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Comme des frères


Par : BaliBalo
Genre : Sentimental
Statut : Terminée



Chapitre 1


Publié le 19/09/2012 à 23:07:14 par BaliBalo

Cela faisait près de douze ans qu’ils se connaissaient. Douze ans qu’ils vivaient ensembles, comme des frères. Leur rencontre avait été de celles que l’ont fait des dizaines de fois en une vie. L’autre n’existe pas et soudain il se révèle, devenant indispensable. A l’époque, ils n’étaient que des camarades de jeu insouciant dans une cours d’école. Leur quatre ans d’écart avait rendu les choses bien difficiles : il était rentré au collège alors qu’elle restait au primaire. Elle aurait voulu grandir plus vite… ou sauter trois classes pour se retrouver avec lui. Cette ambition s’était effacée au fur et à mesure : impossible de courir après le temps. Malgré tout, ils restaient une paire indestructible. Non, rien n’aurait pu détruire cette fraternité. Elle le considérait comme un frère, un mentor, un modèle. Pour lui, elle était sa petite sœur qu’il se devait de protéger. Il était froid, distant, énigmatique et incompréhensible parfois. Oui, il aimait se complaire dans son propre mystère. Elle, elle avait renoncé à le comprendre, jugeant qu’il valait mieux ne pas aller au bout de son univers à lui. Les énigmes qu’il s’inventait, elle les détruisait d’un simple « Je ne comprends pas. » et passait à autre chose. Il en était agacé parfois, mais c’était ce côté enjoué, parfois trop empressé de sa petite sœur qui lui plaisait. Alors il se taisait, observant sa cadette faire de grands gestes désordonnés à mesure qu’elle parlait. Il souriait, amusé, elle se vexait faussement. Elle finissait toujours par faire une connerie. Elle avait cassé le lavabo des toilettes publiques une fois, juste en s’asseyant dessus. Il était vieux ce lavabo, et mal fixé : il avait dit ça au gardien. C’était comme ça : elle menait, il suivait et quand elle tombait, il ramassait les pots cassés.

Passée l’enfance et les quatre-cent coups, vinrent les premières peines. Les chagrins d’amour, l’adolescence… Elle n’avait que des peines de cœur à lui raconter tandis qu’il subissait une lente agonie, voyant son père s’éteindre peu à peu. A cette période, elle l’assommait de ses histoires d’amour avortées tandis qu’il souffrait en silence. Il pensait qu’elle voulait lui changer les idées. En vérité, elle ne faisait que se comporter en égoïste sans daigner comprendre la tristesse qui alourdissait les yeux de son frère. Chaque jour un peu plus de valises sous les yeux, chaque jour un peu moins d’espoir pour son père. Finalement, la maladie l’emporta. Cela marqua la fin. Il adorait son père, il l’avait toujours placé sur un piédestal depuis sa plus tendre enfance. Aussi le perdre imprima une blessure si profonde que jamais elle ne cicatrisa. Elle fit bien quelques efforts pour le comprendre, pour le consoler… Mais du haut de ses premières chaussures à talons, elle préférait aguicher les garçons plutôt que les consoler. Elle avait essayé de le charmer quelques fois, mais il était imperméable. Et puis sa mère à lui se remaria, remplaçant son père. Cela constituait l’ultime affront à l’âme défunte de son géniteur et, alors qu’il entrait dans l’âge adulte, il quitta la maison. Il ne prévint personne. Pas même elle. Et lorsqu’elle voulut le retrouver, comme d’habitude, au terrain de basket, il n’était pas là. Chez lui, il n’y avait que sa mère qui ne savait rien. Sur le coup, elle ne s’inquiéta pas. Elle retourna au terrain de basket le lendemain, persuadée de le retrouver là, comme si de rien n’était. Mais il n’était pas là aujourd’hui. Les jours suivants non plus. Alors, dans sa tête encore jeune, elle se vexa une fois de plus et décida de l’oublier. S’il était parti sans lui dire c’était qu’il ne voulait plus la voir.

