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[Confédération][1] Alter Ego


Par : Gregor
Genre : Science-Fiction
Statut : Terminée



Chapitre 6 : 5.


Publié le 22/07/2012 à 17:52:25 par Gregor

Non.
Non, car il méritait de vivre, après tout. Il avait payé bien assez cher comme cela, et ajouter un poids supplémentaire à son fardeau aurait été d’un sadisme total.
Marcus consultait des dossiers depuis une bonne heure. Les textes défilaient devant ses yeux, il n’en retenait guère plus que quelques mots, tous plus inintéressants les uns que les autres. Son attention était ailleurs.
On frappa. Il soupira tout en retirant ses pieds du bureau où ils jouaient les équilibristes, et se leva sans conviction vers la porte qui clôturait son bureau.
— Entrez !
Le battant s’entrouvrit, une tête puis un corps se faufilèrent timidement dans l’embrasure.
— Magister... Le commando « Spiritus » est revenu de mission.
— Bien. Faites venir le capitaine Keller.
Il y eut un raclement de gorge, gêné.
— Un problème, sergent ? Demanda Marcus.
— Le capitaine Keller est juste derrière moi, Magister.
— Eh bien, faites-le entrer !
Quelques pas, des regards s’échangèrent, une poignée de main fugace, pour que Marcus et Keller se retrouvent assis face à face, de chaque côté du bureau.
— Capitaine...
— Le Major Dernaz est dans nos murs, Magister, répondit Keller d’une voix neutre. Le colonel Jurcourt l’a examiné, et il est actuellement placé en coma profond.
Le regard de Marcus s’assombrit.
— On l’a blessé ?
— Je n’en sais rien, Magister. Mais la partie droite de son visage est très abimée. Le colonel parlait d’implantation cybernétique.
Marcus resta silencieux. Ses mains, métalliques, vinrent se placer en douceur contre son menton, tout aussi mécanique.
— Merci capitaine.
Keller se leva, avant de réaliser un garde-à-vous impeccable et de sortir du bureau.
Une fois seul, Marcus se laissa aller sur son lourd fauteuil. Le major était un soldat de choix, et malgré le coût financier que pouvait représenter une telle intervention, rien ne devait justifier son abandon.
Dès que le Corbeau avait prévenu l’Ordo Humanis, Marcus s’était montré plus qu’intéressé par le « cas » Dernaz. Il ne savait que peu de choses sur le jeune homme, si ce n’était qu’il s’agissait d’un cyborg venant de déserter son corps d’armée, et qu’il était recherché pour haute trahison et insubordination. La possibilité qu’il eût un lien avec l’attentat des Halles éveilla chez Marcus un sentiment étrange mêlant culpabilité et respect. Il avait fait poser la bombe par d’autres que lui, mais c’était bien son ordre l’origine de ce chaos. Indirectement, pouvait-il avoir participé à la déchéance de Dernaz ? Probablement. Il ne serait fixé qu’après un entretien avec le major.
Il lui faudrait attendre dix jours. Dix longues journées, pour voir si le hasard avait tracé le bon chemin.
Pour la première fois depuis longtemps, je me réveillai dans un calme absolu. Les uns après les autres, mes sens me firent remonter la réalité comme une entité objective, ni douce ni violente. Autour de moi je pouvais deviner l’agitation maitrisée, silence entrecoupé de mots secs et précis. Ce coma n’avait été qu’une nuit parfaitement noire, sans douleur ni sentiment possible. Le colonel ne m’avait pas menti, et lorsque mon oeil intact fut assez vigoureux pour s’ouvrir, je ne fus pas surpris pas de croiser le regard de cet homme.
Un sourire froid mais satisfait éclaira son visage quelques instants, et il plaça une main ferme contre le métal de ma joue droite.
— Merci, glissai-je d’une voix éteinte.
— C’est moi qui vous remercie, major, enchaina l’officier-chirurgien. L’interface de gestion médicale a tout fait pour que l’intervention soit un succès total.
— Comment ça ?
— La cicatrisation s’est révélée plus rapide que prévu, et le matériel est parfaitement ajusté à votre morphologie. À croire que l’I.A de gestion avait tout intérêt à se conformer à nos actes...
— Je ne comprends pas, colonel...
— Jurcourt, enchaina-t-il. Colonel Jurcourt, chirurgien cybernétique en chef de l’Ordo Humanis. Ce que je veux dire, c’est que vous n’avez pas « dormi » dix jours comme je l’avais prévu initialement... Nous sommes le huit février, major. Comprenez-vous ce que je veux vous dire ?
