soirée exceptionnelle. Parmi les Plébéiens de Kravergung, les pêcheurs étaient sans doute les moins intégrés. Regroupés en associations et clans, ils ne participaient que rarement à la vie politique, voire à la vie tout court, de l'archipel. Au delà des marchés aux poissons, ils vivaient entre eux. Ils étaient pauvres, mais indépendants. Aux mépris des patriciens du centre-ville, ils répondaient par une digne indifférence. Jamais un gouvernement n'avait vu d'intérêt à les intégrer de force, et, retirés dans leurs chaumières d'argile, au sud de la capitale, ils gardaient cette autonomie relative et tacite.
Sur les plages de sable fin qui jouxtaient le port, des silhouettes longilignes se déplaçaient. Des filles de pêcheurs, sans doute, lavant le linge dans l'océan. Le chagrin de Lian... C'était le nom de cette extraordinaire étendue d'eau qui recouvrait la moitié du monde connu. Un grand dragon, Lian, aurait pleuré des jours et des jours la mort de ses enfants, pendant dans la Guerre des Créateurs. Et de ses larmes salées serait né le premier océan. Un sourire au lèvre, à la mémoire de ces histoires qui avaient bercé son enfance, Raël s'approcha tranquillement d'une longue digue, construite pour protéger le port. Il avait besoin d'entendre les flots, de sentir l'odeur du sel et la fraîcheur de l'écume. Sans se baigner, l'eau était bien trop fraîche à cette période de l'année. D'un côté, le port Émeraude. De l'autre, des kilomètres de lande sauvage, bordés de forêts. Les dernières zones de l'archipel qui n'étaient pas habitées. Le jeune homme aimait y marcher parfois, sans but, puis revenir chez lui dans la matinée, sale et mouillé, mais heureux.
La lune, aux trois-quarts pleine, se reflétait sur l'océan calme, parfois agité de petites vaguelettes. C'était une belle nuit. La lande, ou la digue? Raël n'avait pas envie de revenir avant le matin. Alors, la lande. Il se promènerait toute la nuit, l'air frais l'aiderait à digérer les trois verres d'hydromel qui lui tournaient la tête.
Il marchait lentement sur la plage, ses sandales s'enfonçant dans le sable qui caressait ses pieds. Il appréciait la beauté des genêts en fleurs, qui poussaient aux abords de la forêt, la beauté de l'astre lunaire, des grands cèdres qui étendaient leurs branches au dessus du sable, sous la lumière brillante des étoiles.
Il pouvait marcher des heures, dans ce paysage morne, parsemé parfois de criques engoncées dans des cercueils de pierre rouge, où il dormait parfois. Il se savait seul à des kilomètres à la ronde, si l’on exceptait les quelques bateaux pêcheurs qui sillonnaient l'océan. Tous les habitants de Kravergung avait rejoint le Grand Congrès. Arrivant devant l'une des criques, Raël s'adossa à un rocher pour contempler la mer. Le vent hurlait, de plus en plus fort, dans les branches des arbres. Seul, seul avec la nature. Les vagues, légèrement plus fortes, léchaient les rochers de leurs langues nacrées. Un nuage noir avait caché la lune.
Sans lumière, Raël ressentait un léger malaise. Il n'avait rien à craindre de l'Océan, ni de personne, mais il préférait avoir la lumière rassurante de la lune au dessus de lui. Réminiscence enfantine, peut être...
Un léger bruit, différent du bruit des vagues, lui parvint aux oreilles. Le vrombissement caractéristique d'un petit bateau mécanique. Un bateau de pêcheur? Si loin du port? Et puis, pour la plupart, ils étaient à voile. Seuls les vaisseaux militaires de Kravergung avaient une coque métallique. Les vaisseaux de la République, par contre, étaient souvent de cette facture. Les savants Républicains avaient réussi à mettre au point des moteurs perfectionnés, et miniaturisés, basés sur l'énergie générée par le frottement de certains matériaux que l'on ne trouvait en abondance que sur le continent. Une navette républicaine, donc, sans aucun doute.
L'effroi gagnait peu à peu le jeune homme. Des républicains? Ici? Dans une navette furtive, à un kilomètre du port?
Il se recroquevilla derrière le rocher alors que le vrombissement s'approchait de la crique. Raël n'osait pas jeter un regard, tant il avait peur que les occupants ne le surprennent. Des individus accostant de nuit, incognito, sur l'île, ne pouvaient être animés de bonnes intentions. Il prêta l'oreille, à l'affut de tout mouvement suspect, tentant de saisir l'intensité des bruits de pas feutrés. Si un homme approchait de sa cachette, il fallait qu'il réagisse vite.
Des voix fortes et graves retentirent, empruntes d'un accent Républicain.

- J'ai le plan des superstructures de l'Observatoire. Et le colis qui va avec.
- On prend notre temps, Howard. Pas besoin de se presser. Faudra d'abord repérer les lieux.
L'observatoire ? Raël plissa les yeux. Voulaient-ils parler du vieux télescope qui surplombait Kravergung ? Ce n'était rien d'autre qu'un monument abandonné, qui ne s'appelait même plus l'observatoire.
- Ouais. Mais ça va passer comme dans du beurre. Temps de fête, y'aura pas de gardes.
- C'est pas des gardes, que j'ai peur.
Un rire amusé retentit sur la crique
- Y'aura rien d'autre. On pose la charge, on se tire, on ramasse les honneurs. Point, à la ligne. Bon, tu m'excuses, - Je vais faire le tour du propriétaire. On sait jamais, que quelqu'un nous écoute.
- Pas de risque, vieux frère. Ici, c'est le désert.
Le dénommé Howard répondit par un grognement
- N'empêche, j'vais le faire, c'est le protocole.

Le déclic mécanique d'une arbalète qu'on charge parvint aux oreilles de Raël, tétanisé derrière le rocher.


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