Longtemps, elle voulut le remplacer, trouver quelqu’un comme lui. Mais il était unique. Il n’y avait que lui pour supporter ses manières agressives, ses grands gestes brusques ou sa façon de rire trop bruyante. Elle avait renoncé. Cependant il ne la quitta jamais vraiment : il avait toujours été là, comme une partie intégrante d’elle-même. Et elle l’avait perdu. Elle se sentait seule terriblement seule malgré tous ceux qui l’entouraient. A mesure qu’elle grandissait, elle réalisait son erreur. Ses fautes s’étalaient sur une liste infinie : elle avait terriblement abusé de la gentillesse de son frère. Elle le savait dans une situation difficile et elle était passée outre, préférant s’occuper de sa petite personne plutôt que de consoler celui qui l’avait toujours réconfortée dans les pires instants. Et quels instants ! La faible douleur qu’elle avait pu éventuellement ressentir lorsqu’elle avait le cœur soit disant brisé, ne pouvait pas soutenir la comparaison avec celle qui avait traversé et poursuivi son frère à la perte de son géniteur. Oui, elle culpabilisait. Alors, elle décida de le chercher vraiment, de retrouver ce petit cœur en miette et de le recoller, morceau par morceau. Il avait visiblement coupé tout lien avec sa famille, sa mère ne put la renseigner. Elle s’inquiéta encore, demanda l’aide de la police, sachant pertinemment que sa mère à lui avait déjà essayé, sans succès. On la refoula poliment, lui expliquant que le jeune homme était majeur et qu’il faisait ce qu’il voulait. Elle vociféra un temps, mais on la reconduisit courtoisement dehors avant de lui fermer la porte au nez. Alors, elle retourna au terrain de basket, s’assit là où elle avait l’habitude de le faire lorsqu’elle discutait avec lui. Près de neuf mois déjà qu’il était parti et maintenant qu’elle s’était mise à le chercher, il lui manquait encore plus. Alors, en désespoir de cause, elle tenta de l’appeler. Comme ça, juste en appuyant sur une touche. Et comme c’était elle, il répondit.

Lorsqu’elle entendit sa voix, si accessible, toute proche dans le creux de son oreille et pourtant si lointaine, elle ne put admettre qu’elle était vraiment au téléphone avec lui. Une goutte salée perla au coin de son œil gauche, glissa et se pendit à ses lèvres, alors qu’elle lui répondait. D’abord elle cria, elle explosa de toute cette colère tendre qui l’animait, telle une mère grondant son fils qu’elle croyait perdu à tout jamais. De tout son soûl, elle cracha ce qu’elle avait de coincé dans le cœur : l’inquiétude, le manque, la mélancolie… se mêlaient à sa fureur. Comme à son habitude, il ne répondit pas, il attendait qu’elle finisse, qu’elle se calme. Dès qu’elle se tut, il s’excusa, comme l’enfant qui se repenti face à sa mère. Il lui dit qu’il n’était pas loin, plus proche du centre-ville, voilà tout. Il lui dit qu’elle pouvait venir le voir, qu’elle aurait toujours pu si elle avait appelé plus tôt. Elle eut honte.

A peine une heure plus tard, il débarqua au terrain de basket. Elle l’attendait. Sans prévenir, elle se jeta dans ses bras. Il eut encore un de ses sourires énigmatiques et lointains. Il ne voulait pas rester ici, il ne voulait pas croiser sa mère. Elle ne comprenait pas pourquoi il évitait sa mère. Il l’emmena au centre-ville, dans un café. Cette fois-ci, il lui raconta pourquoi il s’était enfuit, comment il avait vécu, ce qu’il vivait encore… Elle l’écoutait mais elle avait surpris une étincelle dans son regard, elle apparaissait quand il se taisait, une lueur triste, vitreuse et profondément sombre. Oui, il avait les yeux dans le vague. Des yeux tristes et dans le vague. Quand il ne parlait pas, il semblait penser à autre chose. La blessure était profonde, trop profonde pour qu’elle puisse la comprendre. Alors elle se contenta d’observer et d’écouter.

Leur relation repris son cours. Mais il allait mal. Très mal. Il ne cessait de le répéter sans vraiment dire pourquoi. Sans doute ne le savait-il pas lui-même. Il travaillait comme technicien dans une usine de mobilier en bois et ne gagnait pas suffisamment pour vivre. Pourtant il s’obstinait à payer la note quand il allait au café avec elle. Elle connaissait ces difficultés alors, quand il avait le dos tourné, elle glissait un peu d’argent dans le sac de son frère. Mais rien à faire, la lueur morbide qui allumait son œil ne disparaissait pas. Elle semblait même s’étendre, devenant l’œil entier. Elle ne comprenait pas. Ça allait bientôt faire un an pour lui, un an que son père était décédé. Un an que la blessure dans son cœur suintait. Il savait. Il savait qu’elle allait s’ouvrir, béante, à cette date maudite. Plus le jour approchait, plus la blessure enflait, prête à exploser. La douleur devenait un peu plus lancinante chaque jour. Il luttait pour ne pas s’écrouler, s’effondrer et se laisser aller. Il devait survivre. Mais tout ça elle ne le savait pas, il le gardait enfoui en lui. Il ne voulait ni l’inquiéter, ni qu’elle le console. Il était assez grand pour gérer ses problèmes seul.