Je secouai la tête.
— Que votre cas a fortement attiré l’attention du Magister. Que celui-ci souhaitait une entrevue en tête-à-tête dès votre réveil.
— Le Magister ?
— L’homme à qui vous apprendrez à tout devoir.
Je restai silencieux, totalement hermétique à ces paroles.
— Je vois que vous ne saisissez pas bien ce que je tente de vous faire comprendre, major. En ayant accepté le contrat moral du Corbeau, vous avez mis un pied dans une possible intégration au sein de l’Ordo Humanis. Votre passé militaire et les capacités exceptionnelles dont votre corps est la preuve ont définitivement fait de vous un de nos semblables. Officieusement, du moins.
Un autre homme s’approcha de moi. Ses mains s’empennaient dans des gants bourrés de composants cybernétiques. Il n’hésita pas un instant. Des doigts se baladèrent le long de câbles qui me reliaient à une matrice inconnue. Je réalisai que j’étais resté debout tout ce temps, maintenu dans un filet invisible, celui de mon propre corps bloqué par plusieurs systèmes de verrouillage parfaitement bouclés.
— Suis-je si important à vos yeux ? Demandai-je, sans crier gare.
Le colonel me toisa.
— Ne soyez pas stupide, Dernaz.
Un geste discret de sa main relâcha l’étreinte mécanique que maintenait le caisson de stase sur moi. Une tension qui n’avait rien de naturel emplit soudainement mon corps, et j’esquissai quelques pas. Mon champ visuel s’anima, et plusieurs informations s’y affichèrent. Je restai dubitatif et sceptique devant quelques-unes.
— Vous avez installé un système à hémooxygénation ?
— Votre coeur et vos poumons étaient condamnés à moyen terme, justifia-t-il. Le choc de l’hypothermie et un début de péricardite m’ont fait agir dans ce sens. Et avant que vous ne posiez la question, nous avons aussi mis en place un relais moléculaire contre votre état délirant. Vous êtes parfaitement stabilisé sur ce plan-là, rassurez-vous...
À mon tour, je portai une main contre mon visage. Le contact sans chaleur de l’acier ne m’était pas particulièrement plaisant, mais je savais pertinemment qu’il n’y avait pas d’autre choix. Compensation minime, j’y gagnais un oeil plus performant que le précédent.
— Bien entendu, nous avons totalement révisé le reste de votre corps, major. Je ne sais pas qui s’occupe de vos réparations, mais il fait un très bon travail.
— Un indépendant, répondis-je en souriant légèrement.
— Il faudra nous l’amener un jour.
Je fronçai un sourcil.
— Vous comprendrez vite pourquoi, major.

Une porte. La dernière d’une longue liste. On l’ouvrit, j’avançai et passai au travers, après quoi on la referma à clef. « Drôles de manières », pensai-je, partagé entre un cynisme trop éprouvé et une angoisse retenue. J’en oubliai l’espace d’un instant l’objet de ma venue dans cette pièce sans fenêtres, étroite, mais lumineuse. Le plafond était dix mètres au-dessus de moi, verrière grisonnante à laquelle se suspendait un long fil puis une ampoule nue. L’ampoule était éteinte, et de toute façon, elle n’occupait déjà plus le centre de mes préoccupations.
Je n’étais pas seul.
Un autre homme me faisait face. Assis, raide et digne sur un fauteuil chromé rutilant, il tentait de faire bonne figure. La cinquantaine commençait à marquer ses traits, quelques rides se dessinaient sur son front, haut et luisant. Un sourire neutre releva des lèvres tellement blanchies qu’elles en paraissaient diaphanes, son large nez saillant aurait dû ajouter à cette attitude avenante, mais un oeil artificiel, cercle parfait légèrement surélevé dans une orbite métallique, venait contredire cette expression maladroite. Hormis une partie de son menton, le côté droit de son visage et la face antérieure de son cou, rien sur cette personne ne ressemblait à quoi que ce soit d’organique. Le métal s’en était là aussi donné à coeur joie, mais je doutais que cela fût pour les mêmes raisons que moi.
— Asseyez-vous, demanda-t-il simplement.
J’avançai encore un peu, avant de me trouver à hauteur du second fauteuil, et de m’exécuter.
— Major Christian Dernaz, vingt-quatre ans, ancien chef de section dans l’infanterie française, décoré à trois reprises pour actes de bravoure et d’héroïsme ?
