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[Confédération][2] Rêves Mécaniques


Par : Gregor
Genre : Science-Fiction, Action
Statut : Terminée



Chapitre 28


Publié le 18/01/2013 à 08:54:19 par Gregor

2. (2/2 )

Après le triomphe vint la monotonie du quotidien. Les nuits calmes auprès d'Até n'étaient que le préambule à de mornes journées au sein de l’hôtel où siégeait temporairement le gouvernorat. Des aménagements devaient rendre le palais de Dolmabahce plus pratique à l'exercice du pouvoir. Quelques semaines de travaux suffiraient amplement, qui restaient de vagues chantiers à l'horizon du Bosphore.
Ma tâche de gouverneur fut rapidement plus ennuyeuse que l'action d'éclat que Tepkapi m'avait servi sur un plateau d'argent. Signer quelques arrêtés confédérés et assister à diverses cérémonies au cœur de la ville entamèrent mon attention. Je luttais pour ne pas m'amollir, mais rapidement, je dus cesser de lutter trop fortement contre le système qui se mettait en place. La rébellion fut rapidement le dernier réel souvenir que je conservais d'une action digne de ce nom.
Les semaines succédèrent aux jours, les mois aux semaines. Trois d'entre eux s'écoulèrent mollement, emportant l'été dans une chaleur suffocante où la plupart de mes hommes se bagarraient avec les moustiques et les épisodes de canicules davantage qu'avec des ennemis de chair et de sang.
Seules consolations dans cet étalage d'inutilité, Cyrill et Flinn me rappelaient combien je ne devais pas me laisser totalement submerger par la mollesse ambiante. Je parachevais la formation de mon disciple, lui confiant le plus souvent possible des missions qui auraient pu intéresser n'importe quel serviteur du Dieu-Machine digne de ce nom. De la simple escorte d'un convoi à risque jusqu'au marchandage avec des chefs locaux qui échappaient plus ou moins légalement au contrôle du Très Saint Magister et morcelait l’ancienne Turquie en un assemblage hétéroclite de cité états, Flinn s’acquittait sans un impair de la moindre charge qui lui était soumise. Il acceptait plus facilement sa soumission comme une étape nécessaire, et nos conversations dérivaient doucement vers des sujets moins formels que l'autorité. Il soulevait régulièrement certains aspects du culte mécaniste qui ne manquaient pas de l'interroger, relançant par la même occasion mes arguments et la conviction que je fondais dans ma propre foi. Avec ironie, il ne manqua pas de me faire comprendre que vue de l'extérieur, le Dieu-Machine n'était pas autre chose qu'un culte aux ancêtres disparus, et que d'une certaine façon, on soumettait des impies aux bons souvenirs de quelques vieillards à l'esprit numérisé. Si la vérité se révélait bien plus complexe, son point de vue avait le mérite de soulever une certaine réalité dans l'application du culte. Il considérait que les prêtres et les techno-moines n'étaient pas plus efficaces que quelques fanatiques dont on aurait bourré le cerveau et la conscience avec une farce acide. Et lorsqu'il avait à faire auprès de l'un d'entre eux, il accordait un point d'honneur à afficher une politesse outrancière, teinté d'acrimonie et de moquerie. Je ne pouvais pas le blâmer : il n'outrepassait aucune règle, et dans un certain sens, j'approuvais son attitude. Malgré le respect que je portais à ce corps dévoué corps et âme au culte, je n'éprouvais le même attachement à la fascination qu'ils portaient pour les conversions, aussi bien mentales que physiques. J'avais subi mon corps, et non pas choisi. Mon esprit maraudait entre la liberté la plus effrayante et la quiétude absolue qui habitait un homme pleinement converti. Je ne considérais pas la vie et sa création comme un processus sale, imparfait, mais comme l'accomplissement d'un des plus beaux actes qui soient, celui d'aimer et procréer.
Les techno-moines qui fréquentaient l’hôtel pour des questions techniques me rendaient bien la saine animosité que j'entretenais à leur égard. J'entendis chuchoté à plusieurs reprises, de la part de jeunes recrues fanatisées des mots aussi agréables qu’« hérétique » ou « abomination ». Je m'amusais de cet état de fait pendant quelques semaines, Cyrill ne manquant pas non plus de me faire savoir qu'il n'approuvait pas ce genre de remarque. S'il avait été à ma place, nul doute qu'il se serait fait un plaisir de les corriger et de les châtier sévèrement. Mais contre la bêtise de quelques-uns, rien n'avait d'utilité réelle. Il suffisait de patienter, la situation se corrigerait d'elle-même.
La situation s'était corrigée d'elle-même. Une nuit avait suffi pour faire basculer la douce torpeur d'Istanbul en un cauchemar d'angoisse.
Malgré ma situation de cyborg, je ne pouvais échapper à quelques repos réparateurs, loin de l’idéal d'un lit tiède, allongé contre Até. J'avais fait monter une cuve de récupération dans une des chambrettes attenantes à celle que j'occupais en temps normal, et je m'y rendais tous les dix à quinze jours. Un sommeil sans rêve, aussi brutal à l’endormissement qu'au réveil, teinté de quelques protocoles informatiques qui reprogrammaient certaines boucles logicielles nécessaires au fonctionnement des éléments artificiels de mon cerveau. Dans la gangue de verre, de gel de maintien et de métal assorti de câbles désarticulés, je pouvais souvent espérer trouver une paix relative pour quelques heures. Mais comme les feuilles se mettant à tomber sur les trottoirs asséchés de la cité millénaire, les pires horreurs s’agglutinèrent sur ma pauvre conscience.
Comme à mon habitude, je lançais les processus d'enclenchement de mon sommeil avant de me glisser dans la cuve, et quelques secondes plus tard, mon esprit naviguait dans un brouillard dense. Des instants d’éternité s'écoulèrent comme une eau sombre, glissant entre mes doigts, à la surface d'un océan plus profond que l'Univers tout entier. Avec la soudaineté propre aux songes, un îlot de béton apparu devant moi. Un bloc monolithique que j'avais eu l'occasion de voir avec quelques clichés délavés, un élément mineur dont seule l'architecture pouvait rappeler la folie des Hommes. Hashima, perle de béton posée sur la Mer intérieure, m'avait cueilli comme un fruit vert. Avec précaution, je posais un pied à terre. Je remarquai au bout de quelques minutes les anomalies des structures, les aberrations faites au nez et à la barbe de la gravité. Murs ciselés de fractales, fissures d'une profondeur impossible, gouffre du ciel. Dans le chaos des escaliers à demi effondrés, la réalité de la scène disputait la partie aux orties séchées, aux ronces qui semblaient s'acharner cruellement sur les carreaux blancs et noirs d'une placette endormie, ruinée, désertée. Je poursuivis mon périple vers les hauteurs de la cité minière, me dirigeait vers son phare. Je gravissais les marches qui semblaient prêtes à tomber en poussière, révélant une structure de métal rouillé, peu rassurante. La lanterne grinçait encore, roulant sur un cercle de ferraille irrégulier, et l'ampoule diffusait une lueur verdâtre, cauchemardesque.
— Désolé si le lieu te semble désagréable, Gregor. Je n'ai pas trouvé d'autre façon de te revoir.
Mes cheveux se hérissèrent. J'avais cru rêver.
— Inutile de te dire que tu ne m'as pas tué la dernière fois. Il faudra être plus efficace que ça.
Un sourire malsain illuminait ses traits. Le vent marin fouettait ses rares cheveux avec fougue, tandis que l'éclat de son regard me transperça d'une lucidité glaçante. Socrate, vêtu de la même toge, me toisait sans retenue. Il avait su patienter pour mieux revenir, plus improbable que jamais.