Mais ni l’un, ni l’autre ne pouvait arrêter le temps. Si bien que la date fatidique se déclara. Ce jour-là, il avait refusé de la voir et de boire leur pot rituel. Elle avait été étonnée mais n’avait pas protesté. Elle connaissait la date et son importance. Seulement, elle avait pensé qu’il ne voudrait pas être livré à lui-même un jour pareil. Sans doute préférait-il être seul pour honorer la mémoire de son père. Cependant un sombre pressentiment la gagnait au fil de la journée. Ses yeux tristes. Oui, il était triste. Il avait besoin d’elle. Telle une mère qui ressent la douleur de son enfant, elle sentait sa douleur à lui. Cette douleur, elle allait la prendre. Et pour une fois, ce ne serait pas lui le gentil. Elle voulait être gentille aussi, pour lui.

Elle le découvrit en bas de chez lui, accroupit sur le bord du trottoir. Dans cette position, il avait l’air d’un enfant qu’on aurait grondé. Un enfant roulé en boule dans un coin de sa chambre. Elle s’approcha. Il pleurait. Un sanglot silencieux, qui lui secouait parfois les épaules. Elle s’accroupit à son côté, sans bruit. Elle ne disait rien parce qu’elle ne savait pas quoi dire pour prendre sa douleur. Elle aurait voulu jeter au loin cette peine, le protéger, qu’il ne pleure plus jamais. Mais personne ne peut faire ça, même pas elle. Il se redressa finalement et se rendit compte de la présence à côté de lui. Il la suivit de ses yeux humides alors qu’elle se relevait. Elle fit un pas, un seul, et l’entoura de ses bras comme une mère pour bercer son enfant. Il s’effondra sur son épaule. C’était la première fois qu’elle le voyait pleurer. Ses yeux semblaient se vider de leur tristesse, du reflet de désespoir qui brouillait sa vue. Elle lutta pour retenir ses larmes à elle devant ce petit être accablé par la douleur. Elle devait être forte pour le soutenir. Elle voulait rattraper ses erreurs, les effacer. Elle était là pour lui cette fois.

Ce qu’il se passa ensuite, aucun d’entre eux ne l’aurait imaginé. Alors qu’il relevait la tête, les yeux taris, leurs visages se firent face. Cela ne dura qu’un instant. Un instant et leurs lèvres se joignirent. L’espace d’une seconde. Une seconde et tout était détruit.

« Je ne voyais pas ça comme ça, murmura-t-elle, mais soit. »

Ils resserrèrent leur étreinte et s’abandonnèrent. Elle pensait qu’il le voulait, elle se laissait faire, cherchant avant tout à le consoler. S’il n’allait pas mieux avec ça, qu’allait-elle bien pouvoir faire pour lui ? Il ne savait pas ce qu’il faisait, une pulsion sans doute, le besoin de réconfort. Il avait honte. Elle n’avait rien demandé, elle n’avait pas à se laisser aller. Elle n’aurait pas dû, elle aurait pu le repousser et refuser. Mais elle n’en n’avait rien fait. Lui pouvait peut-être s’arrêter, briser ce lien physique épouvantable. Il n’y parvenait pas, parce qu’elle y mettait du cœur. Pour lui, pour ses yeux, pour sa tristesse. Mais bien vite ce ne fut plus que le désir qui les anima. Ils se connaissaient par cœur, à un point tel qu’il ne restait plus que le corps de l’autre à explorer. C’était d’une curiosité malsaine. Oui, malsaine parce que dans leur cœur et leur âme ils restaient frère et sœur et ce terrible désir incestueux marqua la fin de tout. En effet, rongés par la honte et le remord, ils ne purent jamais se revoir. Or ils avaient besoin l’un de l’autre pour survivre. Ils ne purent jamais trouver le repos de l’esprit, taraudés par ce qu’ils avaient accompli et détruit. Plus jamais des frères. Plus jamais des amis. Plus de douces confidences, de retrouvailles au café ni de papotages au terrain de basket. Ils étaient seuls. Perdus dans le souvenir de la voix et du corps de l’autre. Voilà comment ils pensaient chacun de leur côté. A cet instant précis de leur réflexion, où les souvenirs remontaient, ils revoyaient leur terrible faute. Puis ils reprenaient le raisonnement du début. Chacun de leur côté, ils tombaient dans le cercle vicieux de la dépression. Si bien que, malgré leurs efforts pour oublier et changer de vie, ils mirent tous deux fin à leurs jours avant même d’atteindre la trentaine, persuadés d’avoir tout perdu, tout gâché.


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