— Oui, répondis-je.
Nous laissâmes le silence occuper l’espace quelques instants. Le Magister reprit le fil de la discussion.
— Major, jouons cartes sur table, commença-t-il. J’ai demandé cette entrevue dans le seul but de vous cerner un peu mieux, même si je connais le fond de votre pensée.
— En quoi ?
— Mémoire silicée, continua le cyborg. Autant dire que cela a été un jeu d’enfant de connaître vos intentions à partir de vos souvenirs récents. Et pour reprendre sur le vif du sujet, je pense sincèrement que nous allons pouvoir trouver une entente.
— Pourquoi m’avoir fait venir, si vous connaissez déjà mon point de vue ?
Ma question était sèche, mais pertinente. Il le savait, moi aussi, mais le Magister ne se démonta pas pour autant.
— La parole garde son aspect sacré, quoi que disent les faits, répliqua-t-il. L’entendre de vive voix ne sera jamais la même chose que le « voir » sur un écran ou au travers d’yeux bioniques. Pour cela, et puis aussi, car vous êtes un homme d’honneur. Et les hommes d’honneur ont une place à part ici.
Son oeil artificiel passa du bleu ciel au vert émeraude. Un cliché holographique en surgit, se modélisant entre nous deux. Ironiquement, l’image s’anima, se transformant en film. Un piratage de caméra tout ce qu’il a de plus classique hormis le fait qu’elle avait enregistré une partie de l’offensive désastreuse dans la banlieue nord.
— Si vous n’aviez pas agi correctement, ils seraient tous morts en moins de quatre-vingt-dix secondes. Bien sûr, vous ne les avez pas sauvés, mais au moins avez-vous fait votre possible.
Mon coeur, du moins ce qu’il devait en rester, se serra douloureusement.
— Vous ne revivrez plus cela, Christian. Nos connaissons nos terrains d’action, nous faisons peu de victimes, le minimum possible. Bien en deçà de l’armée française.
— Essayez-vous de me séduire avec de beaux arguments, Magister ?
Son regard s’assombrit un court instant, avant de redevenir aussi neutre qu’avant, mais son sourire s’effaça définitivement.
— Tout n’est que point de vue, major.
— Oui, je sais cela.
— Vous le savez, mais vous ne le comprenez pas. Vous admettez que vos anciens supérieurs vous ont conduit à la pire sanction possible, vous savez que notre collaboration sera fructueuse des deux côtés, mais vous ne l’admettez pas comme quelque chose de fondamentalement bénéfique.
Il s’installa plus profondément dans le fauteuil, et coupa l’holotransmission.
— Voilà pourquoi il fallait que je vous rencontre. Bien sûr, vous ne trahirez pas l’Ordo Humanis. Un homme d’honneur ne trahit jamais, je le sais, Christian. Mais vos questions et vos doutes, tant qu’ils ne seront pas devenus des certitudes, vous épuiseront moralement. Et je ne veux pas d’un soldat épuisé pour rien.
— Alors que voulez-vous, Magister ?
— Que vous acceptiez d’avoir changé de camp. Que la place que je vous réserve est bien plus confortable, bien plus gratifiante que ce que vous avez connu. L’apparence de nos corps joue souvent contre nous, mais nous ne sommes pas des bouchers, encore moins des machines. Mais cela, vous ne pourrez le découvrir qu’à vos dépens.
Sa main surgit de sous le bureau. Des doigts, tout aussi métalliques, mais aussi un long câble se terminant par une sorte de harpon. À y regarder de plus près, il s’agissait de micro-interfaces et de trodes cérébrales.
Je pâlis à la vue de cet instrument, terrifiant et fascinant à la fois. Cet homme, ce Magister, allait-il vraiment tenter de me faire intégrer son organisation en annihilant ma conscience ?
Devant mon attitude, il se montra plus rassurant.
— Ce n’est pas un lavage de cerveau, Christian. C’est un simple transfert de données...
— Alors pourquoi ne pas utiliser un simple glass-disc, à ce moment ? Répliquai-je.
— Car l’information que je dois vous transmettre ne peut utiliser un tel support.
Il se leva, et s’approcha de moi.
Son corps laissait échapper cliquetis et chuintements, comme un mécanisme complexe. Il me fixa avec gravité, et fit légèrement pivoter ma tête avant que je ne puisse réagir. Sa main s’approcha, et le câble se ficha dans ma nuque.
— Vous resterez le même, Christian. Mais vous aurez de nouvelles cartes en main.