— Tu as perdu ta langue, Gregor ? Pourtant, je trouvais qu’elle était bien pendue sur ton charmant visage.
— Saleté ! Sifflai-je.
— Quel charmant accueil. Et je ne peux qu'approuver ton propos, c'est vraiment rempli d’immondices ici. Mais après tout, nous ne sommes que dans la pensée d'un Inquisiteur au service de sa royale seigneurie Oddarick, le Très Noble Imposteur que vous avez désigné il y a quelques années de cela.
Je bouillonnais de rage. Son sourire se redressa, caustique.
— Ton petit manège n'a jamais marché, reprit-il d'un ton traînant. S'éclater la tête contre une paroi de béton ne risquait pas de me faire disparaître de ton esprit. Il fallait y mettre beaucoup plus de cœur, rendre la tâche plus… vivante. Peut-être qu'en ressayant dans l'autre réalité, celle en dehors de ton corps, cela pourrait avoir une chance de marcher.
Il me poussait au suicide.
— Quelle ironie de la part de celui qu'on a condamné à boire de la ciguë, ricanai-je. Et puis quoi encore ? Que je tranche moi-même la tête de la Confédération ?
— N'est-ce pas ce que tu as entamé, Gregor ? Ramener deux représentants d'une race extraterrestre pour en faire des serviteurs non pas de la cause abjecte de la Confédération, mais de la tienne. Soyons honnêtes quelques instants, Gregor… Le pouvoir t'attire comme un mauvais miel.
— C'est faux, complètement faux.
— Prouve-le donc.
— Et comment ?
— Renonce à ta titulature. Va voir le premier cybernaute que tu trouveras et demande-lui de te convertir pleinement. Alors peut-être serais-je enclin à te croire.
Je lâchais un rire sonore, qui se perdit dans la brume enveloppant Hashima.
— C'est fondamentalement impossible. Tu le sais pertinemment.
— Pas pour tout le monde.
— Je ne peux pas, Socrate. Je n'ai pas choisi de devenir un Confédéré, mais je ne peux plus revenir en arrière. Je ne peux plus vivre en dehors de la Confédération. Et sans moi…
— Elle tomberait à terre ? Colosse aux pieds d'argiles qui a besoin du fils illégitime de son créateur en guise de béquille. Drôle d'image, Gregor.
— Et que proposes-tu donc, puisque tu es si malin ?
Il soupira. L'espace d'un instant, un éclat de tristesse alluma le miroir de ses yeux. Un miroir rempli de souvenirs dénaturés, pendant numérique supplémentaire dont Marcus avait sans doute gavé sa conscience d'intelligence artificielle. Il apparaissait humain, presque faillible.
— La situation avant la Confédération n'était pas des plus saines.
— Quel doux euphémisme, ajoutai-je.
— Mais elle avait au moins le mérite de laisser à l'Homme le choix de son futur. Quel avenir propose la Confédération ? Piller un peu plus, asservir d'autres espèces intelligentes, étendre son emprise sur d'autres mondes habitables. Et pour quoi ? Pour une poignée de dignitaires aux idées dangereusement eugénistes…
— Alors je crains fort de ne pas être la bonne personne, Socrate. J'ai le malheur de faire partie de cette intelligentsia coutumière des basses manœuvres étatiques et politiques. En revanche, pour le volet eugéniste et démiurge, il faudra revoir.
— Pourquoi les cyborgs ne sont-ils que des mâles dans ce cas ?
— Suis-je cybernaute ? Je n'en sais rien, et c'est un point de détail ridicule.
— Ton hypocrisie est d'une lâcheté rare.
— J'essaye de vivre, Socrate. Tant pis si cela doit passer par quelques morts et beaucoup de Conversions. Moi aussi j'ai souffert. Rappelle-toi le prix que j'ai dû payer pour en arriver là. Rappelle-toi ce qu'on a fait à mon corps et ce qu'on a tenté de faire à mon esprit.
— Justement, Gregor. Toi qui as souffert de cette injustice, tu connais la souffrance qu'elle engendre. Son poids n'est pas le prix pour la survie de l'espèce humaine, mais pour un système autocratique qui biaise tout ce qu'il explore.
Je secouai la tête.
— Je regrette, Socrate. Il faudra que tu trouves un autre héros. Je ne serais pas le fossoyeur de la Confédération.
— Oh, mais, mon cher Gregor, ne compte pas que j'attende ton aval pour agir.
— Alors que veux-tu ? Pourquoi venir me voir ?
— Peut-être pour te donner une chance de retourner la situation ? Peut-être pour faire parler ton cœur plutôt que ton esprit. Lui au moins n'a pas été perverti par l'union de l'Homme et de la Machine… Pense à ton enfant, Gregor. Veux-tu qu'il grandisse auprès d'un père qui n'aurait plus d'humain que les pires traits, aussi insensible qu'une pierre ?
— Ah, nous y voilà… L'argument du futur parent. Sortez les mouchoirs, le pathos entre en jeu.
— Gregor…
— Quoi, Gregor ? Grondai-je. Il n'y a pas de familiarités entre nous. Tu n'es qu'un programme censé en détruire un autre, pas un faiseur de miracles. Ta mission, c'est détruire Diogène, pas me convaincre de renoncer à ma paix intérieure. Tu sais que je ne t'écouterais plus.
Joignant le geste à la parole, je tournai les talents, redescendant lentement quelques marches.
— Je ne reviendrais plus, affirma-t-il en haussant le ton de sa voix. Je ne reviendrais plus pour te prévenir te dire que tu aurais pu éviter des morts futurs. Il s'est passé quelque chose avec les Naneyë, et tout le monde persiste à croire que ce n'est qu'une vieille légende.
Je m'arrêtai sur la dixième marche. Je fixai le colimaçon qui s'ouvrait dangereusement sous mes pas, écoutant attentivement.
— Les Pilleurs d’Étoiles existent vraiment, Gregor. Pourquoi les Naneyë seraient-ils revenus sur leur monde natal ? Pourquoi leur technologie serait-elle devenue aussi rudimentaire ? Et puis surtout, pourquoi auraient-ils cessé de voyager alors qu'ils maîtrisaient quelque chose d'aussi formidable que la diffraction spatio-temporelle ?
— Tu mens, murmurais-je. Tu n'as jamais fait que ça, mentir.
— Et quand ils débarqueront ici, Gregor, tu ne pourras pas te lamenter en voyant la Terre devenir un tas de cendres fumant. Tu ne pourras pas pleurer ton fils et ta femme lorsqu'ils seront égorgés sous tes yeux, parce que tu le savais très bien. Tu savais quel risque il y avait à jouer avec le feu. Et il n'y aura pas eu que moi. Il y aura eu Inuë, et Flinn, pour te prévenir. Tes deux serviteurs les plus dévoués. Et tu sais très bien qu'on ne peut pas sacrifier l'espèce humaine pour quelques rêves de gloire.
— Pour la première fois l'Homme vit en paix.
— Une paix tronquée, Gregor. Une paix construite sur une mauvaise partie de poker, où tout le monde perd, sauf Oddarick. Lui seul ne perd pas, puisqu'il ne joue pas. Il n'a pas eu le choix. Pas comme toi.
Je décidai de redescendre un peu plus. Socrate s’époumona.
— Dans moins d'un mois, un haut dignitaire mourra. Et si tu ne réagis pas, je recommencerais. J'en contaminerai un autre à intervalle régulier. Je frapperais fort, mais je t'épargnerai jusqu'à ce que tu réagisses et que tu comprennes que toi seul peux jouer au Messie.
Je serrais le poing. La barre d'une main courante rouillée fila dans l'espace creux du phare, transperça la lanterne et acheva sa course dans le cœur de Socrate. Je l'entendis hoqueter, avant de basculer dans le vide. Alors qu'il allait s'écraser sur le sol, je maîtrisai sa chute d'une simple pensée. Sa carcasse encore vivante suintait d'une matière noire, grasse, et un sourire teinté de larmes aussi jaunes que de l'urine tachait son beau visage.
— Tu y vas très… fort… Gregor.
— Ne reviens plus. Cela ne servira à rien.
Le corps retrouva sa pesanteur. Dans un bruit mou, il percuta le sol, poupée désarticulée de mauvais augure.

