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Quand Viendra l'An Mille après l'An Mille (Vae Victis)


Par : Conan
Genre : Action, Réaliste
Statut : C'est compliqué



Chapitre 13


Publié le 10/01/2014 à 00:44:23 par Conan

Paul regarde ses mains. Ses mains pleines de sang et de pus. Les blessures dont saignent ses paumes et les entailles qui meurtrissent ses doigts noircis par le froid et la nécrose pourrissent depuis deux semaines. Deux semaines qu'il est là, dans l'enfer des tranchées Alsaciennes, en plein mois de décembre. Demain, c'est noël. Pour fêter ça, les Russes leur ont envoyé de beaux feux-d'artifices. Des feux d'artifice magiques qui ont fait disparaître tous ceux de son unité sous une coulée de feu, de boue et de glace. Le voilà à genoux, enlisé jusqu'aux cuisses dans ce qui fut sa tranchée. Il s'arrête dans la contemplation malsaine de ses blessures pour se remettre à creuser la glaise avec ses mains, tel un rat qui cherche un abri, poussant des petits couinements de désespoir et de peur, et des cris étouffés lorsqu'un ongle saute. Il est effrayé. Effrayé comme peut l'être un gosse de dix-huit ans pris dans cette tourmente et ce désespoir. Des larmes perlent au bout de son nez. Il doit continuer, ne pas s'écouter, ne pas écouter sa douleur ou sa peur, il doit les retrouver. Jean-jean, Marco, Pivoli, Tolite, le lieutenant Bouvier. Ils ont tous disparu dans un immense fracas, sans même crier, se contentant gentiment d'être recouverts de la vague de boue qui a englouti leur cagna, et la tranchée tout entière. Puis il sent enfin quelque chose, sans arriver à distinguer l'objet. Il y a une sorte de crin autours. C'est peut-être la veste de Gilou, celle dont il vantait tant les vertus à garder la chaleur. Ivre de l'espoir de trouver un vivant, il continue de creuser autours, puis, lorsqu'assez de place est dégagée, il tire encore sur le crin, dont quelques brindilles s'arrachent de leur support et restent entre ses doigts. Il doit continuer à creuser, en sauver un. Au moins un. Dieu ne l'aurait pas gardé vivant si ce n'est pour en aider une poignée d'autre à survivre. Pourquoi serait-il à la tête d'une armée de morts ? Cela n'a aucun sens. C'est sa mission, son Graal.
Il peut maintenant contempler l'objet du bout des doigts, avec le peu d'autre sensation qu'il lui reste hormis la douleur. Il ne voit pas grand chose, la nuit est sombre, la lune est cachée par la fumée, mais quelques étoiles brillent tout de même là-haut, l'aidant à discerner la relique qu'il tient religieusement entre ses mains blessées. Un relique ovale, ondulée, boursouflée même. Des routes sinueuses et des chemins escarpés courent dessus. Il continue d'y faire glisser ses phalanges, lentement, voulant dévoiler tous les secrets que le mystérieux objet veut lui masquer. Puis, la lune réparait, soudainement, comme pour le prendre par la main et l'assister dans sa Croisade et, tandis qu'il contemple l'objet en le caressant, son sang ne fait qu'un tour. Ses yeux s'ouvrent en grand, il est pris d'une convulsion, d'un cri de répulsion, et s'éjecte en arrière, pris d'une indescriptible horreur et d'un dégoût absolu. Là, elle trône, au milieu de ce monticule de terre et de sang, les cheveux hérissés, une touffe manquante, les yeux vitreux et dégoulinants hors des orbites, le nez arraché par l'explosion. La grosse tête grise et gelée du cadavre de Pivoli fixe un Paul roulé en boule, vomissant et implorant son aide à un Dieu qui a cessé de croire en lui.


Paul se réveille en sursaut. Mastiquant pour rendre sa bouche moins pâteuse, il regarde autours de lui, encore choqué par son cauchemar. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas revu le visage de Pivoli entre ses mains, et le souvenir désagréable de cette époque lui revient une nouvelle fois en pleine gueule. Il se rend alors compte qu'il grelotte de froid, et que ses vêtements sont tout aussi trempés que l'intérieur du camion dans lequel il est assis. La nuit est tombée. Et avec elle, la pluie. La cinglante, la bruyante, celle qui traverse les vêtements et les chairs pour venir glacer les os, raidir les corps, vieillir l'âme. Les hommes en fond de caisse dorment paisiblement. L'humidité sur leurs visages de les gène nullement, pas plus que l'engourdissement de leurs membres, car ce soir, l'espace de quelques heures seulement, ils sont en paix.

Ce n'est pas la même affaire pour Paul. Assis au bout du banc métallique, il tente de se protéger tant bien que mal de l'eau qui le fouette au visage. Il sort de son sac une vieille bâche imperméable verte qu'il glisse sur lui en guise de couverture. A coté de lui, Nolet grommelle dans son sommeil. Bernac le protège de l'eau qui ruisselle sur son épaule et étendant sa bâche jusqu'à lui.
Protégé aussi bien qu'on peut l'être dans un camion militaire percé et fonçant sous le Déluge au beau milieu des ténèbres, Paul extirpe son bras de la couverture dérisoire pour regarder sa montre. Les aiguilles affichent trois heures du matin. Combien de temps reste-t-il encore ? Se demande-t-il en levant la tête vers l'obscurité la plus totale.

Louis Berger regarde minutieusement la carte, aidé de la petite loupiote jaune fixée au dessus du pare-brises, tout en se demandant si les hommes arrivent à dormir avec ce bruit assourdissant et les ballottements du camion dont on penserait qu'il est sur le point de se renverser tant il peut tanguer à droite et à gauche.
-Vous avez fini avec vot'carte mon capitaine ? Demande l'adjudant Bougnac en grimaçant. Avec votre lumière j'y vois rien, et j'risque bien de m'planter avec c'te route à la con et cette putain de pluie de merde ! Continue-t-il, voyant que Berger a ignoré sa question.
Louis éteint la lampe et replie sa carte pour la ranger dans sa musette.
-Dites, vous êtes sûr de votre chemin ?
-Ah ça ! Aussi sûr qu'on peut l'être par un temps pareil et à cette heure-ci ! Mais vous en faites pas, la route pour Orléans, on peut pas la manquer, pis c'est pas comme si j'avais pas l'habitude, hein !
-Je vous fait confiance alors !
-Ben ouais, vous tracassez pas, piquez un petit roupillon, ça fait depuis qu'on est parti que vous avez les yeux grands ouverts !
-J'arriverai jamais à dormir avec ce moteur à la con.
-Ah ben ça, va falloir vous y habituer, dans les tranchées ça s'ra aut'chose.

Louis croise les bras, rentre la tête dans ses épaules, et tente de trouver une position confortable, si tant est que cela soit possible vu son siège.
-Ça, j'en fais mon affaire. Murmure-t-il avant de rentrer le nez dans le col de son manteau.


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