L’interface de gestion bionique affichait le taux de transfert, qui ne dura pas plus de quinze secondes. Un flot étrange parcourut ma conscience, puissant et doux à la fois. Je vis mille choses, mille visages défiler devant moi. Je ne comprenais pas, mais je sentais leur bienveillance. La solitude sans nom que j’éprouvais depuis que j’avais perdu mon corps de chair vola en éclats, remplacée par cette harmonie humaine aux voix mécaniques.
Je restai interdit. C’était bien trop beau, bien trop simple pour être la réalité. Seuls la souffrance et le désespoir pouvaient encore être le credo du monde, mais pas la simplicité d’un bonheur partagé. Non, la foi en l’Homme n’existait pas. Elle n’existait plus. Voilà peut-être pourquoi je ne pouvais la comprendre, jusqu’alors. Sa simple présence était une vérité incontestable, un axiome moral autour duquel tout devrait graviter.
Le Magister était plus malin et beaucoup plus humain qu’il ne le laissait voir. Le masque froid de l’indifférence se fendit d’un nouveau sourire, discret mais sincère, illuminant son regard de cette joie partagée.
— La vérité ? demandai-je, hésitant entre joie et crainte.
— Oui, Christian. Tout cela, c’est nous. Tout cela, c’est vous aussi à présent.
— Suis-je vraiment si méritant que cela ?
— Comme n’importe lequel d’entre nous, pour peu que vous vous en donniez la peine. Juste tendre la main, et accepter cette charge que je vous remets aujourd’hui, Christian.
Oui, juste tendre la main. C’était d’une évidence. Un monde que soudain la lumière arrose, étincelant de beauté.
Juste dire oui, Chris’. Est-ce si compliqué ?
Je lui rendis son sourire, soudain renforcé par cet être protecteur.
— Bien sûr, Magister.
— Christian, je suis sûr que vous ne regretterez jamais ce choix, conclut-il, me tendant une main amicale.

Lorsque le Magister en personne vous transmettait la Vérité, il était impossible de le trahir. Dès lors, être fidèle jusque dans sa disparition, faire devenir réalité la moindre de ses volontés, l’écouter comme un père dur mais attentif étaient les seules pensées qui occupaient votre esprit.
Et tous, soldats, sous-officiers et officiers, nous devenions ses enfants. Vous et votre petite conscience plus ou moins individualiste vous voyiez réduits à l’état de risibles concepts, pitoyables par leur aspect primaire. Cette communauté se transformait en votre vie.
Comprendre que vous ne seriez plus jamais seul, où que vous vous trouviez, cela avait un côté plus que rassurant.

D’autres yeux se posèrent sur moi, ce jour-là. Le fait d’avoir accepté la charge que me remettait le Magister avait-il changé le regard d’une dizaine d’officiers supérieurs ? Probablement.
Malgré l’acier, malgré la froideur quasi polaire qui régnaient dans leurs attitudes raides et envahies par la mécanique de leur corps, je pouvais sentir une certaine fierté. Devenir l’un d’entre eux, c’était devenir leur frère, maintenant et jusqu’à mon dernier souffle.
Le Magister m’ouvrit une voie au milieu de ce cercle de guerriers effrayants de puissance. On s’écartait en courbant la tête à son passage, ivre de sa présence.
On guida mes pas vers un magnifique trône cubique, sans dossier, gravé de mille noms et d’autant de symboles dans du chrome massif. Je m’installai, découvrant par un coup d’oeil cette salle où j’allais apprendre ma nouvelle vie.
Le lieu de ma renaissance se couvrait de gris, mais d’un gris camaïeu, presque lumineux sous les lueurs rougeoyantes du crépuscule. L’éclat grenat d’yeux artificiels appartenant à plusieurs des officiers ajoutait un écho particulier à cet éclat éphémère
— Qu’on apporte le Faiseur, demanda le Magister.
Il frappa des mains, pour appuyer ses paroles, et un aide de camp surgit d’un rideau clôturant un des côtés de la pièce.
Mon nouveau maître s’approcha de moi. Son regard me toucha par sa simplicité, et un bien-être nouveau m’envahit totalement.
— Nous, commença-t-il, Hommes Libres dans nos corps et nos esprits, nous avons choisi de te faire confiance, Christian. Tu connais la Vérité, tu comprends la Vérité. Ta vie se mêlera aux nôtres par ton serment.
Sans aucun mot, je savais ce que j’avais à faire. Calmement, je me levai, et m’agenouillai aussitôt face au Magister.