À mon réveil, dans la pénombre humide du petit matin qui écharpait Istanbul d'un brouillard léger, je n'avais rien oublié. Ni le sourire amer, empoisonné, ni le corps brisé qui avait gît longtemps dans cet escalier de phare, au large de ce maudit rêve. Socrate, tueur d'ambitions, n'avait pas dit son dernier mot. Et je ne pouvais plus faire comme si je n'avais rien vu.
Le Dieu-Machine n'était pas intervenu cette fois-ci. Que devais-je y voir ? Un abandon ? Une responsabilisation face à un problème insoluble ? Plus que jamais, je me sentais sale. Le gel protecteur de la cuve n'avait pas grand-chose à voir avec cette sensation, mais les idées que je possédais me souillaient jusqu'au fond de mon âme. Une violente nausée me brisa, je tombais à genoux, haletant. Je ne devais pas prendre ce problème à la légère.
Je m'esquivai du palais en douceur, laissant pour seul témoin un serviteur discret qui blêmit en m'apercevant rôder à quatre heures du matin. Je lui demandais d'informer la maîtresse des lieux, lorsque celle-ci serait réveillée, que son mari s'était absenté pour la journée. Il ne fallait pas qu'elle s'inquiète, je reviendrais plus tard. Le pauvre hère hocha la tête sans piper mot, et je le laissais planté au milieu d'un couloir faiblement éclairé. Je m'échappais discrètement au volant de la somptueuse voiture qui m'avait conduit ici pour la première fois, sans chauffeur. Dans le défilé raide et sec des ruelles où je déboulais avec une excitation teintée de questions, je n'avais plus qu'une idée en tête : trouver Cyrill .