— Acceptes-tu la charge que Nous, Hommes Libres, remettons sur tes épaules, pour voir ce monde devenir meilleur ?
— Je l'accepte, répondis-je, et m'en remets à votre jugement.
— Serviras-tu avec loyauté notre cause ? Porteras-tu notre idéal à travers le temps et l’espace, quel que soit le prix à payer, de ta vie si elle est en jeu ?
— Je les servirai, toujours, j’en serai le garant le plus fidèle
Les mots jaillissaient hors de moi comme s’il avait toujours dû en être ainsi.
— Alors, sois notre égal, Christian. Car à présent, moi, Magister Mark, et tous mes fidèles commandants te reconnaissons dans ton grade. Soit avec nous, Major Regalium Kris.
Un nouveau signe de main, discret, fit venir le Faiseur. Une araignée mécanique qui se tortillait dans un nuage de fumée. Le Magister l'attrapa sans ciller, elle tenta de le blesser de ses longues pattes désarticulées.
— Ton nom, celui que tes frères te donnent, conserve-le dans ce corps devenu perfection.
Le monstre mécanique siffla au contact de l’acier. Il se déplaça si vite que je ne pouvais que le sentir. La fumée s'épaississait autour de moi, jusqu'au moment où l’araignée cessa sa danse infernale, et qu'ils l'attrapèrent, l'éloignant de moi. Le Magister m'aida à me redresser, et leva mon bras vers le ciel.
— Maintenant et pour toujours, Kris, tu es un Homme Libre !
— Maintenant et pour toujours ! Reprit le coeur des officiers.

La cérémonie ne fut bientôt plus qu’un souvenir. On me guidait, toujours, dans le dédale de cet immeuble qu’ils nommaient « La Forteresse », tellement inondé de technologies qu’il devenait invisible. Mon statut de « sous-officier d’élite » me donna droit à un quartier personnel, certes petit mais qui avait au moins le mérite d’exister.
La pièce était minuscule, mais propre. Les murs gardaient cette teinte uniforme qui habillait l’ensemble des lieux, grise et dynamique. Pas une seule fenêtre ne venait ouvrir sur l’extérieur, seuls quelques spots dissimulés dans le plafond apportaient un peu de jour. Un énorme caisson de stase rempli d’eau stérilisée occupait le mur du fond, émettant une douce lumière bleutée. Mis à part un bureau en acier noir laqué où était posé un terminal informatique qui clignotait de temps à autre, il n’y avait rien. Aucune fioriture, de l’utile pur. Cette simplicité possédait une beauté certaine, mais hélas, je n’étais pas suffisamment renseigné sur les goûts artistiques pour l’apprécier.
— Major ?
L’aide de camp qui m’accompagnait devait à peine avoir dix-huit ans. Sa tenue était trop grande pour lui, et sa maigreur apparente n’arrangeait pas son affaire. J’avais un peu pitié de lui.
— Oui, caporal ?
— Major... Vous allez être en retard pour la présentation à votre unité...
J'étais très surpris, mais me gardait bien de le montrer. Pourtant, j’aurais dû me douter que le Magister ne m’aurait pas laissé mariner derrière un bureau bien longtemps.
Nous quittâmes donc mes quartiers sur-le-champ, nous perdant dans le dédale glacé des couloirs et des portes. Le caporal restait silencieux, et je dus me contenter de quelques paquets d’informations rapidement transmises sur mes mémoires artificielles pour en apprendre davantage sur mon unité.
Unité était un mot bien faible. J’étais à la tête d’une trentaine d’hommes qui savaient se battre, même si la plupart n’avaient à leur actif que quelques accrochages sans gravité.
Plus nous descendions dans les étages et les sous-sols, moins la décoration était nette. Le béton se fissurait parfois, imperfections soulignées par un éclairage verdâtre totalement surfait. Mais mon avis ne comptait pas, et c’était là encore le cadet de mes soucis. Le jeune caporal m’amena vers une salle basse, où ma tête frôlait presque l’épaisse structure en acier. Je ne devais pas dénoter dans cet univers guerrier, j’en avais bien conscience.
Mes soldats en prirent bien conscience, eux aussi.
Trente-deux corps tendus au garde-à-vous lorsque je les longeais. Soixante-quatre yeux vous fixant comme un seul homme, inquiets et excités, dans un silence parfait. Et après le Magister, j’étais leur seul maître.
— Repos, déclarai-je d’une voix parfaitement calme.