Il tempêta de longues minutes lorsque je vins le cueillir dans son casernement. Il avait refusé que je lui réserve une chambre dans le palais, et par la même occasion, avait accepté sans broncher d'héberger Flinn à ses côtés. L’appartement qu'occupaient mes deux aides se résumait à trois pièces miteuses et humides, jonchées de divers objets laissés par leurs anciens occupants. Seule amélioration notable dans ce capharnaüm, un terminal com et une cuve de récupération semblable à la mienne se tenaient dans une des anciennes chambres.
— Il y a des façons, Gregor, grogna Cyrill . Je dormais.
— Tu rattraperas ton sommeil plus tard. Il faut absolument que je voie un cybernaute. Ou un inquisiteur.
— Tu n'es pas toi-même un…
— Ça concerne Socrate, coupai-je précipitamment.
Il blêmit.
— Installe-toi dans le canapé. Je contacte le commandant Uzul, ça ira d'autant plus vite.
— On est en plein milieu de la nuit.
— Cas de force majeure, argumenta-t-il. Je suis sûr qu'il comprendra.
Quelques minutes après son appel, un holo surgit dans le salon. L'officier avait les traits tirés, mais ne semblait pas avoir été dérangé.
— Capitaine Mac Mordan ?
— Mon commandant, je vous prie de bien vouloir accepter mes excuses.
— Ce n'est rien, capitaine. Cyrill n'a pas eu besoin de m'expliquer pour que je comprenne.
— Il s'agit de Socrate, mon commandant.
— Le programme pirate de Pasternak ?
— Exact mon commandant.
— Et que s'est-il passé, Mac Mordan ?
— Il est revenu, mon commandant. Il est revenu pour me dire qu'il allait passer à l'action.
Seyrat Uzul marqua un temps d'arrêt. Son visage devint plus grave.
— Il a attendu que vous dormiez pour vous prévenir ?
— C'est exact, mon commandant.
Je lui racontais la scène que j'avais vécue, tandis qu'il écoutait attentivement, hochant pensivement la tête de temps à autre. Cyrill n'en perdit pas une miette, et une expression complexe travaillait son visage.
— Pensez-vous qu'il dise la vérité, capitaine ?
— Je ne peux pas dire s'il bluffe ou pas. Je n'ai aucun moyen de le savoir.
— Et nous non plus… Capitaine, dites moi, est-ce la première fois ?
— Qu'il se montre aussi clair ? Certainement, mon commandant. Je ne gardais de lui que quelques bribes assez floues…
— Bien.
Il réfléchit de longues secondes, ses mains se joignirent devant sa bouche, s'agitant nerveusement.
— Il ne nous reste plus beaucoup d'options, capitaine. Et vu le risque potentiel que représente cette intelligence artificielle hostile, je préférerais vous avoir à l'oeil quelque temps. Nous ne savons pas ce qu'elle compte faire. Peut-être agira-t-elle par votre biais, et dans ce cas il serait plus sain que quelqu'un reste à vos cotés en permanence. Le Major Beik demeure votre aide de camp, n'est-ce pas ?
— Pour le moment oui, mon commandant.
— Qu'il ne vous lâche pas d'une semelle. Il faut que l'on organise également votre rapatriement sur Civimundi.
Un coup de chaud puis de froid me balaya. Un gouffre s'ouvrait sous moi, je luttais pour garder contenance.
— Mais, mon commandant… Mon poste de gouverneur.
— Il va falloir prioriser, capitaine. Je regrette de vous priver de votre mission ainsi que de votre famille, mais la sécurité de la Confédération me semble primordiale. Et cela va passer par quelques concessions. Je m'occuperais personnellement de votre cas, et je vais faire au plus vite pour qu'un vol vous soit réservé.
— Qui préviendra le Très Saint Magister, mon commandant ?
Son regard s'endurcit un peu plus.
— Dirigez-vous vers l'astroport le plus proche. Je m'occupe du reste.
Il me salua, la communication fut rompue.
Je restais sans voix pendant de longues minutes, tandis que dehors, la fraîcheur s'intensifiait et remontait en légère rafale qui faisait claquer les volets. Cyrill me considérait avec une distance effrayante, trop conscient de ce qu'il se passait.
— Je suis désolé, Gregor, commença-t-il.
— On n’a pas le temps de se lamenter. Va réveiller Flinn.
— Il vient avec nous ?
— C'est mon apprenti. Je refuse qu'il reste seul pour le moment. Et où irait-il ?
Il approuva. Quelques instants passèrent, et la lourde carcasse encore appesantie de sommeil fit grincer le plancher. Les yeux brillant de fatigue, Flinn hagard s'assit à mes côtés.
— Mon capitaine, mâchonna-t-il.
— Inutile de t’asseoir. On retourne à Civimundi.
Son regard s'alluma d'une étincelle de curiosité.
— Je t'expliquerais en route.

Le commandant fut presque trop rapide. À peine avions-nous posé pied-à-terre sur la surface de béton vitrifié de l'astroport qu'un sous-officier vint à notre rencontre. Visiblement, aucune information ne lui avait été communiquée. Son expression neutre se contentait de résumer son ennui à veiller. Son empressement modéré nous conduisit jusqu'à un transporteur vide. Les odeurs de métal chauffé emplissaient le sas, signant son usage récent.
— Il n'y a pas de pilotes avec nous ? constatai-je en m'avançant vers le cockpit.
— Aucun n'est disponible dans l'immédiat, mon capitaine.
— Bien. Merci.
Le sergent anonyme nous salua. Nous nous installâmes sans plus de cérémonie, je pris les commandes. Flinn bailla à s'en décrocher la mâchoire. L'appareil gronda lourdement en réponse, et nous décollions sans un mot. Alors que les lumières d'Istanbul se faisaient lucioles palpitantes, perles scintillantes que le terminateur souillait de sa magnificence, Cyrill reprit la parole.
— Tu ne m'as pas dit quand était la première fois.
— Laquelle ?
— Celle avec Socrate.
— Ah, oui. Est-ce si important ?
— Disons que pour comprendre le tout, il me manque des éléments. Je n'ai pas souvenirs qu'avant cette nuit, l'I.A pirate de Pasternak se soit révélée.
Je pris un certain temps pour répondre. Il n'y avait aucune évidence. Dans ma mémoire, la seule rencontre qui s'était déroulée datait de cette nuit. Dans ma mémoire consciente seulement, car en fouillant un peu, quelques bribes remontaient du fond putride d'autres réminiscences, plus inavouables.
— Je ne suis pas bien sûr, finis-je par avouer. Rien n'est précis… Mais je crois que…
Je suspendais à nouveau mes mots.
— je crois que c'était pendant le premier contact.
— Avec Alexeï ?
— Non. Avec le Dieu-Machine.
Le jeune Inquisiteur devint blême. Sa lèvre tremblait légèrement. Il dissimulait du mieux qu'il pouvait sa surprise.
— Mais, poursuivit Cyrill en prenant sur sa personne, ça n'a absolument aucun sens.
— Au contraire. Je pense que le rapport entre les deux est tenu, intime. Socrate n'a pas été forgé ex nihilo. Et pas par n'importe qui.
— Marcus Standberg.
— Exactement. Le créateur de Diogène, et de ce qui allait devenir plus tard le Dieu-Machine, avait toutes les cartes en mains pour agir avec plusieurs coups d'avance. Il connaissait le codage source, il pouvait influer sur l'évolution de Socrate pour qu'il soit plus fin, plus fort. Et malgré toute la puissance du Dieu-Machine, cette saleté d'IA a réussi à rentrer en contact avec moi.
— Mais… dans ce cas, pourquoi n'agirait-elle que maintenant ? Et pas avant ?
— Je pense qu'elle, ou qu'il mais peu importe, je pense qu'elle est encore trop fragile pour s'échapper de moi. Sauf que cette nuit…
— Cette nuit elle est passée à l'action, abrégea-t-il.
Je hochai la tête, sombre. Ce n'était pas de très bon augure de voir s'agiter Socrate comme il l'avait fait. Je revoyais sa mine sournoise, je pouvais entendre à nouveau ses paroles malsaines. Je réprimais un sentiment de dégoût, me concentrant à nouveau sur la route.
Le transporteur se situait à plusieurs dizaines de kilomètres de la surface de la Terre. Ici, la courbure illuminée de la planète m'apparaissait poétique, sublimée par le soleil levant qui irisait l'espace de rayons rectilignes, indomptables. Spectacle renouvelle, perpétuel émerveillement dont je ne me lassais pas.
— Tu penses que le commandant Uzul aura une solution ?
— À défaut d'avoir la plus parfaite, je pense qu'il pourra me proposer quelque chose d'acceptable. C'est lui qui a fait de moi un Inquisiteur.
— Je comprends, répondit-il avec une soudaine mollesse.
À nouveau, le silence campa sur notre position. Mais au bout de quelques minutes, Flinn ne tint plus sa langue.
— Mon capitaine, que pensez-vous qu'il va arriver ensuite ?
— Eh bien, pour être parfaitement honnête, je n'en ai pas la moindre idée. Je suppose que le commandant nous fournira un plan de vol dès que nous survolerons la France. Nous nous poserons, nous le rencontrerons, et j'aurais sans doute un entretien avec lui. Mais après…
Il n'insista pas. Il comprit que je n'en savais pas plus, et que mes hypothèses ne restaient que cela : des hypothèses.
— Mais rassurez-vous. Je ne compte pas raccrocher mes insignes maintenant.
Miraculeusement, l'atmosphère se détendit du rire de mes deux acolytes. Je me sentais, pour quelque temps encore, un peu plus léger que le plomb de la situation aurait dû l'exiger.