Deux hommes se détachèrent du groupe, avant de se planter devant moi et de se remettre au garde-à-vous. Des hommes... enfin, si j’exceptais le fait que le premier avait la moitié de la mâchoire complètement remplacée par une prothèse en carboacier, le crâne piqueté d’une douzaine de minuscules implants bioniques et un bras mécanique. Le second était plus mécanisé. Deux jambes, un bras droit et quelques doigts de la main gauche, sans doute une grande partie de sa colonne vertébrale et la moitié de son visage avaient été remplacés et « améliorés ». Cela ne me gêna pas, bien au contraire. La solitude liée à mon état physique ne m’était jamais apparue comme un avantage.
— Noms, prénoms et grades.
— Jurdard Léo, sergent première catégorie de la section magenta, me répondit le premier.
— Théaut Constant, sergent première classe.
Le premier des deux sergents me rappela rapidement un visage familier, et il me fallut quelques secondes pour comprendre que c’était lui qui avait actionné le système de verrouillage, au sortir de mon coma. Nous ne nous étions échangés qu’un regard fugace, mais ce regard voulait dire beaucoup plus de choses qu’il n’y paraissait.
Après une rapide présentation d’armes, je me retirai avec mes deux sergents dans une seconde pièce, beaucoup plus petite que la précédente.
— Messieurs ?
Je pouvais sentir la tension qui les maintenait parfaitement immobiles. Nous étions face à face, parfaits inconnus que les circonstances réunissaient.
Des mots, il en aurait fallu. Pour meubler le vide qui passait, dans l’air environnant nos corps. Instinctivement, je me tournai vers Léo, le dépassant d’une bonne tête bien qu’il fût déjà grand et bien bâti. Constant observa la scène d’un oeil neutre, avant de sortir de la pièce, aussi silencieusement qu’il y avait pénétré. La situation semblait incongrue. Mais rien n'avait été laissé au hasard. Tous les trois, nous le savions pertinemment.
— Major ?
— Oui, sergent Jurdard ?
— Major, continua Léo. Je pense qu’il y a quelque chose que vous devez savoir.
Il avait la sale manie de se tordre les doigts, pour cacher un peu son angoisse. Ce que les mots ne pouvaient exprimer, son corps le traduisait, pour moi. Et apparemment, ce n’était pas le genre de considération agréable à dévoiler.
— Laquelle, Léo ?
— À propos de vous, major Kris. De vous, du Magister, et de tout ça.Je suis sûr que vous avez reçu un paquet d’informations, mais elles ne vous serviront à rien avec nous.
Je hochai la tête.
— On est des hommes avant d’être des soldats, et encore avant d’être des machines. N’oubliez pas cela, major... ou alors, vous perdrez votre âme.
Un regard triste se posa sur moi. Ironie de l’histoire, l’I.A de mon interface récupérait un bon nombre d’éléments utiles sur Léo Jurdard. Il avait eu un fils, pas plus haut que trois pommes quand la guerre civile avait éclaté. Par défaut, il avait atterri ici, avant de se faire une petite place parmi les autres. Deux ans, déjà. À force de loyauté, il avait gravi les échelons hiérarchiques, pour se retrouver major. Et à côté de cela, les blessures de guerre avaient définitivement marqué sa chair. La douleur s’était bien vite transformée en avantage, le poussant à s’intéresser d’un peu plus près à la cybernétique et à devenir l’assistant du colonel Jurcourt.
— Je sais ce que vous faites, major.
Il coupa court à mon exploration virtuelle.
— J’ai vu d’autres que vous le faire. Dans d’autres circonstances, je vous aurais laissé agir librement, major. Après tout, vous êtes mon supérieur... Mais vous n’avez pas le droit de regarder ma vie.
— Mais, sergent, je... Commençai-je.
Je me résignai bien vite.
— Oui, vous avez raison.
Léo aurait pu s’excuser bêtement d’avoir ainsi parlé à un supérieur. Mais il ne le fit pas. Peut-être savait-il d’où je venais ? Ou bien sentait-il que ce genre de règles dérisoires sur le théâtre des opérations m’énervaient plus qu’elles n’étaient réellement utiles ? Je ne le savais pas encore à cette époque.
— J’ai de bonnes raisons de croire que le Magister vous a intégré pour autre chose qu’un simple accord moral.
Affirmer ce genre de choses, dans la plupart des armées, était synonyme de trahison. Remettre en cause la parole du chef suprême, celui conservant votre vie entre ses mains, était un jeu dangereux. Provocation de la part de mon sergent ? Non. Un simple acte de vérité.
— Que voulez-vous dire, Léo ?
— Personne n’est dupe, major. Pas même vous, au fond. Vous sentez bien cela, major, non ?
Je secouai la tête. L’exaltation des sentiments et la sensation indescriptible que certaines émotions avaient fait naître en moi avaient volé en éclats lorsque j’avais abandonné une partie de ma chair. Ce sens animal du pré-senti, totalement incontrôlable, n’était plus…
Il soupira, une nouvelle fois.
— Croyez-vous que le Magister ne vous avait jamais vu avant aujourd’hui ? Bien sûr que si. Tout le monde sait cela ici, tout le monde le sent. Il y a quelque chose qui vous lie, bien plus fort qu’un lien hiérarchique.
Devant mon absence de réponse, il continua.
— Lorsque le colonel vous a opéré, major, le Magister est resté avec vous une bonne heure à la sortie du bloc. Une heure, seul avec vous. Il ne l’a jamais fait pour aucun de ses hommes, même ceux qui le suivent depuis bientôt dix ans. Personne n’a su ce qu’il s’est passé pendant cette heure, mais lorsqu’il est ressorti, vous étiez sur le point de vous réveiller. Les systèmes de surveillance ne détectaient aucune anomalie, et pourtant, votre conscience allait émerger. Bien sûr, j’ai augmenté les doses de psychotropes, et vous avez aussitôt replongé dans le coma. Mais rien n’était plus comme avant.
— Vous pensez que...
— Je ne pense pas, major. J’ai juste constaté ce que j’ai vu de mes propres yeux. Que celui qui est à même de faire obéir les plus terribles chefs militaires de l’Ordo Humanis vous a consacré une heure entière alors que vous dormiez.
Court silence. Je sentais les mots venir.
— Comme à un fils, major.
Je ne pouvais pas répondre. Dire « oui, je comprends » n’avait plus aucun sens. Dire quoi que ce soit n’avait plus aucun sens, de toute façon.
— Major, tout le monde voit en vous un symbole. Pour tous les soldats de l’Ordo, vous êtes le fils spirituel du Magister. Vous êtes un futur guide, major, quoique vous puissiez en dire.
— Mais, sergent, repris-je d’une voix mal assurée, cela n’a aucun sens...
— Oh si, major.
Il se releva lourdement de sa chaise. Un sourire triste éclaira son visage.
— Vous le verrez par vous-même.

Déjà une bonne heure que le soleil était couché. Dehors, la neige fondue salissait tout. Lorsque la porte grinça, les trois hommes assis là, sous l'averse hivernale qui lavait les toits, ces hommes surent qu'il fallait se lever. Alors, ils se levèrent. Le premier, celui qui était le plus à gauche de ce banc rouillé était aussi usé que le banc. De profonds sillons couraient sur son visage buriné par le soleil. Un œil bleu se cachait, pudique, sous un long keffieh posé sur son crâne touffu, quoique grisonnant. Son autre œil avait subi depuis longtemps les dommages d'une guerre mutilante. Crevé au couteau de cuisine, voilà bientôt quinze ans. Remplacé aussi sec par un implant de métal. Un regard noir, une expression impassible, et son souffle, profond. La confiance et la force tranquille émanaient de lui avec une telle évidence que n'importe quel mortel aurait pu l'effleurer, et aussitôt se mettre à ses pieds. Gorynovitch était son nom, Ethan, son prénom.
Son voisin était à peine moins antipathique. Le même calme militaire le protégeait de l'agitation extérieure. Mais lui avait conservé la totalité de son corps. Un regard brun, sec, qui explorait la nuit à travers la pluie, reconnaissant chaque forme, chaque son, dans un environnement qu'il ne connaissait que trop bien. Léonard Grammard était un militaire. Bien plus dangereux que son ainé.
Le troisième aurait pu être le Magister Mark en personne. Après tout, Marcus Standberg était le seul à commander officiellement l’Ordo Humanis. Les autres n'étaient que des ombres. Des reliques d'un passé trouble et troublant. Un kaléidoscope de malheur embaumait leur univers. Et quel qu'il fût, le moindre visiteur s'exposait à en subir le poids dès qu'il effleurait ce monde passé.