Une douce odeur teintée d'amertume inondait le spatioport de Civimundi-Sud. L'astroport du Palais était provisoirement hors service après un accrochage entre deux appareils. L'incident avait provoqué une explosion, celle-ci ayant endommagé trop gravement une partie des installations pour qu'elles soient opérationnelles avant de longues semaines.
Seyrat Uzul n'avait pas attendu que nous arrivions pour patienter. À son attitude, une démarche pressée et un sourire franc, je devinais qu'il avait dû attendre un certain temps dans le grand bâtiment d'embarquement de la plate-forme.
— Capitaine Mac Mordan, déclara-t-il en se fendant d'un salut parfait.
— Mon commandant, répondis-je.
Je fus suivi par Cyrill , puis Flinn. L'officier échangea courtoisement avec chacun d'eux, avant de trancher subitement.
— Je suis désolé que nous nous revoyions en pareilles circonstances. Mais la situation exigeait une telle rencontre, capitaine.
— Je comprends parfaitement, mon commandant.
— Gregor, soyez assuré que tous reconnaîtront votre courage et vos sacrifices. Votre femme est enceinte, n'est-ce pas ?
— Oui, mon commandant.
— J'espère que vous avez pu lui dire au revoir.
Ses mots me serrèrent le cœur. Nulle ambiguïté dans son propos : je ne reverrais pas Até avant un certain temps.
— Devrais-je rester sur Civimundi longtemps ? Questionnai-je.
— Suffisamment pour que je vous pose la question précédente, capitaine. Je suis vraiment désolé de la tournure que prennent les événements. Mais nous ne pouvons plus vraiment attendre.
Il marqua un temps de pause.
— Mais il y a sans doute un lieu plus approprié pour parler de tout ça.
Il nous invita à la suivre vers un autre transporteur, beaucoup plus modeste que le précédent. L'appareil décolla et s'éloigna rapidement de la bande de sable qui couvrait le sud de l'agglomération, piquant plein nord, vers le Palais. Pas un mot ne fut échangé jusqu'à ce que l'engin se pose, et que le commandant prenne la tête d'une file constituée par Cyrill , Flinn et moi. Je fus surpris de constater que l'appareil s'était immobilisé dans la cour étriquée d'un hôtel particulier établi à quelques pâtés de maisons de l'énorme structure qui abritait le Très Saint Magister.
— Nous n'avons pas vraiment le choix, avait alors expliqué le commandant Uzul. Avec les travaux sur l'astroport de Montparnasse, il n'y a pas beaucoup de place. Mais j'ai pu négocier pour que notre vol soit prioritaire. Et il est encore très tôt.
Le ciel commençait à rougir vers l'Est. Ici, nous étions encore au creux de la nuit, dans l'atmosphère fraîche d'une fin d'été paisible. J'aimais la nostalgie de cette saison, de cette époque aux confins de la chaleur. Un calme relatif, avant les rigueurs de l'hiver. Un calme relatif, avant les combats qui déjà bourdonnaient comme un bruit de fond, indistincts.

— Je n'ai aucune solution, Gregor.
Sa mine déconfite ne me rassura pas. Tandis qu'il débranchait les câbles qui le liaient encore au fauteuil, je percevais la lenteur de ses mouvements, le respect qu'il portait aux instruments, la charge sacrée de ses actes.
— C'est sans espoir, mon commandant ?
Il soupira.
— Je n'ai rien vu, Gregor. Je n'ai pas réussi à déceler la présence de l'IA telle que vous me l'avez décrite. Non pas qu'elle soit inexistante mais juste invisible. Ou trop fine, trop faible pour être détecté.
— Comment est-ce possible ? Avec ce qu'il s'est passé cette nuit, les systèmes cybernétiques neuronaux ont forcément dû percevoir, enregistrer. Ne serait-ce qu'une trace.
Il secoua la tête.
— Le substrat de l'IA, c'est votre propre cerveau. Ce sont vos schèmes mentaux. À cause de cela, et à moins que celle-ci ne grille vos implants, impossible de le détecter.
Il ajouta, profondément navré.
— Je suis vraiment, vraiment désolé Gregor. Il n'y a aucune solution au problème.
— Même le Dieu-Machine ?
— Le seul miracle qui pourrait détruire ce parasite serait une conversion. Totale. Mais même cette mesure n'assurerez pas un résultat certain. Et le Très Saint Magister m'a très clairement fait savoir qu'avoir un homme de votre trempe pleinement converti serait un gâchis énorme. Et je rejoins complètement son avis.
Il me fallut de longues minutes pour assimiler les éléments. Condamné à rester dans cette situation inconfortable, mon seul et vague espoir de guérison aurait consisté à abandonner souvenir et sentiments humains, pour devenir un pur produit de la Confédération. Un cyborg asservi, prêt à obéir à de simples ordres informatiques traduits pour un encéphale humain. Oublier Até, Cyrill , le sens de ma mission, mon engagement d'Inquisiteur. Oublier Flinn, le poids de ce qu'il représentait, de ce qu'il devait devenir. Mais aussi oublier la souffrance, l'horreur de ce que représentait Socrate. Et hypothétiquement détruire la menace qu'il était en train de devenir.
— Mon commandant, repris-je, pensez-vous que je doive interrompre toutes mes missions en cours ?
— Vu la tournure que prennent les événements, je crains que vos postes officiels ne soient déjà suspendus. Mais le Commandus Magnus vous en parlera mieux que moi.
— Le Commandus Magnus, mon commandant ?
— Lorsqu'il a appris ce qu'il s'était passé, il m'a explicitement demandé de vous laisser le voir après notre petite entrevue, malgré le risque encouru. Avec une bonne escorte, on peut maîtriser ce risque, même en imaginant le pire.
Je n'osais pas moi-même me représenter ce que pouvait être ce scénario du pire. Que je perde le contrôle de mon corps, que je dégaine l'épée, que je tue le Commandus Magnus. L'idée me glaça.
— Mais ne le faites pas attendre trop longtemps, Gregor. Son emploi du temps était très chargé en ce moment.
Je saluai d'une déférence raide le commandant Uzul. Nous nous séparâmes sur une poignée de main teintée d'espoirs dépassés et d'angoisses futures. Je priais secrètement pour que le Commandus Magnus me sorte de cette situation. Je priais, mais trop loin de la conviction des fanatiques du Dieu-Machine, mes idées s'envolèrent comme de vaines paroles au vent du large.