Il sourit, ironique. Son corps, lui non plus, ne subissait plus les assauts du temps. Comme le Magister, comme Kris, ce n'était plus qu'un cyborg. Un boucher sanglant, qui payait au prix fort son intelligence et sa ruse. On l'avait battu, on l'avait ignoré. Mais sa jeunesse bien vite s'envola. Il ne restait guère plus de lui qu'un visage blanc et brisé, une cicatrice mobile qui déployait une énergie immense pour ne pas laisser les affres de la douleur perdre le sanctuaire de son esprit. Il se tenait droit, légèrement insolent, car sûr de sa valeur. Oui, pour sûr, Samuel Hasqueniet connaissait sa valeur.
Le pas du Magister, froid et mécanique, s'étouffait dans les trombes d'eau qui s'abattaient sur la terrasse. La porte grinça à nouveau lorsqu'il la referma. Le bruit des pas cessa. Tous les quatre se tenaient bien droits.
Marcus Standberg. Mais était-ce son véritable patronyme ? Quarante-cinq ans, une touffe de cheveux noirs mal coupés, la peau aussi laiteuse qu'il était permis à un Homme de posséder. Une expression froide couvrait son visage. Son unique œil encore vivant cligna rapidement, surpris par la pluie.
— Doit-on le garder ?
Gorynovitch tourna la tête, et soupira.
— Qui sait ce qu'il fera demain ? Il pourrait aussi bien nous massacrer que nous aider comme n'importe lequel des Regalium... N'oublions pas d'où il vient...
— Patience... votre mot favori, mon cher maître, s'amusa Hasqueniet. Et si demain, l‘Ordo se retrouve en danger, que direz-vous ?
Le quinquagénaire le regarda, blasé.
— Nous n'avions pas le choix... Il fallait récupérer le major Dernaz. Sans cela, nous serions morts le mois prochain — il soupira — par la faute duquel d'entre nous ?
Samuel le regarda férocement.
— Messieurs, calmez-vous, intervint le Magister. Si le Regalium ne s'intègre pas à l'organisation, j'en prends la responsabilité.
— N'en faites pas une affaire personnelle, tempéra Grammard. Nous comprenons bien que le « cas » Dernaz a de quoi intriguer le cybernaute que vous êtes, mais il ne faut surtout pas vous investir plus que nécessaire.
— Et que feriez-vous à ma place, capitaine ? Ne répondez pas, vous n’en savez rien. Vous ne pouvez pas avoir senti ce qu’il s’est passé...
— Je ne sais rien, Marcus, effectivement. Comme aucun de nous n’en saura jamais rien. Nous n’étions pas à votre place.
— Alors, contentez-vous d'observer, coupa froidement le Magister.
Il les fixa, l'un après l'autre.
— Je suis ici par votre fait. Vous m’avez donné votre confiance, mais il est grand temps que je reprenne cette organisation en main.
Un lourd silence s'abattit sur le toit. La pluie tomba plus fort encore.
— Le Regalium Kris ne doit pas être tenu au secret.
— Vous voulez le perdre? S'étonna Hasqueniet.
— Nous ne le perdrons pas. Je ne le permettrai pas. Je ferai tout pour qu'il vive.
— Au risque de briser tout le processus ? Grogna Gorynovitch.
Le Magister se tut.
— N'oubliez pas les objectifs qu'Ils nous ont fixés, reprit Hasqueniet.
— Ils ne reculeront devant rien, appuya Grammard.
Marcus se retourna, et agrippa de toutes ses forces la rambarde de la terrasse.
— Maudite Corporation, gronda-t-il.
Aucun ne se doutait que quelques étages en dessous, j’avais tout enregistré. Une coïncidence qui ne m’apparaissait que peu hasardeuse avait guidé mon esprit par l’interface de Yugo, multipliant mon ouïe au-delà de tout ce que je pouvais espérer.
Et tout cela, tout ce que ces quatre hommes projetaient, personne n’aurait dû le savoir. Hélas, moi, la création nouvelle venait de dépasser ses Créateurs pendant quelques instants. Le rétablissement d’un équilibre caché se faisait par à-coups, mais cela ne durerait pas.
Dans la nuit naissante, une pensée froide acheva de me faire agir au gré des sentiments. Un puits glacé, où seul l’empirisme logique et rationnel d’un ordinateur pouvait édicter ses lois. En entendant la voix du Magister, ce fut comme si mon esprit finissait de se donner totalement aux Lois des Machines. Je devenais l’extension hybride d’un enjeu beaucoup plus lourd. Un pion conscient de son importance tout en ignorant sa finalité.
Tout ce qu’ils entreprirent après ce jour fut une liberté illusoire. Mon intérêt dépersonnalisé dépouillait sans bruit l’Ordo Humanis.


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