À nouveau plongé dans le dédale des couloirs et des portes, je m'enfonçai dans mon esprit et dans les circonvolutions du bâtiment. Les paroles du commandant ne me revenaient que trop clairement à l'esprit. « Je n'ai aucune solution ». Constat aussi étonnant que glacial, qui tournait sur lui-même avant de se démultiplier, lourd de sens, lourd de conséquences. Malgré la présence de Cyrill , je ne me sentais plus en sécurité, aussi bien pour les autres que pour moi-même. Et à la tragédie du héros condamné à faire souffrir se rajoutait celle de l'impossible fuite vers le futur, l'hypothétique futur que j'entrevoyais par les mots de Socrate.
— Tout va bien, Gregor ?
— J'ai vu mieux, avouai-je sans hésitation.
Il me dévisagea avec une forme de compassion que je ne lui avais vue.
— C'est vraiment cruel que…
— Pas de pitié, Cyrill . S'il te plaît. Je comprends ta sympathie, mais je n'ai vraiment pas besoin que tu me regardes comme un animal blessé.
Il marqua un temps d'arrêt. À mon tour je le dévisageais.
— Je ne voulais pas te manquer de respect, Gregor.
— Alors dis-toi que tout ira pour le mieux. Et que si jamais quelque chose devait déraper, je compte sur toi.
— Et si jamais tu…
— Je compte sur toi, coupai-je froidement.
« Même si cela implique de me tuer, songeai-je. »
Le rapprochement qui nous liait plus fortement, Cyrill et moi, ne faisait que m'inspirer une méfiance graduelle, parallèle. Comme si en devenant un cyborg, il avait pu enfin comprendre tout, jusqu'à cette intime conviction d'être à la croisée des chemins, tiraillé entre plusieurs choix cornéliens. Mais ni la peur, ni le sentiment d'avoir été souillé jusque dans sa conscience la plus intime ne viendraient perturber ses nuits aux rêves entrecoupés de bribes d'informations. Il ne pouvait que supposer, pas vivre. Il ne pouvait qu'imaginer, pas ressentir. D'une certaine façon, je préférais presque son cynisme. Dans cette situation, j'aurais voulu l'entendre trancher le vif de l'air d'une pique cinglante, assortie, qui m'aurait donné du cœur avant de repartir à la charge.
J'allais rencontre mon mentor avec l'état d'esprit d'un condamné pour haute trahison. Je fermai l'oeil un instant, me contenant de ne pas imaginer le pire. De savoir qu'aucun des dignitaires confédérés ne serait touché, que je serais de retour à Istanbul rapidement. Que je retrouverais ma place de gouverneur dans cette cité trop calme, trop endormi. Mais la réalité n'avait cure des songes de quelques vivants. Comme un mur face à un bolide lancé à pleine vitesse, elle me rappela douloureusement, avec une rapidité funeste, combien une situation pouvait si vite devenir désespérée.
Les couloirs s'ouvrirent sur une antichambre, laquelle nous donna accès au somptuaire bureau du Commandus Magnus. Nus fûmes annoncé par un serviteur parfaitement neutre, sans grade autre que celui de prisonnier recyclé au service d'un prestigieux individu comme pouvait l'être Javier Keller. Après avoir patienté de longues minutes, il nous demanda de le suivre.
— Gregor, entama le Commandus Magnus en me voyant.
— Commandus Magnus, répondis-je en retour, agrémenté d'un garde-à-vous impeccable.
— Et tu n'es pas seul. Major Beik .
Cyrill se raidit à son tour, visiblement impressionné de se retrouver une fois encore ici, malgré la fréquence de nos visites auprès de mon ancien supérieur.
— Et serait-ce ton disciple, Gregor ?
— C'est exact, Commandus Magnus.
— On dirait bien que tu fais du très bon travail. Même si je pense que celui que tu as entamé avec son propre père me semble plus abouti.
— Si vous me permettez de parler, Commandus Magnus…
— Gregor, appuya-t-il, nous sommes certes de grades différents. Mais tu as été mon propre élève. Tu es celui qui a ramené la paix sur Bételgeuse. Tu as détruit un complot. Tu as conquis une planète. Et tu voudrais encore te formaliser avec des propos ?
Il se fendit d'un sourire franc, que la lourdeur de son corps, de ses implants et de sa tenue constituée d'un e cape épaisse ne purent réprimer.
— Et dire que certains individus de notre Saint-Office pour le culte Mécaniste te décrivent comme une abomination, un outil de la populace qui ourdit d'horribles complots sur la vie du Très Saint Magister Oddarick… Que devrais-je leur dire ? Que tu es trop parfait pour ne pas être un modèle de loyauté ? Alors vas-y Gregor je t'en prie.
— Commandus Magnus, je suis honoré de votre confiance. Je ne mérite pas un tel hommage.
— Si toi tu ne le mérites pas, personne sur cette planète ne devrait y prétendre. Viens-en donc au fait.
— Mon… apprenti suit un chemin un peu différent de son père. Je comptais vous en parler plus tard, mais étant donné les circonstances qui m'ont amené sur Civimundi, autant le faire maintenant.
Je marquai une pause.
— Je souhaiterais en faire un Inquisiteur.
— Un Inquisiteur xéno, Gregor ?
— Parfaitement, Commandus Magnus. Je n'ai pour le moment abordé que des questions subsidiaires au Culte Mécaniste et à l'ordre confédéré, mais je pense qu'il serait stupide de laisser son intelligence accaparée par de plus futiles sujets.
Le Commandus Magnus se mit à réfléchir. Il passa une main devant son menton, caressant sa barbe naissante avec le mouvement raide de ses doigts artificiels. Un son rêche m'irrita les oreilles.
— Sage décision, approuva-t-il. Je n'aurais pas fait mieux. Tu as mon approbation la plus complète. Et par celle-ci, toute la confiance de la Très Sainte Inquisition. Je ne doute pas un seul instant que tu sauras en faire un exemple.
Je m'inclinais respectueusement, posant genoux à terre.
— Merci beaucoup, Commandus Magnus.
— Inutile de me remercier. Tout le travail vient de toi.
Je me redressais. Il poursuivit.
— Maintenant que nous avons abordé un sujet aussi trivial que mon accord pour la formation d'un tel élément, passons à la raison qui m'a fait demander ta présence.
Il claqua des doigts. La lumière descendit en intensité, et un holo glissa du sol pour se révéler, et distiller ses projections aux courbes épurées.
— Je crains que cette fois-ci, nous n'ayons à ferrer un très gros gibier.

— Il y a plusieurs semaines, alors que l'expédition sur Alioth était rentrée depuis quelques jours, nous avons commencé à recevoir diverses informations en provenance de plusieurs indicateurs. Je dois bien avouer ici que nous avons pu douter de leur fiabilité pendant un certain temps, tant ce que nous avions pu récolter nous a paru insensé.
— Quel genre d’informations, Commandus Magnus ?
— Te souviens-tu de Nielsen, Gregor ?
Je hochai la tête. Impossible de l'oublier. Ce traître avait fini décapité de ma propre main, et nous n'avions pu récupérer avant son destin mortel qu'une poignée de souvenirs indéchiffrables. Seule la preuve d'une action organisée contre la Confédération en était ressortie, avec beaucoup de travail et l'aide précieuse de Cyrill .
— Il se trouve que Nielsen n'avait pas un gros réseau. Endormi, qui plus est. À côté de ce que nous avons trouvé au début de l'été, il ne représente qu'un amuse-bouche à peine goûteux.
Je n'aimais pas la comparaison, pas plus que son ton.
— Une énorme traîtrise se prépare, Gregor. Le genre d'actes qui pourrait bien mener à sa perte la Confédération.
Je pâlis.
— Si nous n'avions pas eu accès à quelques fuites, je suis intimement persuadé que Civimundi serait devenu un tas de ruines fumantes en quelques minutes.
— Le complot a été déjoué, Commandus Magnus ?
— Pas encore. Il nous faudra envisager un mode opératoire d'envergure. Fort, discipliné, impitoyable. Il s'agit de frapper un grand coup pour détruire toute idée d'actions futures.
— Mais qui oserait ? Et pourquoi ? Tenta Flinn.
Je le réprimai d'un regard dur. Il baissa les yeux.
— Très bonne question, apprenti. Il ne s'agit ni plus ni moins que d'une partie des armées stationnées en Extrême-Orient sibérien. Et tout simplement parce que le Dieu-Machine, ou du moins son principal vecteur, l'intelligence artificielle Diogène, y a été détruit.
— Détruit ? Le Dieu-Machine a localement été…
— Rassure-toi, Flinn. Il ne s'agit pas de détruire quelque chose d'aussi vaste et d'aussi puissant que le Dieu-Machine. Simplement un de ses interprètes cybernétiques.
— Et comment allons-nous agir concrètement, Commandus Magnus ? Repris-je.
— Il faudra comprendre ce qu'il s'est passé. Comment Diogène a pu être neutralisé dans cette partie du monde, sur ces hommes. Agir vite, avant qu'ils ne se coordonnent vraiment pour lancer quelque chose d'assez gros pour nous menacer. Et rétablir l'ordre. Une mission de routine pour notre duo de choc, ironisa le Commandus Magnus.
— Vous comptez nous y envoyer ? Maintenant ?
— Deux jours de préparation. Une équipe décisionnelle réduite, pour plus d'efficacité. Je veux que tu en sois, Gregor, et ce n'est pas une option. Avec Socrate en tête, j'ai bien conscience que nous jouons une partie très risquée, mais c'est un atout qu'on ne peut décemment pas ignorer.
— On vous a parlé de… ça, Commandus Magnus ?
— Le commandant Uzul m'en a informé dès que vous l'avez tenu au courant de ce « rêve » étrange. Nous avions conscience qu'un tel événement devrait se produire.
— Vous n'avez pas peur qu'il dise vrai ?
— Qu'il n'ait pas peur non plus de ma réaction. C'est très prétentieux de sous-estimer son adversaire.
Sa démarche téméraire m'étonna. D'habituel plus discret et plus regardant sur la forme, j'apercevais en lui cette étincelle guerrière, presque chevaleresque, un pied de nez au danger qui semblait beaucoup l'amuser.
— Je n'aurais pas l'occasion de vous revoir d'ici là. En attendant, messieurs…
Chacun de nous le salua. Avec l’arrière-goût d'un adieu, je le regardai une dernière fois me sourire et me saluer. Je quittais rapidement ses appartements, trop conscient des risques futurs.

Cette fois, le soleil était tout à fait levé. L'horizon empourpré bataillait entre de gros nuages gris, cotonneux, et l'éclat flamboyant de l'aurore. Brouillard accroché en fines gouttes qui venaient perler contre la platitude des vitres, se répandant en rigoles poétiques. Subtile rafale qui éparpillait quelques feuilles mortes dans les cours désertes de la Palais.
J'avais oublié quelque chose. Je marchais lentement, toujours accompagné de Cyrill et de Flinn, et je n'arrivais pas à déterminer ce qui me travaillait autant. De la culpabilité ? Inutile et prétentieux de ma part, le Commandus Magnus savait tout. Quant au Très Saint Magister, il aurait été suicidaire de tenter une attaque contre lui. Une unité d'élite, présente mais discrète, tenait les lieux sous bonne garde. Impossible de pervertir des hommes qui avaient sciemment choisi de donner leur vie pour leur maître.
J'arrivai auprès d'un bassin rempli d'une eau aussi rouge que du sang, dégringolant du plafond en une cascade bruyante, large d'une vingtaine de mètres, haute de cinq. Le flot malsain me donna la nausée. Je n'avais jamais été gêné par sa présence jusqu'alors. Je n'y avais même jamais pensé alors que j'avais traversé cette pièce des centaines de fois.
— Gregor ? s'inquiéta Cyrill .
Je ne pouvais plus avancer.
— Gregor ? répéta-t-il ?
Je devais faire demi-tour. En urgence.
— Cyrill , reste ici avec Flinn.
— Mais…
— Reste ici, coupai-je brutalement. J'ai un mauvais pressentiment.
Je ne pus me contenter de marcher. Hors des protocoles de courtoisie et de respect qui inondaient ce lieu comme le ressac de la marée, je piquai des deux. Mes pieds martelaient avec un bruit d'enfer le carrelage en albâtre, et je me ruai avec toute la puissance de mon corps artificiel pouvait me donner. Le parcours n'excéda pas plus de cinq cents mètres, ponctués de virages et d'angles droits que je négociais sans m'en rendre vraiment compte. L'unité informatique qui avait remplacé mon cervelet coordonnait mes actions avec trop de rapidité pour que je puisse y réfléchir. Et à cet instant, m'émerveiller devant la complexité de celui-ci était la dernière de mes priorités. État d'urgence sur tous mes sens, l'espace d'un instant, la peur reprit le contrôle de mon esprit. Je ne pouvais pas ignorer les risques de la situation. J'avais trop conscience de l'équilibre fragile qui séparait cette paix d'un chaos vertigineux, gouffre sans fond qui engloutirait tout.
J'ouvris la porte de l’antichambre à la volée. Les bons usages garderaient mémoire de mes actes, et je préférais être puni pour un petit abus à la politesse davantage qu'à ce que je craignais. Mes pas bruissaient sur le tapis de soie, je glissai presque. Seconde série de portes. Même comportement.
La violence de la scène m'ébranla. Le plateau rutilant du bureau fracassé gisait près d'une fenêtre, tandis que des documents voletaient encore tranquillement dans la chaleur montante. Le projecteur, qui diffusait encore ses images quelques minutes avant, agonisait au sol. Les fauteuils et les chaises s'étaient vus éventrés, répandus comme de vulgaires déchets.
Le Commandus Magnus était à genoux. Un sabre identique au mien barrait son sternum, ressortant avec une aura malsaine dans son dos. Le crépitement du flux de plasma contre l'acier agressait mes oreilles comme la pire oraison funèbre. La main qui tenait l'arme ne tremblait pas. Le regard de son porteur empestait la jouissance du coupable. Un sourire sadique crevait son visage, ode à la haine. Même l'implant visuel qu'il portait semblait refléter cet état d'esprit.
Le sabre claqua une seconde fois, contre une jambe. Keller hurla de fureur. Son agresseur se retourna vivement vers moi. Je dégainai, sans chercher à comprendre ce qu'il se passait. La lueur de ma propre épée éclaira d'un éclat doré le visage du coupable, tandis que je lui sautai littéralement dessus. Il esquiva, mais je sentais sa gêne. Son corps organique ne pourrait pas rivaliser avec ma force, mon endurance. Son jeu de jambes limité offrait des possibilités évidentes. Je tranchai. Un pied se détacha, et puis ce fut le tour de sa main, meurtrière. L'insolence de son sourire continuait à me narguer.
— C'est trop tard, Gregor. Je t'avais prévenu, siffla-t-il.
Le peu de cheveux couvrant encore mon crâne se hérissa. C'était bien le corps de ce serviteur asservi que j'avais croisé peu de temps avant. Mais sans l'ombre d'un doute, c'était aussi la voix de Socrate qui brûlait sa langue.
J'abattis la lame avec l'énergie du désespoir. Son tronc fendu en deux s'engorgea de sang, et s'écroula lourdement. Je rengainai, me précipitai vers mon mentor allongé, déjà trop faible pour parler distinctement. J'examinai le trou qui le traversait de part en part, ne pouvant pas croire à cette vision de cauchemar. Des étincelles s'échappaient par intermittence, un liquide clair suppurait d'un câble, et une odeur de caoutchouc brûlé m'agressait les narines.
— Gregor, éructa-t-il d'un ton rauque.
Je pris sa tête dans mes bras, tentai de le redresser. Il grimaça. La lueur de son générateur plasma devint tremblotante. Ma gorge se serra.
— Je suis là, maître, parvins-je à articuler.
— Connecte-moi à toi.
Je ne cherchai pas d'autres explications, et j’obéis. Avec facilité, je découvris sa nuque, et j'y branchai une des trodes surgies de ma pince. J'y engouffrais toute mon attention, tendu vers le lien crée, et j'espérais encore ne pas être venu trop tard.


La nuit chassa le jour naissant. Une nuit grise, sans lune, que les éclairs déchiraient sans pluie ni nuages. Une ville comme Civimundi, différente cependant. Plus vieille, plus calme. Elle avait dû être Paris, longtemps avant. Mais la foudre frappait violemment, les bâtiments se fendaient en grandes lézardes, bruissaient des murmures de l'agonie. Les pierres et les murs chutaient lourdement. Et au milieu de ce chaos, le Commandus Magnus, impuissant mais encore debout, se jeta dans mes bras.
— Promets-moi que tu les extermineras jusqu'au dernier.
Il m'avait agrippé avec une énergie que je ne lui connaissais pas. Son image semblait devenir instable, son corps lui-même se dédoublait.
— Vous avez ma parole, Commandus Magnus.
Il sourit, m'étreint avec force. Mais sa voix n'était déjà plus qu'un murmure.
— Je ne suis certainement pas ton père, mais j'ai été fier de t'avoir comme fils, Gregor. Veille sur le Très Saint Magister.
Une larme coula de mon œil.
— Je remplirai ma mission.
— Je veillerais sur toi et sur vous tous, conclut-il.
— Commandus Magnus…
J'explosai en sanglot. Les ténèbres se déchirèrent. Loin, très loin dans l'espace digital, le globe orangé bourdonna. La plus belle mélodie, la plus terrible aussi, me mit à genoux. Je lâchai le Commandus Magnus, qui continuait de me fixer. Nos mains restèrent en contact de longues secondes, mais je sentais qu'il partait. Un vent violent l'arracha du sol, le précipitant vers l'impalpable être qui rugissait dans le ciel. Une explosion de couleurs brûla mes yeux, le sol s'effondra, la terre elle-même sembla se liquéfier. Je perdis pied, je tombais trop vite, trop loin.

Mon retour fut une douleur insupportable. Le Commandus Magnus semblait apaisé, son œil organique fermé et son visage couvert par la tiédeur d'un sourire calme, simple. Mais l'éclat de son implant n'était plus qu'un souvenir. Pas un élément de son corps ne bruissait. Son réacteur s'était éteint tranquillement pendant notre dernière rencontre.
Je débranchais les trodes, mutique, figé. Je contemplais la scène avec l'incrédulité et la sidération d'un homme. Pas la noblesse d'un cyborg. Je versais des larmes de tristesse, et mes centres cybernétiques luttaient contre la violence du choc. Je ne pouvais pas le croire. Je ne voulais pas le croire. Mais devant moi s’étalait la dépouille sans vie de mon mentor. Le Commandus Magnus Keller avait été tué. Il s'était figé dans l’éternité des morts.
La porte de l'antichambre s'ouvrit à la volée. Une dizaine de cyborgs, tous des soldats d'élite, m'entourèrent, leurs armes au clair. L'un d'eux s'avança avec douceur vers moi.
— Mon capitaine ? Osa-t-il.
— C'est… je…
Les mots refusèrent de sortir. Une vague de tristesse faucha mes épaules, et je m'effondrais, hurlant comme un animal blessé.


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